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en vue, qui avait mis en jeu tous ses amis, même ses amis de Cour, jusqu'à ce qu'il y eût été admis, cet homme devait être le dernier à prendre la plume pour dénoncer publiquement les abus et pour solliciter la destruction du corps dont il était membre. On peut sourire de bien des traits en lisant ce discours que Mirabeau comparait à un pamphlet de Lucien, mais le procédé est jugé moralement.

Chamfort ne faisait rien avec suite. Il laissait exécuter aux autres et se contentait de donner le stimulant. Il excellait à résumer une situation, un conseil, une impression générale, dans un mot. Durant la Révolution, il battait monnaie de bons mots. « Guerre aux châteaux! paix aux chaumières! » fut un de ces mots d'ordre, un de ces brandons qui coururent d'abord par toute la France. Plus tard, bien tard, quand il vit écrite sur tous les murs la devise « Fraternité ou la mort,» il la traduisit ainsi : « Sois mon frère, ou je te tue. » Mais cela n'éteignit rien.

L'ardeur révolutionnaire de Chamfort ne s'arrêta pas même au 10 août : il écrivait deux jours après à un ami, en lui racontant qu'il était allé faire son pèlerinage à la place Vendôme, à la place des Victoires, à la place Louis XV, qu'il avait fait le tour des statues renversées de Louis XV, de Louis XIV:

« Vous voyez, disait-il en finissant, que, sans être gai, je ne suis pas précisément triste. Ce n'est pas que le calme soit rétabli et que le peuple n'ait encore, cette nuit, pourchassé les aristocrates, entre autres les journalistes de leur bord. Mais il faut savoir prendre son parti sur les contre-temps de cette espèce. C'est ce qui doit arriver chez un peuple neuf, qui, pendant trois années, a parlé sans cesse de sa sublime Constitution, mais qui va la détruire, et, dans le vrai, n'a su organiser encore que l'insurrection. C'est peu de chose, il est vrai, mais cela vaut mieux que rien. »>

De telles paroles montrent à quel point Chamfort, malgré quelques parties perçantes et profondes, n'était qu'un homme d'esprit sans vraies lumières et fanatisé.

Cet observateur satirique, qui avait tant méprisé le public et conspué le genre humain, étonnait maintenant Mme Roland elle-même par sa confiance dans un peuple neuf mené par des violents. C'est que la soif d'égalité étouffait tout autre sentiment chez lui. Toutes ces anciennes inégalités, toutes ces nuances sociales si adoucies sur lesquelles il avait vécu durant

trente ans, ce lit de roses dont il s'était fait un lit d'épines, lui revenaient avec fureur et le dévoraient. Il avait en lui des trésors de rancune. Pourvu qu'on détruisît et qu'on nivelât, tout lui était bon : « Voulez-vous donc, demandait-il à Marmontel, qu'on vous fasse des révolutions à l'eau rose (1) ? »

Dans une publication d'alors, à laquelle il prit part (les Tableaux historiques de la Révolution), remarquant que peu d'hommes, parmi ceux qui avaient commencé, avaient été en état de suivre jusqu'au bout le mouvement, il ajoute : « C'est un plaisir qui n'est pas indigne d'un philosophe d'observer à quelle période de la Révolution chacun d'eux l'a délaissée ou a pris parti contre elle. » Et il note le moment où s'arrêta La Fayette, celui où s'arrêta Barnave : « Que dire, s'écrie-t-il, en voyant La Fayette, après la nuit du 6 octobre, se vouer à Marie-Antoinette, et cette même Marie-Antoinette, arrêtée à Varennes avec son époux, ramenée dans la capitale, et faisant aux Tuileries la partie de whist du jeune Barnave? » Quant à lui, le ci-devant jeune poëte favorisé de la reine, le récent Secrétaire de Madame Élisabeth, il ne s'arrêta qu'à la dernière extrémité, et l'on a peine à saisir le moment précis où il s'écria enfin C'est assez! Il eut quelques mots piquants contre la Terreur, mais il n'eut point d'exécration ni de soulèvement. Nommé sous le ministère Roland bibliothécaire à la Bibliothèque nationale, il eut à se défendre contre les dénonciations d'un subalterne qui convoitait sa place, et son apologie est telle qu'elle paraît plutôt aggraver ses torts aujourd'hui. Girondin, il ne l'a jamais été, déclare-t-il hautement les Girondins, il les connaît à peine, il les renie; c'est Jacobin, rien que Jacobin qu'il veut être.

:

On sait qu'arrêté une première fois et menacé de l'être une

(1) Autrefois, quand il allait dans le monde, il avait souffert de n'avoir point de voiture à lui. « J'ai une santé délicate et la vue basse, écrivait-il à un ami (vers 1782); je n'ai gagné jusqu'à présent dans le monde que des boues, des rhumes, des fluxions et des indigestions, sans compter le risque d'être écrasé vingt fois par hiver. Il est temps que cela finisse. » En effet, il répétait souvent en 91 et en 92 : « Je ne croirai pas à la Révolution tant que je verrai ces carrosses et ces cabriolets écraser les passants. » Il y a bien de ces ressentiments personnels sous les grandes théories politiques. On voudrait un cabriolet pour soi en 1782, et, ne l'ayant pas eu, on ne veut de cabriolet pour personne

en 92.

seconde, il essaya de se tuer dans son appartement à la Bibliothèque, qu'il se manqua, se creva un œil, se déchira sans pouvoir se frapper mortellement, Il guérissait ou semblait en train de guérir lorsqu'il mourut d'une imprudence, dit-on, de son médecin, le 13 avril 1794, avant d'avoir vu la délivrance publique et la chute de Robespierre. Il ne l'avait pas désirée assez à temps pour mériter d'en être témoin. Il avait cinquantetrois ans.

Le jugement le plus équitable et le plus indulgent qu'il soit possible de porter sur lui me paraît être celui de Roederer dans un article du Journal de Paris, qui a été reproduit dans l'édition la plus complète des OEuvres de Chamfort. Sa fin de carrière est un exemple terrible du germe de fanatisme qui peut se loger et se développer jusqu'au sein des natures les plus distinguées, les plus cultivées, et même les plus blasées en apparence. Chamfort continuera toutefois d'être cité au premier rang parmi ceux qui ont manié la saillie française avec le plus de dextérité et de hardiesse. Trop maladif et trop irrité pour mériter jamais d'obtenir une place dans la série des véritables moralistes, son nom restera attaché à quantité de mots concis, aigus, vibrants et pittoresques, qui piquent l'attention et qui se fixent bon gré mal gré dans le souvenir.

Méfiez-vous pourtant! je crains qu'il n'y ait toujours un peu d'arsenic au fond.

Lundi 29 sepembre 1851.

RULHIÈRE.

Trois hommes, dans le dernier tiers du xvIIIe siècle, se distinguèrent comme à l'envi l'un de l'autre par un esprit fin, piquant, satirique, moqueur, et donnèrent en même temps des preuves d'un esprit sérieux; ce furent Chamfort, dont nous parlions la dernière fois, Rivarol, dont nous parlerons peutêtre un jour, et Rulhière, dont quelques ouvrages intéressants sont restés, dont on a retenu quelques jolies pièces de vers, et qui mérite certainement une étude. Rulhière a sa physionomie à part; il a un talent réel, un style; c'est un écrivain non-seulement spirituel, mais savant et habile, qui, après avoir longtemps disséminé ses finesses et ses élégances sur des sujets de société, a essayé de rassembler finalement ses forces, de les appliquer aux grands sujets de l'histoire, et y a, jusqu'à un certain point, réussi.

Homme du monde et du très-grand monde, tenant à passer pour tel, réservé, diplomatique et un peu enveloppé, très-peu enclin aux confessions, on ne sait presque rien de précis sur ses débuts. On le fait naître vers 1735 (d'autres disent plus tôt); il était fils et petit-fils d'inspecteurs de la maréchaussée de l'Ile-de-France; il étudia au collège Louis-le-Grand, servit au sortir de là dans les gendarmes de la garde, et fut aide-decamp du maréchal de Richelieu. Puis, passant du service militaire dans la diplomatie, on le voit attaché au baron de Breteuil en qualité de secrétaire. M. de Breteuil avait été nommé en 1760 ministre plénipotentiaire en Russie; Rulhière l'y suivit; il assista de près à la révolution qui, en 1762, précipita Pierre III et mit Catherine II sur le trône. Il s'appliqua, sui

vant la nature de son esprit observateur, à tout deviner, à tout démêler dans cet événement extraordinaire, et il en fit, à son retour à Paris, des récits qui charmèrent la société. La comtesse d'Egmont, fille du maréchal de Richelieu, et qui était la divinité de Rulhière, lui demanda d'écrire ce qu'il contait si bien : il lui obéit, et, une fois la relation écrite, l'amour-propre d'auteur l'emportant sur la prudence du diplomate, les lectures se multiplièrent. Elles firent événement. Catherine II et ses admirateurs furent alarmés; on mit tout en œuvre auprès de Rulhière pour qu'il supprimât sa relation, ou pour qu'il l'altérât il résista à toutes les offres avec une honorable fermeté. Grimm, si fait d'ailleurs pour goûter Rulhière, avec lequel il avait plus d'un rapport d'esprit, nous l'a représenté à l'une de ces lectures qu'il faisait de sa Révolution de Russie chez Mme Geoffrin, et, si l'on s'en tenait à cette page de Grimm, destinée à être lue à Saint-Pétersbourg, on prendrait de Rulhière une idée fort injuste: on le croirait un homme de talent indiscret et étourdi, tandis qu'il n'était rien moins que cela. S'il céda, dans un cas unique, à une première indiscrétion, il mit tous ses soins à réparer insensiblement l'impression qu'elle avait pu faire et à n'en pas commettre une seconde. Rulhière, sous une enveloppe un peu épaisse et un peu forte, était un homme fin, adroit, circonspect et mesuré, néanmoins beaucoup plus homme de lettres au fond qu'il ne voulait le paraître, cherchant partout autour de lui des sujets d'épigrammes, de comédie, d'histoire, et s'y appliquant ensuite sous main, à loisir, avec lenteur, sans s'exposer au public, en se bornant à captiver la société de son temps, et en se ménageant une perspective lointaine vers la postérité.

Vers l'année 1770; il était tout à fait en vogue par deux ouvrages de genre différent, mais qui tenaient à une même nature d'esprit, par ce récit anecdotique de la Révolution de Russie et par un discours en vers sur les Disputes. Voltaire, à qui Rulhière avait envoyé ce discours, lui avait répondu : << Je vous remercie, Monsieur, du plus grand plaisir que j'aie eu depuis longtemps. J'aime les beaux vers à la folie. Ceux que vous avez eu la bonté de m'envoyer sont tels que ceux que l'on faisait il y a cent ans, lorsque les Boileau, les Molière, les La Fontaine étaient au monde. J'ai osé, dans ma dernière maladie, écrire une lettre à Nicolas Despréaux; vous avez bien

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