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et elle était près de l'épouser, lorsqu'il mourut de la poitrine. Elle était résolue à l'avance de ne point lui survivre. M. de Poterat expira le 8 septembre 1789, et, le lendemain 9, Sophie n'existait plus. Elle s'était asphyxiée dans l'appartement dépendant du couvent des Saintes-Claires à Gien, qu'elle continuait d'habiter. Le docteur Ysabeau, son ami, et qui, depuis des années, lui avait donné des soins, pria son beau-frère le curé Vallet, député à l'Assemblée constituante, de faire part de cette triste nouvelle à Mirabeau. Voici en quels termes singuliers le curé Vallet rend compte de la manière dont il s'acquitta de sa commission et de l'effet qu'il produisit :

« Mon beau-frère me fit le détail de cet affreux événement, et me donnait la commission d'y préparer M. de Mirabeau, s'imaginant qu'il y avait une âme sensible dans un pareil corps. Moi, qui le connaissais, je ne pris pas tant de précautions. Je fus informer M. de Villiers, qui me dit : « Comment allez-vous faire?» « Pas autrement, lui dis-je, que de lui donner à lire la lettre de mon beau-frère: je ne veux pas même lui en parler. » Je fus m'asseoir à côté de lui; il me connaissait bien et me haïssait d'autant mieux. Il me demanda ce que je venais chercher de ce côté de l'Assemblée. Sans lui répondre, je lui présentai la lettre que je venais de recevoir. Il fut très-longtemps à la lire; je le fixais avec la plus grande attention: son visage pâlissait et se décomposait de temps à autre; il se remettait, il continuait à lire, ensuite soupirait, toussait, crachait, et finissait par affecter du caractère. Il se leva brusquement, me remit la lettre en me saluant, et s'en fut de l'Assemblée, où il ne parut de deux ou trois jours. »

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N'admirez-vous pas comme ce témoin, aveuglé par la prévention et l'esprit de parti, au moment même où il accuse Mirabeau de manquer de sensibilité, nous montre au contraire à quel point il le vit troublé et tout à fait ébranlé du coup qu'il lui portait si durement? Son témoignage tourne contre luimême. C'est ainsi que se termina à trente-cinq ans l'existence de cette Sophie que Mirabeau n'avait point enlevée, qu'il n'avait point délaissée non plus, mais qui s'était jetée vers lui par un mutuel transport, et que la force des choses avait pu seule lui arracher; cette Sophie qu'il avait embrasée, qu'il avait enivrée d'émotions fortes, et à laquelle il laissa, en la quittant, la robe dévorante du Centaure, l'ardeur fatale qui ne s'éteint plus.

Ce n'est point un adieu que je dis ici à Mirabeau. Je sais qu'une prochaine occasion se prépare de parler du Mirabeau politique et définitif, et je compte bien ne pas la manquer.

Lundi 21 avril 1851.

HÉGÉSIPPE MOREAU.

(Le Myosotis, nouvelle édition, 1 vol., Masgana. )

PIERRE DUPONT.

(Chants et Poésies, 1 vol., Garnier frères.)

Je cause rarement ici de poésie, précisément parce que je l'ai beaucoup aimée et que je l'aime encore plus que toute chose : je craindrais d'en mal parler, ou du moins de n'avoir pas à en bien parler, à en dire assez de bien. Les productions de ces dernières années ont été faibles, surtout dans l'ordre lyrique, là même où l'on avait vu le plus de nouveauté et de richesse il y a vingt ou trente ans. Il semble qu'après l'heure de l'éclosion et celle de l'épanouissement, on soit à une fin de saison. Une École a fait son temps, et une autre qui mérite d'être saluée véritablement nouvelle se fait attendre. On tombe dans les redites, on tourne dans les variantes, on se jette dans les caprices. Quand viendra-t-elle donc, quand jaillira-t-elle encore une fois du rocher cette source, toujours attendue, d'une inspiration fraîche et charmante? Il n'en est pas tout à fait des printemps de la poésie comme de ceux de la nature. Tous les ans, en avril, les oiseaux chantent; je ne sais s'ils ne redisent pas à peu près les mêmes chansons, il suffit qu'ils recommencent, pour nous charmer; mais dans l'art il faut absolument changer les airs. Aujourd'hui pourtant, je parlerai de deux poëtes qui ont chanté avec quelque nouveauté; dont l'un a

déjà un nom, un nom consacré par une mort lamentable, et dont l'autre qui, heureusement, est plus en voix que jamais, obtient une sorte de vogue en ce moment: Hégésippe Moreau et Pierre Dupont.

Ces deux poëtes, que je ne prétends point d'ailleurs appareiller ni rapprocher plus étroitement qu'il ne convient, se rattachent tous deux, par leurs origines, à cette jolie ville de Provins, la ville des vieilles ruines et des roses; et. ces roses, c'est un poëte, c'est Thibaut, comte de Champagne, qui les a rapportées d'Asie au retour d'une croisade: voilà un bienfait. Les deux chantres plébéiens, successeurs à leur manière du trouvère féodal, ont passé une partie de leur enfance dans ce joli vallon où ni l'un ni l'autre n'eurent leur berceau, et ils ont respiré de bonne heure, et dans leur meilleure saison, le parfum de ce frais paysage qui convie à une douce et naturelle poésie.

Hégésippe Moreau, né à Paris en avril 1810, était fils d'un homme qui devint professeur au Collège de Provins, et il fut conduit, tout enfant, dans cette ville. Sa naissance fut irrégulière, bien qu'il connût ses parents. Son père le laissa orphelin en bas âge; sa mère se plaça chez une dame de Provins, Mme Guérard, depuis Mme Favier, et l'enfant, recueilli par cette bienfaitrice, grandit près d'elle; les fils de la maison surtout s'intéressaient tendrement à lui. Il commençait à prendre des leçons au Collège de Provins, lorsque des circonstances firent quitter la ville à ses bienfaiteurs, qui allèrent habiter la campagne. C'est alors qu'il fut placé, d'abord au petit Séminaire de Meaux, puis à celui d'Avon près Fontainebleau, où il fit ses études, d'excellentes études classiques, sans oublier les vers latiùs qu'il variait et tournait sur tous les rhythmes d'Horace. Au sortir du collége, sa mère n'était plus. Il pouvait se croire orphelin dans le monde et délaissé; mais non, c'eût été une injustice, lui-même nous le dit :

Car de l'école à peine eus-je franchi les grilles,

Que je tombai joyeux aux bras de deux familles.

Mme Favier, retirée à Champ-Benoist, lui continuait encore ses soins; surtout il trouvait un accueil affectueux et délicat auprès de Mme Guérard, sa belle-fille, qui le recevait à sa ferme de Saint-Martin : Moreau a consacré le souvenir de cette hos

pitalité par la charmante romance de la Fermière. Vers le temps de sa sortie du collége, il entra en apprentissage dans l'imprimerie de M. Lebeau, maintenant encore imprimeur à Provins. La fille de celui-ci, Mlle Louise Lebeau (aujourd'hui Mme J.), est celle même qu'il a célébrée si purement et si chastement sous le nom de ma sœur dans quelques-unes de ses plus jolies pièces, et à laquelle il a dédié ses Contes. « Je m'étais arrêté, dit-il quelque part, dans une imprimerie toute petite, mais proprette, coquette, hospitalière; vous la connaissez, ma sœur. » Mon cœur, dit-il encore :

Mon cœur, ivre à seize ans de volupté céleste,

S'emplit d'un chaste amour dont le parfum lui reste.
J'ai rêvé le bonheur, mais le rêve fut court.

Il y eut en ces années un Hégésippe Moreau primitif, pur, naturel, adolescent, non irrité, point irréligieux, dans toute sa fleur de sensibilité et de bonté, animé de tous les instincts généreux et non encore atteint des maladies du siècle. Moment unique et rapide qu'il a essayé de ressaisir plus d'une fois, de retracer dans ses vers, et qui nous en marque aujourd'hui les plus doux passages. Il y a ainsi en chacun de nous, pour peu que notre fonds originel soit bon, un être primitif, idéal, que la nature a dessiné de sa main la plus légère et la plus maternelle, mais que l'homme trop souvent recouvre, étouffe ou corrompt. Ceux qui nous ont connu et qui nous ont aimé sous cette forme première, continuent de nous voir ainsi, et, si l'on a le bonheur d'avoir une sœur qui ait continué elle-même de vivre d'une vie simple et uniforme, d'une vie fidèle aux souvenirs, elle nous conserve à jamais présent dans cette pureté adolescente, elle nous garde un culte dans son cœur, elle nous adore tel que nous étions alors sous ces premiers traits d'un développement aimable et pudique. Ce nous-même d'autrefois, qui souvent, hélas! n'est plus actuellement en nous, subsiste en elle et vit comme un ange de Fra-Bartolommeo peint sur l'autel dans l'oratoire.

Hégésippe Moreau a eu ce bonheur au milieu de toutes ses infortunes, et aujourd'hui, si l'on interroge sur le compte du poëte celle qu'il appelait alors sa sœur, elle répond en nous montrant au fond de son souvenir ce Moreau de seize ans, « de l'âme la plus délicate et la plus noble, d'une sensibilité exquise,

ayant des larmes pour toutes les émotions pieuses et pures. >> Je prends plaisir à marquer ces premiers traits, parce que ceux qui ont le plus loué Moreau à l'heure de sa mort, en ont surtout fait un poëte de guerre, de haine et de colère. Il l'était trop devenu en effet, mais il ne l'était point d'abord ni aussi essentiellement qu'on le voudrait dire. Etendu sur son lit de mort à l'hospice de la Charité, le caractère qui était le plus empreint sur sa face, me dit une personne qui ne l'a vu que ce jour-là, était une remarquable douceur.

En parlant ici d'Hégésippe Moreau, je ne viens faire, on peut le croire, le procès ni à la société ni aux poëtes. Les poëtes sont une race à part, une race des plus intéressantes quand elle est sincère, quand l'imitation et la singerie (comme il arrive si souvent) ne s'y mêlent pas; mais, dans aucun temps, cette race délicate ou sublime n'a paru se distinguer par une connaissance bien exacte et bien pratique de la réalité. Quant à la société, c'est-à-dire à la généralité des hommes réunis et établis en civilisation, ils demandent qu'on fasse comme eux tous en arrivant, qu'on se mette à leur suite dans les cadres déjà tracés, ou, si l'on veut en sortir, qu'alors, pour justifier cette prétention et cette exception, on les serve hautement ou qu'on les amuse; et, jusqu'à ce qu'ils aient découvert en quelqu'un ce don singulier de charme ou ce mérite de haute utilité, ils sont naturellement fort inattentifs et occupés chacun de sa propre affaire. Peut-on s'en étonner?

Hégésippe Moreau, en entrant dans la vie, avait pourtant rencontré deux familles, on l'a vu, plus que disposées à l'accueillir et presque à l'adopter. Dès son premier pas dans le monde, et hors de son premier cercle, il trouva également de l'appui. M. Lebrun, l'auteur de Marie Stuart, et notre confrère à l'Académie, n'est pas né à Provins, mais il en est depuis longues années par les habitudes et par les liens de famille. Poëte dont chacun sait le talent, mais homme dont ceux qui l'ont approché savent seuls toute la noblesse et la délicatesse de cœur, il considérait comme un devoir, lui, arrivé lẹ premier, de tendre la main à ceux qui viendraient ensuite, et nous le trouvons également aux débuts d'Hégésippe Moreau et à ceux de Pierre Dupont. Moreau connut M. Lebrun dès 1828; il était alors âgé de dix-huit ans : c'était au moment où Charles X revenait d'un voyage que lui avait fait faire M. de

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