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vie, et non-seulement sans une plainte, mais avec un sentiment d'ivresse et de délices. De ces neuf mois de Hollande, en y resongeant, il n'aurait voulu retrancher que huit jours perdus à Rotterdam loin de son amie, huit jours donnés à je ne sais quel congrès scientifique, à des savants du pays. Dans le donjon de Vincennes, il écrivait pour lui seul, dans son cahier de notes et d'extraits, divers passages de Plaute, qu'il lisait beaucoup alors, et il en faisait l'application à sa félicité perdue; tout ce joli passage du Pseudolus, par exemple, qui fait partie de la lettre d'une maîtresse à son ami : Nunc nostri amores, mores... « Voilà que nos plaisirs, nos désirs, nos entretiens, avec les ris, les jeux, la causerie, le suave baiser... tout est détruit; plus de voluptés; on nous sépare, on nous arrache l'un à l'autre, si nous ne trouvons, toi en moi, moi en toi, un appui salutaire. » Mais j'aime mieux cet autre passage, également emprunté de Plaute, où le sentiment domine: «<Lorsque j'étais en Hollande, écrit Mirabeau, je pouvais dire Sibi sua habeant regna reges, etc., » et tout ce qui suit. « Rois, gardez vos royaumes, et vous, riches, vos trésors; gardez vos honneurs, votre puissance, vos combats, vos exploits. Pourvu que vous ne me portiez pas envie, je vous abandonne sans peine tout ce que vous possédez. » Une telle manière de sentir, quand elle se prouve par des actions, est faite pour racheter bien des fautes. Autant il serait périlleux et coupable de l'aller ériger en idéal romanesque et en modèle, autant il est impossible, quand on la rencontre dans la vie, et même au milieu de tout ce qu'on déplore, de n'en pas être touché.

Du moment que Mirabeau est arrêté et enfermé dans le donjon de Vincennes, on peut le suivre jour par jour dans sa longue et rigoureuse captivité. Le Recueil de Lettres qu'il écrivit alors a paru en 1792, moins d'un an après sa mort. Manuel, procureur de la Commune, un des magistrats municipaux de Paris, précédemment administrateur à la police, y avait trouvé ces Lettres dans des cartons où les avait déposées Boucher, premier Commis du Secret. En effet, M. Le Noir, Lieutenantgénéral de Police, homme bon et humain, touché dès l'abord de la situation de Mirabeau, lui permit de correspondre avec Sophie et avec quelques autres personnes, à la condition que les lettres passeraient par les mains de M. Boucher, qui ne

transmettrait que celles qu'il jugerait convenables. Boucher, homme non moins humain et aussi discret que délicat, âme véritablement d'élite et cœur d'or enseveli dans les antres de la Police de ce temps-là, se prêta à cette correspondance avec toute l'indulgence et, on peut dire, la tendresse conciliable avec ses devoirs. Les lettres de Mirabeau allaient par ses mains à leur destination; il exigeait seulement que les originaux lui fussent rapportés. Ce sont ces originaux que Manuel, officier public, trouva dans les cartons et qu'il s'appropria sans scrupule, se vantant, pour plus d'effet, de les avoir découverts sous les débris de la Bastille, dont il était l'un des vainqueurs. Il publia le tout, pêle-mêle et en masse, avec une Préface exaltée et délirante qui fit scandale même alors, en 1792. On a un bel article d'André Chénier, inséré dans le Journal de Paris (12 février), qui venge les mœurs, la langue et le goût, également outragés dans cette ridicule et révoltante Préface de l'éditeur magistrat. On ne saurait assez déplorer cette publication de Manuel; car de cette même masse de papiers, tombant en de dignes mains, au lieu de quatre volumes compromis et souillés, on aurait pu tirer, sans infidélité et moyennant de simples suppressions, deux ou trois volumes touchants, graves, éloquents, « un ouvrage à la fois attrayant et à peu près irréprochable, plein de piquants sujets d'études psychologiques et d'exemples de style, dont aucune impureté ne souillerait la grâce, dont aucun danger ne ferait condamner l'agrément. » C'est le jugement de M. Lucas-Montigny, et, au sortir d'une lecture si pleine d'impressions contraires, dont quelques-unes sont rebutantes et pénibles, je me plais à m'appuyer de ce jugement et à le répéter.

Ce qu'il y a de moins bon dans les Lettres écrites du Donjon de Vincennes, ce sont précisément les lettres d'amour. Elles ont, pour la plupart, le faux goût, le faux ton exalté du moment, les fausses couleurs; le Marmontel et le Fragonard s'y mêlent, et, bien qu'exprimant un sentiment véritable, elles sont plus faites aujourd'hui pour exciter le sourire que l'émotion. Mais quand Mirabeau s'adresse à son père, à M. Le Noir, au ministre, ou quand il entretient Sophie de ces sujets qui sortent de l'élégie et du roucoulement, il se dégage, il grandit; l'écrivain se fait jour et se sent à l'aise; l'orateur déjà se lève à demi. C'est ce qu'il est intéressant pour nous de saisir.

Mirabeau écrivain est, en général, jugé assez sévèrement. Cet impertinent Manuel l'a loué d'avoir secoué tous les despotismes jusqu'à celui des langues. Rivarol l'a appelé un Barbare effroyable en fait de style. Gardons-nous des exagérations et de ces mots tout faits qui dispensent de l'examen. Mirabeau sortait d'une famille où l'on avait un style original, énergique, pittoresque, un style à la Saint-Simon, ou, pour nommer les choses comme elles le méritent, un style à la Mirabeau. Son père et son oncle le Bailli écrivaient sur ce pied-là. Il commença lui-même par écrire dans ce style altier et féodal une Notice sur son aïeul, qu'il rédigea du temps de sa détention au château d'If (1774). Il avait vingt-cinq ans. Mais déjà, vers ce même temps, il avait composé son Essai sur le Despotisme dans la langue plus générale du jour et avec la part voulue de déclamation et de lieux-communs qui circulaient alors.

C'est que Mirabeau ( je l'ai fait remarquer dès l'abord) n'était plus seulement par son organisation un homme de cette race féodale et haute, sauvage et peu affable, dont étaient ses aïeux, ces hommes qui se vantaient d'être tout d'une pièce et sans jointure. Son père, qui l'a si bien connu, persécuté, maudit, haï, et finalement salué et admiré, son père disait de lui : « Il est bâti d'une autre argile que moi, oiseau hagard dont le nid fut entre quatre tourelles. » Lui, nullement hagard, nullement sauvage et timide, ayant gardé de ses ancêtres le don du commandement, et y joignant ce terrible don de la familiarité, qui lui faisait manier et retourner grands et petits à sa guise, il aspirait par instinct à la vie commune et à une action populaire universelle. Cet orateur inné qui était en lui, et qui s'agita de bonne heure sous l'écrivain, sentait bien que, pour arriver à cette action vaste et souveraine, pour embrasser les masses et les foules d'un tour familier et puissant, il fallait quitter cette langue que j'appellerai patrimoniale et domestique, cette manière de s'exprimer toute particulière qui était la griffe et parfois le chiffre de sa maison; il lui fallait quitter une bonne fois le style de famille et descendre de sa montagne. Il descendit donc, et, pour arriver à la langue générale et publique, il ne craignit point de traverser la déclamation à la nage et de se plonger dans le plein courant du siècle, bien sûr qu'il était d'en ressortir à la fin non moins original et plus

grand. Quand on saisit Mirabeau dans ce développement intermédiaire, dans la plupart de ses écrits et de ses pamphlets, on le trouve inégal, inachevé, indigeste, et on en triomphe aisément. Pour être juste, n'oublions jamais le point de départ et le but le point de départ, c'est-à-dire le style abrupt, accidenté, escarpé, de ses ancêtres, d'où il lui fallait descendre à tout prix pour conquérir à lui les masses et déployer ses larges sympathies; le but, c'est-à-dire l'orateur définitif qui sortit de là et qui domina puissamment son époque dans la plus grande tourmente sociale qui fut jamais.

Mirabeau écrivain ne se rendait pas compte sans doute de toutes ces choses. Il écrivait au jour le jour, par besoin, par nécessité, s'aidant de tous les moyens à sa portée : « Il semble que ma fatale destinée soit d'être toujours obligé de tout faire en vingt-quatre heures. » Pourtant, à travers les inégalités et les obstacles, sa puissante nature intérieure suivait sa pente et poussait sa voie. Le Dieu était en lui, qui veillait, qui remettait, à son insu, l'ordre et une sorte d'harmonie supérieure, jusque dans le tumultueux désordre et le chaos orageux de l'homme.

Abordez dans cette pensée les Lettres écrites de Vincennes, et vous les apprécierez à leur vrai point de vue, au seul point de vue par lequel elles méritent l'attention de l'observateur et du sage. Laissons les folles et échevelées élégies du début; je passe, je poursuis, et je crois sentir presque à chaque page un orateur étouffé et gémissant: « O mon amie, comme ton Gabriel est dégradé ! La nature l'avait-elle donc fait pour perdre des jours inutiles dans un gouffre tel que celui-ci? Son esprit mâle et actif n'avait-il pas une autre destination? Son cœur bon et tendre ne méritait-il pas un autre sort?... On n'a point d'idée du genre de vie que l'on mène ici, d'où il ne peut sortir que des fous, si l'on y laisse longtemps les malheureux que l'on y renferme, et où l'on meurt enragé. Quels supplices pourraient être aussi cruels que ces sévérités muettes et terribles!» Enfermé entre ces murailles épaisses, il a de ces mouvements, de ces exclamations et comme de ces gestes involontaires de l'orateur. Dans une lettre à Sophie, où il lui développe les principes de la tolérance civile (car cette Correspondance n'est qu'un déversoir à toutes les pensées et à toutes les études qui l'occupent aux divers moments), il se

mettra tout à coup à s'écrier: « Voyez la Hollande, cette école et ce théâtre de tolérance! » Évidemment ce voyez ne s'adresse pas à Sophie, qu'il tutoie d'habitude: c'est l'écrivain, c'est l'orateur, et non plus l'amant, qui s'adresse ici à cet auditoire absent et idéal que son imagination ne perd jamais de vue. Même dans les choses d'amour, dans ses souvenirs élégiaques, écrivant à son amie, il la défend en idée devant ses accusateurs, et il la défend en se levant, en se tournant volontiers vers le public absent, qu'il apostrophe et qu'il invoque : « Voulez-vous, demande-t-il, qu'elle ait fait une imprudence? Elle seule l'a expiée. Personne au monde, qu'elle et son amant, n'a été puni de leur erreur, si vous appelez ainsi leur démarche. Mais comment nommerez-vous le courage avec lequel elle a soutenu le plus affreux des revers? la persévérance dans ses opinions et ses sentiments? la hauteur de ses démarches au milieu de la plus cruelle détresse? la décence de sa conduite dans des circonstances si critiques?... Si ce ne sont pas là des vertus, je ne sais ce que vous appellerez ainsi; et si vous convenez avec moi que ce sont des vertus, etc... » On voit qu'il plaide. L'orateur a beau être en cage, il se relève, il s'agite, et le cachot, tout sourd qu'il est, retentit.

Dans l'admirable Mémoire ou Lettre justificative adressée à son père, le ton est tout oratoire et atteint par moments à la haute éloquence. Après un long et habile exposé de sa conduite et des circonstances qui peuvent atténuer ses torts: << Voilà, mon père, dit-il en concluant, voilà l'ébauche de ce que je pouvais dire ce n'est pas le langage d'un courtisan, sans doute; mais vous n'avez point mis dans mes veiņes le sang d'un esclave. J'ose dire: Je suis né libre, dans des lieux où tout me crie: Non, tu ne l'es pas ! Et ce courage est digné de vous. Je vous adresse des vérités respectueuses, mais hautes et fortes, et il est digne de vous de les entendre et d'en convenir. >> Tout cela est fait pour être dit debout, le front haut, le geste animé, la physionomie parlante. Dans Mirabeau écrivain, j'aperçois à tout moment l'orateur à demi penché, en avant et au-dessus de sa phrase.

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Après avoir tâché de faire vibrer chez son père la fibre noble et fière, il arrive au pathétique, et il trouve de beaux accents. Je laisse quelques phrases communes sur son sixième lustre,

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