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de la querelle sur la musique, de la guerre ouverte entre Gluck et Piccini. Mais, là, sa modération lui manqua subitement ; il se mit en avant tout entier, il brisa des lances envers et contre tous pour Piccini, pour la musique italienne, avec une ardeur démesurée et avec une passion où l'amour de la mélodie se sent moins encore que le besoin de dépenser un reste de jeunesse.

Il est curieux d'observer, dans les Mémoires de Marmontel, l'impression que produisent les approches de la Révolution. Ces agréables Mémoires, qui ressemblaient à « une promenade qu'il faisait faire à ses enfants, » changent brusquement de caractère avec le livre douzième, on quitte la biographie, les portraits et les conversations de société, les querelles légères : on entre dans les préoccupations et les graves soucis de l'histoire. Marmontel, dans les livres suivants, continue d'exposer les faits avec lucidité et de peindre les personnages politiques avec intelligence et mouvement; mais ce n'est plus le père qui parle à ses enfants, c'est l'historiographe de France qui remplit sa charge et ses derniers devoirs envers Louis XVI. Il s'oublie presque complétement lui-même, et c'est à peine s'il reparaît en deux ou trois endroits.

Marmontel, si optimiste qu'il fût de nature, se fit peu d'illusion dès le début de 1789: une mémorable conversation qu'il eut avec Chamfort et qu'il a racontée avec grand détail l'éclaira vite sur la portée des attaques et sur le dessein des assaillants. Menacé de ruine à son tour et voyant sa fortune crouler avec l'ancien ordre de choses, il songea à s'abriter dans quelque asile champêtre pour continuer d'y vaquer à l'éducation de ses enfants. Quelques jours avant le 10 août, il quitta Paris et se retira d'abord à Saint-Germain dans le voisinage d'Évreux, puis à Couvicourt, et de là au hameau d'Abloville près de Gaillon, dans une maison de paysan qu'il avait achetée, avec environ deux arpents de jardin. C'est là qu'il laissa passer la tempête. J'ai dit qu'au réveil de la société, les électeurs de l'Eure le portèrent au Conseil des Anciens; le 18 Fructidor annula son élection, sans le frapper d'ailleurs. Il rentra dans la vie privée, écrivant jusqu'à la fin pour ses enfants des livres de Grammaire, de Logique, de Morale, qui témoignent de la lucidité de son esprit comme de la sérénité et de la bénignité de son âme. Il vécut assez pour voir le 18 Brumaire,

mais pas assez pour entrer dans le nouveau siècle; il expira avec celui même qui finissait, et dont il représente si bien les qualités moyennes, distinguées, aimables, un peu trop mêlées sans doute, pourtant épurées en lui durant cet honorable déclin.

Lundi 22 septembre 1851.

CHAMFORT.

Chamfort avait trop de ce dont Marmontel n'avait pas assez : il avait cette amertume qui accompagne souvent la force, mais qui ne la suppose pas nécessairement. Il a laissé un nom et bien des mots qu'on répète. Quelques-uns de ces mots sont comme de la monnaie bien frappée qui garde sa valeur, mais la plupart ressemblent plutôt à des flèches acérées qui arrivent brusquement et sifflent encore. Il a eu de ces mots terribles de misanthropie. Aussi l'idée qu'il a imprimée de lui est celle de la causticité même, d'une sorte de méchanceté envieuse. Il avait reçu de la nature, sous des formes agréables et jolies, une certaine énergie ardente qui constitue à un haut degré le tempérament littéraire et qui pousse au talent : « Cette énergie, a-t-il remarqué, condamne d'ordinaire ceux qui la possèdent au malheur non pas d'être sans morale et de n'avoir pas de très-beaux mouvements, mais de se livrer fréquemment à des écarts qui supposeraient l'absence de toute morale. C'est une âpreté dévorante dont ils ne sont pas maîtres et qui les rend très-odieux. » Il en a subi et prouvé l'inconvénient plus que personne. Ses talents, à lui, furent inférieurs à son esprit et à ses idées, et il en souffrit : son énergie, moins justifiée en apparence, se concentra de plus en plus, elle s'aigrit en lui et l'ulcéra. Son exemple est un des plus curieux et des plus nets en ce genre de maladie morale, son existence est une de celles qui caractérisent le mieux l'homme de lettres de la fin du XVIIIe siècle. Me trouvant avoir réuni dans le cours de mes lectures beaucoup de notions précises sur son compte, je demande à parler de lui ici après d'autres qui l'ont fait déjà fort

bien, mais en le prenant au point de vue qui est celui de toutes ces études. Je voudrais dépeindre et montrer Chamfort au point de vue de la société de son temps, dans ses rapports avec l'ancien ordre social, dans sa rupture éclatante avec le régime qui avait tout fait pour se le concilier, et dans son acceptation ardente du régime nouveau. En parlant de cet esprit pénétrant et amer, je tâcherai d'être modéré comme toujours, et, sans prodiguer la sympathie là où elle n'a que faire, je me tiendrai à ce qui est de juste sévérité. Gardons-nous, en jugeant Chamfort, de cette aigreur qu'il avait en jugeant les autres et que nous lui reprochons.

Chamfort était fils naturel. Né en 1741 dans un village près de Clermont en Auvergne, il se nommait d'abord Nicolas; c'est sous ce nom qu'il fit ses études à l'Université de Paris, au Collége des Grassins, en qualité de boursier, et qu'il remportait tous les prix. Il ne s'intitula M. de Chamfort qu'au sortir du collège et pour se présenter dans le monde d'un air plus décent (1). Il ne connut que sa mère et fut bon fils. Nous savons de lui que sa mère était aussi vive, aussi impatiente à quatre-vingt-cinq ans qu'il le pouvait être lui-même ; il la perdit seulement dans l'été de 1784.

Les études de Chamfort s'étaient brillamment couronnées par tous les prix obtenus en rhétorique, quand son esprit indépendant et hardi commença à se jouer de la discipline. Je ne sais quelle escapade le fit sortir du Collège des Grassins avant qu'il eût terminé sa philosophie. Le jeune Nicolas portait alors le costume d'abbé, le petit collet, comme son compatriote Delille, également Auvergnat et fils naturel comme lui; mais, moins docile que Delille, Nicolas, en devenant Chamfort, rejeta bien loin le costume dont il avait si peu l'esprit. Il essaya de faire sa trouée dans le monde. Il avait, à ses débuts, la figure la plus charmante, «< enfant de l'Amour, beau comme lui, plein de feu, de gaieté, impétueux et malin, studieux et espiègle. »>

(1) I attachait beaucoup d'importance au nom. Un jour le duc de Créqui lui disait : « Mais, monsieur de Chamfort, il me semble qu'aujourd'hui un homme d'esprit est l'égal de tout le monde, et que le nom n'y fait rien. » — « Vous en parlez bien à votre aise, monsieur le Duc, répliqua Chamfort; mais supposez qu'au lieu de vous appeler M. le duc de Créqui, vous vous appeliez M. Criquet; entrez dans un salon et vous verrez si l'effet sera le même. »

Tel nous le peint un de ses camarades d'alors, Sélis, traducteur de Perse (1). Chamfort, ne sachant que faire pour subsister, se fit adresser d'abord à un vieux procureur en qualité de dernier clerc le vieux procureur jugea qu'il était propre à mieux, et en fit le précepteur de son fils, qui avait à peine quelques années de moins. Chamfort fut ainsi précepteur dans deux maisons, mais bientôt sa jolie figure et son peu de timidité lui valaient des succès qui dérangeaient le bon ordre domestique. En fait de vertu, il n'était rien moins qu'un Thomas. Il fut ensuite quelque temps secrétaire d'un riche Liégeois, qu'il suivit en Allemagne, et avec qui il ne tarda pas à rompre. Il s'en revint avec cette conclusion judicieuse « qu'il n'y avait rien à quoi il fût moins propre qu'à être un Allemand. » Une fois donc qu'il eut remis un pied dans le monde, il pensa qu'il n'avait rien de mieux à faire que de s'y lancer tout à fait, en se fiant à son talent.

Tandis qu'il travaillait obscurément et incognito à quelque journal, il préparait une petite comédie en vers, et songeait au concours de l'Académie française. Tous les jeunes auteurs d'alors commencent à peu près de même : c'était la võie tracée. La petite comédie de Chamfort, la Jeune Indienne, représentée à la Comédie-Française le 30 avril 1764, n'est, disait Grimm, qu'un ouvrage d'enfant, « dans lequel il y a de la facilité et du sentiment, ce qui fait concevoir quelque espérance de l'auteur; mais voilà tout. » Betty, la jeune Indienne, a été rencontrée dans une île sauvage, dans un climat barbare, par un jeune homme, un jeune colon anglais de l'Amérique du Nord, Belton, qui a fait naufrage. Elle et son père le sauvage l'ont recueilli, l'ont nourri de leur chasse, l'ont comblé de bienfaits. Là-dessus, grands éloges des sauvages mis en opposition avec les civilisés :

Voilà donc les mortels parmi nous avilis!

Belton revient chez son père, ramenant avec lui l'intéressante Betty,

En habit de sauvage, en longue chevelure.

La jeune actrice qui faisait Betty, pour jouer plus au naturel, portait en guise de robe une peau de taffetas tigré. Cette

(1) Dans un article de la Décade philosophique, tome VII, page 537.

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