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jours. Les physiologistes de l'École de Lucrèce et de La Marck qui pourront et oseront lui répondre (car la querelle à mort est entre eux et lui) sont encore à naître (4).

Ses relations avec de Maistre et avec Chateaubriand achèvent de le définir un écrivain, selon moi, n'est bien défini que quand on a nommé et distingué à côté de lui et ses proches et ses contraires. A l'égard de Joseph de Maistre, Bonald, à un an près du même âge, n'est ni un disciple ni un précurseur : « Je n'ai été ni son disciple ni son maître, dit-il quelque part. Nous ne nous sommes jamais vus; mais je le regarde comme un de nos plus beaux génies, et m'honore de l'amitié qu'il m'accordait, et de la conformité de nos opinions. Il m'écrivait peu avant sa mort: Je n'ai rien pensé que vous ne l'ayez écrit; je n'ai rien écrit que vous ne l'ayez pensé. L'assertion, si flatteuse pour moi, souffre cependant, de part et d'autre, quelques exceptions. » Elle en souffre surtout quant au mode de talent et de nature. En disant les mêmes choses que Bonald, Joseph de Maistre est hardi, impétueux, varié; il semble presque un génie libéral par la verve et la couleur de l'expression; il a des poussées et des sorties qui déjouent le système; tandis que l'autre, vigoureux, subtil, profond, roide et strict, s'y renferme invariablement (2).

(1) La question philosophique pour Bonald porte tout entière sur les origines, sur l'origine des idées qu'il ramène à celle de la parole, et par conséquent sur l'origine même des êtres parlants. Bonald est le chef des partisans de la Création contre ceux qui soutiennent une origine humaine purement naturelle. Les éclectiques distingués, tels que M. Damiron, qui se sont entremis dans le débat, se tiennent dans l'entre-deux et ne s'expliquent pas nettement. Êtes-vous pour la Création de l'homme par Dieu prise au pied de la lettre, ou pour une génération à la manière des naturalistes purs? il n'y a point de milieu. Le vif de la question pour Bonald est là. Si vous êtes pour le récit de Moïse, vous êtes juif, chrétien, catholique; Bonald ne vous lâche pas qu'il n'ait tiré du premier fait toutes ces conséquences. Le déiste pour lui n'existe pas : « Un déiste, dit-il, est un homme qui, dans sa courte existence, n'a pas eu le temps de devenir athée. » - (Voir un morceau intitulé De l'Origine du Langage, par M. Ernest Renan, inséré dans la Revue La Liberté de Penser, 1848.)

(2) De Maistre a lu Catulle comme l'avait lu Fénelon, et il en citait un jour quelques vers dans une lettre à Bonald; celui-ci en paraît un peu étonné : « Vous m'avez fait dire les plus jolies choses par Catulle, répondait-il, et, si je n'en avais vu le nom au bas, ayant un peu oublié

Quant à Chateaubriand, il était de quatorze à quinze ans plus jeune que Bonald, c'est-à-dire d'une autre génération. Unis en 1802, compagnons d'armes dans le même combat, dans la même cause de la Renaissance littéraire et religieuse, Chateaubriand salua du premier jour la Législation primitive dans deux articles de haute critique insérés au Mercure; et on a vu comment Bonald, à cette époque, comparait la vérité glorifiée par Chateaubriand à une reine. Peu à peu les antipathies d'esprit et de nature pourtant se déclarèrent; et la politique les fit éclater après 1845. Ils paraissaient plus unis que jamais pour la défense des mêmes principes, dans le Conservateur, mais les vues et les arrière-pensées différaient. Bonald restait ce qu'il avait été dès l'abord, l'homme de la tour et du clocher antique et gothique, tandis que Chateaubriand, livré à ses brillants instincts, se faisait déjà l'homme du torrent : « C'est le grand champion du Système constitutionnel, écrivait Bonald à Joseph de Maistre en 1824; il va le prêcher en Prusse, et n'y dira pas de bien de moi, qu'il regarde comme un homme suranné qui rêve des choses de l'autre siècle... C'est un très-grand coloriste, et surtout un très-habile homme pour soigner ses succès. » Bientôt, et après le passage de Chateaubriand au ministère, dans les luttes de 1826-1827, les discussions sur la liberté de la presse amenèrent entre lui et Bonald une rupture ouverte, dans laquelle le vieil athlète porta au brillant transfuge des coups acérés, directs, et qui auraient paru des blessures profondes, si on y avait pris garde mais dès lors le bruit et le triomphe de l'opinion couvraient tout.

L'avenir, je le crois, réservera à M. de Bonald une assez haute place à mesure que les âges s'éloignent et que les institutions s'évanouissent, on sent le besoin d'en résumer de loin, l'esprit dans quelques figures et dans quelques noms. Le nom et le personnage de M. de Bonald sont une de ces représentations les plus justes et les plus fidèles qu'on puisse trouver de l'ordre monarchique et religieux pris au sens le plus absolu ; il a été l'un des derniers sur la brèche et n'a pas cédé une ligne de terrain en théorie. Je ne pense point, malgré l'adhésion si distinguée de M. Barbey d'Aurevilly, que M. de Bonald soit à

ce grave auteur, j'aurais cru les vers de vous, tant ils sont faciles et agréables. >>

la veille de trouver beaucoup de disciples; mais les adversaires, ceux qui pousseront le plus par leurs systèmes vers les formes encore mal définies de la société nouvelle, croiront s'honorer eux-mêmes en le respectant, et en saluant en lui un champion du moins qui a eu jusqu'au bout l'intrépidité de sa croyance et qui n'a jamais fléchi.

Lundi 25 août 1851.

Essai sur AMYOT,

PAR M. A. DE BLIGNIÈRES.

(1 vol. 1851.)

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L'Éloge d'Amyot a été proposé par l'Académie française pour sujet du prix dit d'Éloquence qu'elle a décerné en 1849; M. Amédée Pommier a obtenu le prix, M. de Blignières l'accessit. Depuis cette époque, M. de Blignières a revu son travail et l'a complété. Ne prenant son Éloge d'Amyot distingué par l'Académie que comme un discours préliminaire, il a composé un livre tout plein de recherches et de dissertations sur les divers ouvrages d'Amyot, sur sa langue, sur sa vie; il y discute tous les points qui ont prêté à la controverse et à la critique; il s'applique à les éclaircir à l'avantage de son auteur, avec zèle, érudition et curiosité. Ce livre fait beaucoup d'honneur à M. de Blignières, qui est professeur de rhétorique dans l'un de nos Colléges de Paris (Stanislas); la science dont il fait preuve n'est pas la seule chose qui plaise en lui; son affection pour Amyot décèle ses mœurs, une âme qui aime les Lettres, et qui les aire avec cette humanité d'autrefois, avec cette chaleur communicative, qui est propre à gagner la jeunesse, et que possédaient les vieux maîtres. Le jeune professeur de rhétorique a évidemment en lui de l'aimable, de l'abondant, quelques-unes de ces qualités d'Amyot qui se retrouvaient dans Rollin, et qui mettent du charme jusque dans un enseignement sévère. Je ne trouverai à reprendre dans son livre

que quelques développements un peu trop complaisants, et quelques longueurs en cela encore, il semble qu'il ait voulu tenir d'Amyot (1).

C'est à celui-ci que je m'attacherai aujourd'hui. Amyot est un des noms les plus célèbres de notre vieille littérature; on dit le bon Amyot, sans trop savoir, comme le bon Henri IV, comme le bon La Fontaine. Aucun nom littéraire de son siècle (si l'on excepte Montaigne) ne jouit d'une faveur aussi universelle. Quand il s'agit d'une jolie et gracieuse naïveté de langage, on dit aussitôt pour la définir : C'est de la langue d'Amyot. Ce simple traducteur de Plutarque s'est acquis la gloire personnelle la plus enviable; on le traite comme un génie naturel et original. Il semble qu'à travers ses traductions on lise dans sa physionomie, et qu'on l'aime comme s'il nous avait donné ses propres pensées.

Un poëte italien moderne, Leopardi, enviant la gloire de ces opportuns et heureux traducteurs italiens qui se sont enchaînés à quelque illustre classique des anciens pour n'en plus être séparés, s'écrie: « Qui ne sait que Caro vivra autant que Virgile, Monti autant qu'Homère, Bellotti autant que Sophocle? Oh! la belle destinée de ne pouvoir plus mourir, sinon avec un immortel!» Tel est le lot et le bonheur d'Amyot. Il a contribué à rendre Plutarque populaire, et Plutarque le lui a rendu en le faisant immortel.

C'est justice, quand on y regarde bien. Et cependant toute faveur, en se prolongeant dans la postérité, rencontre ses épreuves et ses retours, et la réputation d'Amyot n'a pas été sans quelque flux et reflux. On s'est demandé si, en un siècle aussi riche que le xvro, en un siècle qui possédait un si grand nombre d'écrivains énergiques, colorés, vifs, naïfs, ou même gracieux par endroits, il était juste de transférer tout l'honneur de la naïveté, de la grâce et de l'éloquence sur un simple traducteur. Examinant ses traductions en elles-mêmes, des érudits et des critiques exacts y ont relevé des fautes, des inadvertances, des infidélités de divers genres. Mais, tout cela dit, le tout examiné et débattu, Amyot garde sa place et la gardera; et il la mérite. Il la mérite, nous dit Montaigne,

(1) L'homme dont nous parlions ainsi, M. Ernest de Blignières, est mort deux mois après, à Lyon, le 1er octobre 1851, dans sa vingt-septième année.

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