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plus humaines. Je reviendrai fort dans la suite sur ce dernier point.

Il serait trop long d'essayer à faire comprendre pourquoi son père, le marquis de Mirabeau, envoyait ainsi, de château fort en château fort, son fils déjà marié, père de famille luimême, capitaine de dragons, et qui s'était distingué dans la guerre de Corse. Les causes alléguées (quelques dettes, une affaire d'honneur), si graves qu'on les fasse au point de vue de la morale domestique, étaient tout à fait disproportionnées au châtiment, et n'avaient rien encore qui pût déshonorer une jeunesse ni flétrir un avenir. Le marquis, homme supérieur, mais orgueilleux, féodal, antique à la fois et au coup-d'œil prophétique, d'une de ces races sans mélange dont l'heure finale avait sonné, éprouvait pour ce fils, qui penchait vers les courants du siècle, vers ce qu'il appelait la canaille philosophique, encyclopédique, plumière, écrivassière et littéraire, une sorte d'étonnement, d'admiration même, antipathique et répulsive, et qui, par moments, ressemblait fort à de l'effroi et à du dégoût. Une des grosses injures qu'il lui disait dans sa jeunesse, c'est « qu'il ne serait jamais qu'un cardinal de Retz; » et il disait encore que, « depuis feu César, l'audace et la témérité ne furent nulle part comme chez lui. » Voilà des injures, et, sous toutes les raisons de famille qui seraient inextricables à débrouiller, il entrait dans sa persécution contre son fils quelque chose de ce sentiment de haute précaution publique et sociale qui lui aurait fait enfermer et coffrer en leur temps, s'il en avait eu le pouvoir, ces mauvais sujets qui s'appelaient Retz ou César.

Quoi qu'il en soit, Mirabeau arrivait au fort de Joux près Pontarlier dans le Jura, pour y être gardé sévèrement et pour s'y morigéner dans la solitude. Le commandant du fort, M. de Saint-Mauris, homme déjà vieux, vaniteux et capable de passions chétives, ne se démasqua que par degrés, et accorda d'abord à son prisonnier bien des facilités voisines de l'indulgence. Mirabeau n'en profita dans les premiers temps, et aux heures qu'il n'employait pas l'étude, que pour chercher quelques distractions auprès d'une personne assez vulgaire, appartenant à la classe moyenne, et qui ne nous est connue que sous le nom de Belinde. Cette Belinde, qui était de Pontarlier, venait souvent au Franc-Bourg, village situé au pied

du château de Joux et où demeurait son beau-père. C'est par suite de ce voisinage qu'elle avait connu Mirabeau, qui n'attachait à ce commerce que peu d'importance. Il n'en fut pas ainsi d'une autre liaison qui était d'un ordre tout différent. Un jour que Mme de Monnier était venue dîner au château de Joux, chez M. de Saint-Mauris, Mirabeau vit pour la première fois cette jeune dame qui n'avait pas de peine à être la première de Pontarlier par la beauté et les manières comme par la condition. Qu'était-ce alors que Mme de Monnier?

Mlle Marie-Thérèse Richard de Ruffey, si connue sous le nom de Sophie, fille d'un président à la Chambre des comptes de Bourgogne, née le 9 janvier 1754 (1), avait été sacrifiée à dixsept ans au marquis de Monnier, premier président de la Chambre des comptes de Dôle, déjà veuf, et père d'une fille mariée malgré lui; c'était pour s'en venger qu'il se remariait luimême. Mlle de Ruffey avait dû épouser Buffon, dont la gloire du moins couronnait la mâle et verte vieillesse. En épousant le marquis de Monnier, elle ne trouvait qu'un vieillard triste et renfermé, qui paraissait plus près de soixante-dix ans que de soixante, et quand elle rencontra Mirabeau, âgé de vingt-six ans, elle en avait vingt et un. Au dîner où il la vit d'abord, Mirabeau, déjà tenté, après avoir causé avec Mme de Monnier, la pria de demander au commandant la permission pour lui de venir le lendemain à Pontarlier : « Je n'imaginais pas, écrivaitil plus tard à Sophie elle-même, qu'il fût possible de vous refuser, et je le craignais d'autant moins dans cette occasion que, peu de jours auparavant, Belinde avait obtenu cette grâce légère....... M. de Saint-Mauris ne se rendit point aux instances que vous voulûtes bien lui faire, et cette espèce de brusquerie ne vous étonna pas; pour moi, j'en fus offensé et surpris. »

A quelques jours de là, Mirabeau ayant rencontré par hasard Mme de Monnier à la promenade, elle lui demanda s'il n'irait point à un bal, à une fête champêtre qui avait lieu à Monpetot, à une lieue de Pontarlier. Il y alla ; « toutes les danseuses furent enchantées de lui, » et il ne perdit pas l'occasion, à travers toutes ces gaietés, de s'entretenir plus particulièrement et plus sérieusement avec Mme de Monnier. Ils s'ouvrirent avec liberté sur M. de Saint-Mauris : « Vous me le dépeignîtes, di

(1) C'est la vraie date, et non 1753.

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sait dans la suite Mirabeau à Sophie en lui rappelant cette journée, tel que je le pressentais alors et que je l'ai connu depuis. Vous me montrátes une sorte d'esprit et une manière de sentir et d'observer que je ne m'attendais point à trouver au pied du Mont-Jura. » « J'avoue, lui répond Mme de Monnier, que vous m'inspirâtes cette prévention qui donne de la confiance. Vous me parlâtes de M. de Saint-Mauris avec une franchise qui excita la mienne. Je connaissais le personnage, et je savais mieux que vous combien il pouvait vous nuire. En un mot, nous fùmes très-raisonnables à la fin d'une journée où nous avions joué à Colin-Maillard, »

Pour tranquilliser le lecteur sur la source d'où je tire ces paroles de Sophie, je dirai que c'est du cahier manuscrit des Dialogues, dans lesquels Mirabeau, enfermé deux ans après à Vincennes, se plaisait à revenir sur les origines de leur liaison et à se repaître des moindres souvenirs de ces premiers temps heureux. Il lui demandait à elle-même de lui envoyer là-dessus des notes, des mémoires, dont il ferait ses délices : << Écris-les avec détail, tendresse et naïveté, disait-il; fais pour mon usage une petite récapitulation des dates, des principaux événements de nos amours (à la fois si heureux et si infortunés), depuis que je te connais. » Il rédigea et ordonna ensuite tout cela en quelques Dialogues qu'on a jusqu'au sixième, lequel est resté interrompu. Ces Dialogues, qui se passent tantôt entre lui et Sophie, tantôt entre Sophie et une amie (Mme de Saint-Belin), sont écrits avec pureté et fermeté, dans ce que j'appellerai le bon style de Rousseau, le style des lettres et des conversations de la Nouvelle Héloïse. Cette forme nous deviendra plus sensible à mesure que j'en citerai davantage. On a déjà pu remarquer l'usage fréquent de ces temps de verbe trop prononcés (prétérits définis, à la seconde personne du pluriel), que n'évitait pas non plus Rousseau. Je continue.

Après le bal de Monpetot, qui faisait la troisième rencontre de Mirabeau avec Mme de Monnier, il y eut un temps d'arrêt dans leur commencement de liaison. M. de Saint-Mauris, qui avait eu ses prétentions sur cette jeune dame, prit de l'ombrage et fit en sorte que son prisonnier n'allàt que le moins possible à Pontarlier. Cependant les fêtes du sacre arrivèrent, le sacre de Louis XVI. « M. de Saint-Mauris, dit Mirabeau, me

voulut pour témoin de sa gloire, et je dus à sa vanité la permission de venir à Pontarlier. » Mirabeau fit plus, il fut l'historiographe de la fête (25 juin 1775). On a une brochure, alors imprimée, de lui, où il raconte par le menu et où il décrit les pompes et solennités touchantes dont la ville de Pontarlier fut le théâtre en cette occasion, et le repas donné aux notables du lieu par M. de Saint-Mauris, et les courses de bague, vieil usage légué par les Espagnols, et les soixante bourgeois qui s'étaient formés en un corps de dragons volontaires, et les devises et les illuminations, enfin tout un bulletin naïf et sentimental. On sourit quand on pense que ce récit est de l'homme même dont les funérailles, quinze ans plus tard, égaleront en pompe et en majesté celles des plus grands rois.

M. de Saint-Mauris, pourtant, n'avait cessé d'avoir l'œil sur l'étrange historiographe qu'il s'était donné, et la manière dont il l'avait vu accueilli chez Mme de Monnier pendant la fête ne l'avait pas du tout rassuré. Il fit tout pour que de pareilles visites ne se renouvelassent point : « Chaque jour l'atrabilaire Saint-Mauris et son officieux chevalier (un Monsieur de Lalleu) me parlaient du danger que je courais dans les sociétés où je me répandais. Cet acharnement était tout à fait bizarre et déraisonnable. Quelque intérêt que j'eusse à les ménager, je leur fis sentir plus d'une fois que je commençais à être bien vieux pour avoir tant de Mentors, et qu'un homme de mon âge, qui a toujours vécu dans les grandes villes, pouvait supporter, sans en être étourdi, le tumulte de Pontarlier. » Pour tempérer leur zèle, Mirabeau fit de plus en plus l'empressé auprès de l'insignifiante Belinde, jusqu'à s'en rendre, dit-il, ridicule. Cette affectation ne les rassurait point. Ils supposèrent encore de la part de Mme de Monnier des plaisanteries à ce sujet. Mirabeau, entouré de ces tracasseries chétives, courba la tête et subit la nécessité; il ne bougea plus du Franc-Bourg où s'était établie Belinde, et il ne parut plus à Pontarlier, chez Mme de Monnier. Celle-ci était partie pour ses terres. Mirabeau fit lui-même des courses en Suisse. Pourtant Mme de Monnier, de retour de la campagne, désira avoir un Catalogue du libraire Fauche de Neufchâtel, et Mirabeau saisit ce prétexte pour le lui porter lui-même. Ils se revirent, ils s'expliquèrent, et le temps perdu fut réparé.

Cette explication est le sujet du premier des Dialogues dont

j'ai parlé : c'est une conversation entre la marquise de M. (Monnier) et le comte de M. (Mirabeau). La conversation est menée régulièrement, en style net, ferme, très-correct, assez semblable à celui d'un bon livre, en un style qui rappelle beaucoup plus Jean-Jacques que Platon. Quant au fond, on vient d'en voir quelque chose. Mirabeau croit devoir se justifier de cette apparente sauvagerie d'être resté près de six mois sans paraître chez la marquise. La marquise trouve moyen d'attaquer Mirabeau sur le chapitre de la Belinde, et celui-ci se défend, en homme de bonne compagnie, de l'avoir jamais aimée : « Veuillez m'en croire, Madame la marquise, si vous en exceptez un petit nombre de moments qui sont bien courts quand aucun intérêt ne les précède et ne les suit, j'y ai trouvé beaucoup d'ennui; mais je n'y restais pas autant que vous l'avez pu penser. Le frère de Belinde a des livres, et je conversais avec eux tandis que vous me croyiez égaré avec sa sœur. » Et il continue de dire des choses assez vives (1), mais qui se peuvent dire pourtant, et qui étaient loin de déplaire dans la circonstance. Enfin la marquise, après cette explication, se dit convaincue, mais non pas persuadée encore; elle n'est pas fâchée d'avoir à entendre une autre fois de nouvelles raisons: «< Mais six heures sonnent, et la foule des beaux-esprits et des élégantes de Pontarlier va vous assaillir, lui dit Mirabeau. Les détails de ce qui me reste à vous dire pourraient m'entraîner loin. Nous remettrons donc, s'il vous plaît, Madame, à un autre jour cet entretien. » A dater de cette première conversation, les petites intrigues qui s'étaient ourdies pour empêcher Mirabeau de voir ce qu'il y avait de mieux en femmes à Pontarlier, furent complétement déjouées, et, une fois accueilli, il n'était pas homme à s'embarrasser du reste.

Le second entretien ou Dialogue, sous prétexte de reprendre

(1) « En un mot, le désœuvrement, l'agitation d'une santé superflue, si vous me permettez de parler ainsi, m'ont conduit près de Belinde, que le hasard offrit la première à ma vue, que le voisinage recommandait à ma paresse et qui a le mérite de n'avoir que vingt ans. La tyrannie de M. de Saint-Mauris, la crainte et la haine des tracasseries m'ont fixé. Belinde s'est affichée follement je l'ai laissée faire, parce que je ne pouvais pas l'en empêcher, parce que d'ailleurs je n'ignorais pas qu'elle avait peu de chose à perdre en fait de réputation. Tout cela est bien loin de l'amour, mot que je n'entends jamais prostituer sans regret... >>

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