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Lundi 7 juillet 1851.

JASMIN.

(3e volume de ses Poésies.)

(1851.)

Il y a toute une moitié de la France qui rirait si nous avions la prétention de lui apprendre ce que c'est que Jasmin, et qui nous répondrait en nous récitant de ses vers, et en nous racontant mille traits de sa vie poétique; mais il y a une autre moitié de la France, celle du Nord, qui a besoin, de temps en temps, qu'on lui rappelle.ce qui n'est pas sorti de son sein, ce qui n'est pas habituellement sous ses yeux et ce qui n'arrive pas directement à ses oreilles. C'est pour cette classe nombreuse de lecteurs que je voudrais aujourd'hui expliquer, avec plus d'ensemble que je ne l'ai pu faire autrefois, ce qu'est véritablement Jasmin, le célèbre poëte d'Agen, le poëte de ce temps-ci qui a le mieux tenu toutes ses promesses.

Jasmin, né à Agen vers la fin du dernier siècle, est un homme qui doit avoir environ cinquante et un ans, mais plein de feu, de séve et de jeunesse ; à l'œil noir, aux cheveux qui, il y a peu de temps, l'étaient encore, au teint bruni, à la lèvre ardente, à la physionomie franche, ouverte, expressive. Né pauvre, de la plus honnête mais de la plus entière pauvreté, d'une famille où l'on mourait de père en fils à l'hôpital, il a raconté lui-même les impressions de son enfance dans ses Souvenirs, un petit poëme plein d'esprit, de finesse, d'allégresse et de sensibilité. Jasmin y laisse voir un des principaux traits de son talent : il a la gaieté sensible, et, même quand il pleure,

on voit rire toujours dans ses larmes un rayon de soleil. Cependant Jasmin, arrivé à l'âge de gagner sa vie, s'était fait coiffeur ou barbier, et dans sa boutique proprette, dans son petit salon de la promenade du Gravier, il chantait selon l'instinct de sa nature, en usant de cette facilité d'harmonie et de couleur qu'offre à ses enfants l'heureux patois du Midi. Il rasait bien, il chantait mieux, et peu à peu chalands et curieux de venir, si bien qu'un peu d'aisance, un petit ruisselet argentin, comme il dit, le visita, lui le premier de sa race, et qu'il devint même propriétaire de sa modeste maison. Sous cette première forme, Jasmin, auteur de jolies romances, de poëmes burlesques ou même d'odes assez élevées, de ces pièces diverses recueillies et publiées en 1835 à Agen, sous le titre : Les Papillotes, Jasmin n'était encore qu'un aimable, gracieux et spirituel poëte, fait pour honorer sa ville natale, mais il n'avait pas conquis le Midi. C'est à partir de 1836 que son talent montra qu'il était capable de s'élever à des compositions pures, naturelles, touchantes, désintéressées : il publia le joli poëme intitulé: L'Aveugle de Castel-Cuillé, dans lequel il nous fait assister aux fêtes, aux joies du village, et à la douleur d'une jeune fille, d'une fiancée que la petite-vérole vient de rendre aveugle et que son amoureux délaisse pour en épouser une autre. La douleur de la pauvre abandonnée, son changement de couleur, son attitude, ses discours, ses projets, le tout encadré dans la fraîcheur du printemps et dans l'allégrese riante d'alentour, porte un caractère de nature et de vérité auquel les maîtres seuls savent atteindre. On est tout surpris, en voyant ce simple tableau, d'être involontairement reporté en souvenir à d'autres tableaux bien expressifs des anciens, et de Théocrite par exemple. C'est que la vraie poésie, en puisant aux mêmes sources, se rencontre et se réfléchit par les mêmes images.

Jasmin, en s'élevant à ce genre de compositions nouvelles, suivait encore son naturel sans doute, mais il s'était mis à le diriger, à le perfectionner; cet homme, qui avait lu peu de livres, avait médité en lisant à celui du cœur et de la nature, et il entrait dans la voie de l'art véritable où un travail secret et persévérant préside à ce qui paraîtra le plus éloquemment facile et le plus heureusement trouvé. En 1834, il avait été trèsfrappé d'un fait qu'il faut l'entendre raconter lui-même, et qui décida de sa poétique future. Un incendie éclata de nuit dans

Agen. Un jeune homme, enfant du peuple, bien doué, et d'une demi-éducation, fut témoin d'une scène déchirante, et, comme Jasmin avec quelques amis arrivait sur les lieux, l'enfant encore plein d'émotion la leur raconta :

« Je ne l'oublierai jamais, dit Jasmin, il nous fit frémir, il nous fit pleurer... C'était Corneille, c'était Talma! J'en parlai le lendemain dans quelques-unes des meilleures maisons d'Agen; on voulut voir le jeune homme, on le fit venir, on lui fit raconter le même fait; mais la fièvre de l'émotion en lui s'était éteinte, il fut phraseur, maniéré, exagéré; bref, il voulut faire et il ne fit pas. Alors je compris que, dans nos moments d'émotion et de fièvre, parlant et agissant, nous étions tous laconiques et éloquents, pleins de verve et d'action, vrais poëtes enfin lorsque nous n'y songions pas ; et je compris aussi qu'une Muse pouvait, à force de travail et de patience, en arriver à être tout cela en y songeant. »

Cette observation si fine et si juste doit servir à expliquer le procédé de Jasmin dans les divers poëmes qu'il a depuis composés: l'Aveugle (1835), puis Françounette (1840), Marthela-Folle (1844), les deux Frères Jumeaux (1845), la Semaine d'un Fils (1849). Dans toutes ces compositions, Jasmin a une idée naturelle, touchante; c'est une histoire, ou de son invention, ou empruntée à la tradition d'alentour. Avec sa facilité improvisatrice, encore aidée des ressources du patois dans lequel il écrit, Jasmin pourrait courir et compter sur les hasards d'une rencontre heureuse comme il n'en manque jamais aux gens de verve et de talent: mais non, il trace son cadre, il dessine son canevas, il met ses personnages en action, puis il cherche à retrouver toutes leurs pensées, toutes leurs paroles les plus simples, les plus vives, et à les revêtir du langage le plus naïf, le plus fidèle, le plus transparent, d'un langage vrai, éloquent et sobre, n'oubliez pas ce dernier caractère. Il n'est jamais plus heureux que lorsqu'il entend et qu'il peut emprunter d'un artisan ou d'un laboureur un de ces mots qui en valent dix. C'est ainsi que ses poëmes mûrissent pendant des années avant de se produire au grand jour, selon le précepte d'Horace que Jasmin a retrouvé à son usage, et c'est ainsi que ce poëte du peuple, écrivant dans un patois populaire et pour des solennités publiques qui rappellent celles du moyen-âge et de la Grèce, se trouve être, en définitive, plus qu'aucun de nos contemporains de l'école d'Horace que je

viens de nommer, de l'école de Théocrite, de celle de Gray et de tous ces charmants génies studieux qui visent dans chaque œuvre à la perfection.

Quand je trouve poussée à ce degré chez Jasmin cette théorie du travail, de la curiosité du style et du soin de la composition, lui qui a d'ailleurs le jet si prompt et si facile, quel retour douloureux je fais sur nos richesses poétiques si dissipées par nos grands poëtes du jour! O Jocelyn! Jocelyn! quel délicieux poëme vous auriez été, si la nature prodigue qui vous a conçu avait été capable de vous porter avec cette patience, de vous élever et de vous mener à bien avec cette sollicitude maternelle! Il est vrai qu'un poëme comme Jocelyn, exécuté et traité avec le soin que Jasmin apporte aux siens, coûterait huit ou dix années de la vie, et l'on n'aurait guère le temps de faire à travers cela une dizaine de volumes sur les Girondins ou les Jacobins, et une Révolution de Février, la chose et le livre à la fois, et toute cette série d'improvisations que nous savons et que nous oublions, ou que nous voudrions oublier.

Cette manière élevée et sobre dont Jasmin conçoit l'art du poëte, il l'a exprimée avec bien de la gentillesse et de l'esprit en une occasion singulière. Pendant une de ces tournées qu'il fait depuis déjà seize ans dans le Midi, et qui sont une suite de récitations et d'ovations continuelles, un poëte du département de l'Hérault, un poëte en patois, appelé Peyrottes, potier de son état, et qui s'est fait une certaine réputation bien après Jasmin, lui envoya, par lettre, un défi. Jasmin était alors de passage à Montpellier :

Monsieur, lui écrivait Peyrottes (24 décembre 1847), j'ose, dans ma témérité qui est bien près de la hardiesse (je ne donne pas Peyrottes comme très-fort sur les synonymes), vous proposer un défi. Seriez-vous assez bon pour l'accepter? Dans le moyen-âge, les troubadours n'auraient pas dédaigné la provocation que, dans ma hardiesse, je viens vous faire.

<< Je me rendrai à Montpellier aux jour et heure que vous voudrez. Nous nommerons quatre personnes connues en littérature pour nous donner trois sujets que nous devrons traiter en vingt-quatre heures. Nous serons enfermés tous les deux. Un factionnaire veillera à la porte. Les vivres seuls entreront.

« Enfant de l'Hérault, je tiens à l'honneur et à la gloire de mon pays! Comme, en pareille circonstance, une bonne action est de rigueur, on fera imprimer les trois sujets donnés, au profit de la Crèche de Montpellier.

« Je voudrais bien entrer en lice avec vous pour la déclamation, mais un défaut de langue très-prononcé me le défend. »

Et un Post-Scriptum de la lettre provocatrice disait :

« Je vous préviens, Monsieur, que je fais distribuer, dès à présent, copie de cette lettre à diverses personnes de Montpellier. »

Ainsi, voilà Jasmin mis en demeure d'improviser et pris par le point d'honneur. Va-t-il aller sur le terrain? Écoutons sa charmante réponse et la leçon qui s'adresse à d'autres encore qu'au poëte potier :

་་ Monsieur,

« Je n'ai reçu qu'avant-hier, veille de mon départ, votre cartel poétique; mais je dois vous dire que, l'eussé-je reçu en temps plus opportun, je n'aurais pu l'accepter.

a

Quoi! Monsieur, vous proposez à ma muse, qui aime tant le grand air et sa liberté, de s'enfermer dans une chambre close, gardée par quatre sentinelles qui ne laisseraient passer que, des vivres, el, là, de traiter trois sujets donnés en vingt-quatre heures!... Trois sujets en vingt-quatre heures! vous me faites frémir, Monsieur. Dans le péril où vous voulez mettre ma muse, je dois vous avouer, en toute humilité, qu'elle est assez naïve pour s'être éprise du faire antique au point de ne pouvoir m'accorder que deux ou trois vers par jour. Mes cinq poëmes: l'Aveugle, Mes Souvenirs, Françounette, Marthe-la-Folle, les Deux Jumeaux, m'ont coûté douze années de travail, et ils ne font pourtant en tout que deux mille quatre cents vers.

« Les chances, vous le voyez, ne seraient pas égales; à peine nos deux muses seraient-elles prisonnières, que la vôtre pourrait bien avoir terminé sa triple besogne avant que la mienne, pauvrette, eût trouvé sa première inspiration de commande.

« Je n'ose donc pas entrer en lice avec vous; le coursier qui traîne son char péniblement, mais qui arrive pourtant, ne peut lutter contre la fougueuse locomotive du chemin de fer. L'art qui produit les vers un à un ne peut entrer en concurrence avec la fabrique...

<< Done, ma muse se déclare d'avance vaincue, et je vous autorise à faire enregistrer ma déclaration.

« J'ai l'honneur, Monsieur, de vous saluer.

« JACQUES JASMIN. »

<< P. S.-Maintenant que vous connaissez la muse, en deux mots connaissez l'homme :

« J'aime la gloire, mais jamais les succès d'autrui ne sont venus troubler mon sommeil. >>

C'est ainsi que Jasmin répondait à la fois comme un enfant de la nature, et comme eût fait un élève de Théocrite et d'Horace.

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