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exquis, élégant, d'une simplicité qui était le dernier degré du bon goût et de la recherche fine. Mais tout cela n'était fait pour être vu et apprécié que de très-près. Avec Mirabeau, au contraire, tout sort des proportions ordinaires; sa personne entière est taillée sur un autre patron. Il a le masque de l'orateur et du grand acteur tribunitien: ce masque-là, pas plus que celui de l'acteur antique, n'est fait pour être vu de plus près que de l'amphithéâtre. La statue grandiose, pour que chaque trait n'en paraisse pas trop gros et exagéré, a besoin d'être placée à sa perspective. De même, quant aux modes, Mirabeau se gardait bien, par instinct encore plus que par calcul, d'adopter celles d'alors, si minces, si mesquines, si étriquées. Lui, selon l'expression de son père, qui le jugeait très-bien cette fois, il avait des manières nobles et le faste des habits en un siècle de mode dépenaillée. » Au monde de Versailles, il pouvait sembler, à première vue, n'avoir pas l'habitude du grand monde; mais au monde de Paris et à tout ce qui n'était pas de la Cour et des petits appartements, il semblait dans sa mise, dans son geste et dans ses manières, et même en ses familiarités, un grand seigneur d'autrefois qui se mettait avec luxe et caprice. Lui qui jugeait si bien les hommes par le dedans, il savait que la plupart ne se forment une idée des autres que par leur dehors et par leur autour (l'expression est de lui). Il savait encore qu'il faut du reluisant au peuple. C'est ainsi que naturellement, instinctivement, autant qu'il l'eût fait par politique, il était revêtu et comme investi en toute sa personne d'un certain appareil qui, au premier aspect, et dans un salon où le bon goût est d'éteindre ou d'adoucir toute chose, faisait un peu de détonation et de fracas. Mais, à ce dîner, la première impression passée, il fut charmant, séduisant, traitant les plus vastes sujets avec une énergie brillante; et, sur le chapitre de l'Allemagne en particulier auquel M. de La Marck l'amena, il parla encore mieux qu'il n'en avait écrit. M. de La Marck, à ce dîner, eut un mérite : il se sentit aussitôt un vif attrait pour Mirabeau, un attrait non pas fugitif et de simple curiosité, mais réel et qui devait aboutir à l'amitié la plus solide et la plus sérieuse.

Ce ne fut pourtant pas cette année même qu'elle se noua. Après quelques visites qui suivirent le dîner de Versailles, ils se perdirent quelque temps de vue, et ne se retrouvèrent

qu'aux États-Généraux. M. de La Marck, tout étranger qu'il était de naissance, put être nommé membre des États-Généraux, à la faveur de quelques fiefs qu'il possédait dans le -royaume. Membre de l'Ordre de la noblesse, et ayant cru devoir suivre les premières démarches du corps auquel il appartenait, il ne rencontra Mirabeau à l'Assemblée qu'après la réunion des trois Ordres. Ce fut Mirabeau qui, le premier, s'approcha de lui, en lui disant : « Ne reconnaissez-vous plus vos anciens amis? Vous ne m'avez encore rien dit. » Ils renouèrent en quelques mots : «< Avec un aristocrate comme vous, ajouta Mirabeau, je m'entendrai toujours facilement. » Au premier dîner qu'ils firent ensemble, tête à tète, Mirabeau débuta en disant : « Vous êtes bien mécontent de moi, n'est-ce pas ? » << De vous et de bien d'autres. >> - « Si cela est, vous devez commencer par l'être de ceux qui habitent le Château. Le vaisseau de l'État est battu par la plus violente tempête, et il n'y a personne à la barre. »

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Ce mot il n'y a personne à la barre, exprimait déjà la pensée de Mirabeau. C'était M. Necker qui dirigeait alors, et Mirabeau ne jugeait certes pas que ce fût un pilote. Il développa ses idées sur la situation à M. de La Marck et ses vues générales sur une direction possible :

« Le sort de la France est décidé, s'écria Mirabeau; les mots de liberté, d'impôts consentis par le peuple ont retenti dans tout le royaume. On ne sortira plus de là sans un gouvernement plus ou moins semblable à celui de l'Angleterre.

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<< A travers toutes ses déclamations et le mépris qu'il répandait sur les ministres, il se montrait monarchique, et répétait que ce n'était pas sa faule si on le repoussait et si on le forçait, pour sa sûreté personnelle, à se faire le chef du parti populaire : « Le temps est venu, dit-il, où il faut estimer les hommes d'après ce qu'ils portent dans ce petit espace, là, sous le front, entre les deux sourcils. »

Ceci se passait à la fin du mois de juin 1789. Un mois auparavant, dans les derniers jours de mai, Mirabeau avait fait une ouverture de ce genre à M. Malouet : « J'ai désiré, lui avait-il dit, une explication avec vous parce qu'au travers de votre modération, je vous reconnais ami de la liberté, et je suis peut-être plus effrayé que vous de la fermentation que je vois dans les esprits et des malheurs qui peuvent en résulter. Je ne suis point homme à me rendre lâchement au despotisme.

Je veux une constitution libre, mais monarchique. Je ne veux point ébranler la monarchie..... Vous êtes lié avec MM. Necker et de Montmorin, vous devez savoir ce qu'ils veulent et s'ils ont un plan; si ce plan est raisonnable, je le défendrai. »> M. Malouet avait fait part de cette conversation à MM. Necker et de Montmorin; mais il les avait trouvés tellement resserrés et timides, tellement en méfiance et en répugnance de traiter avec Mirabeau, qu'il avait dû renoncer à toute insistance, et l'ouverture en était restée là de ce côté. Mirabeau, après ses premiers éclats de tribune, revenait à la charge du côté de M. de La Marck. En agissant ainsi, il était sincère et tout à fait d'accord avec le fond de sa pensée politique. Six mois auparavant et lorsqu'il partait pour se faire élire en Provence, son père, le marquis, écrivait de lui au bailli (22 janvier 1789): << Il dit hautement qu'il ne souffrira pas qu'on démonarchise la France, et en même temps il est l'ami des coryphées du Tiers. » La double pensée politique de Mirabeau, dès avant l'ouverture des États-Généraux, était tout entière dans ces deux mots, et l'on peut dire qu'il ne cessa d'en poursuivre l'accord et la mise en action depuis le premier jour de sa vie législative jusqu'à sa mort, avec toutes les secousses pourtant, les intermittences et les fréquents écarts qu'apportaient dans sa marche et dans sa conduite ses impétuosités d'humeur et de caractère, ses instincts d'orateur et de tribun, ses nécessités de tactique, et ses irritations personnelles. Mais ces écarts et, pour tout dire, ces échappées, par où il déjoue et rompt parfois sa ligne générale, se réduisent de beaucoup, aujourd'hui qu'on a la clef de tout, et qu'on peut, durant cette période dernière, le suivre presque jour par jour, et sur le théâtre, et derrière la scène.

Sur quelques mots plus positifs que Mirabeau dit à M. de La Marck, au sortir d'un dîner où il s'était exprimé avec modération «< Faites donc qu'au Château on me sache plus disposé pour eux que contre eux, » M. de La Marck se décida à quelques ouvertures précises. Mais il ne le fit point sans s'être auparavant convaincu que le soupçon de vénalité, assez généralement répandu sur Mirabeau, était sans fondement. Non pas que, dans sa vie besoigneuse depuis sa sortie de Vincennes jusqu'à son entrée aux États-Généraux, Mirabeau, pour subvenir à ses besoins de tout genre, intellectuels et autres, n'ait

eu souvent recours à des expédients dont on aimerait mieux que la fortune l'eût affranchi; mais, en mainte circonstance notable, manquant de tout, lui homme de puissance et de travail, qui ne pouvait se passer à chaque instant de bien des instruments à son usage, lui qui était naturellement de grande et forte vie (comme disait son père), manquant même d'un écu, réduit à mettre jusqu'à ses habits habillés et ses dentelles en gage, il avait résisté à rien écrire qui ne fût dans sa ligne et dans sa visée politique, à prendre du moins les choses dans leur ensemble. M. de La Marck, après s'être bien assuré du fond de la situation, et particulièrement que Mirabeau ne trempait en rien, comme ses ennemis l'en accusaient, dans le parti d'Orléans, ne trouvant en lui qu'un homme du plus haut talent et de la première capacité entravé par des embarras subalternes, résolut de l'aider à en sortir et à reconquérir dignité, liberté d'action, indépendance :,ce point gagné, le reste devait suivre immanquablement. Il commença par l'aider directement lui-même et en ami délicat. Puis il fit quelques tentatives auprès d'un des membres du ministère, M. de Cicé, archevêque de Bordeaux, alors garde des sceaux, pour voir si la bonne volonté de Mirabeau ne pourrait pas être mise à profit pour le bien de tous. Mais rien n'était à espérer de ce côté tant que M. Necker serait le maître. « Cependant, disait Mirabeau à M. de La Marck, quelle position m'est-il donc possible de prendre? Le Gouvernement me repousse, et je ne puis que me placer dans le parti de l'opposition, qui est révolutionnaire, ou risquer de perdre ma popularité, qui est ma force. Les armées sont en présence; il faut négocier ou se battre; le Gouvernement, qui ne fait ni l'un ni l'autre, joue un jeu très-dangereux. >>

A quelque temps de là, M. de La Marck fit dire un mot à la reine au sujet de ses liaisons déjà intimes et remarquées avec Mirabeau; il faisait pressentir discrètement quel était son espoir en les entretenant, et qu'il y avait peut-être à tirer parti d'un tel homme, dans l'intérêt même de la monarchie. Peu de jours après, la reine répondit elle-même à M. de La Marck : « Je n'ai jamais douté de vos sentiments, et, quand j'ai su que vous étiez lié avec Mirabeau, j'ai bien pensé que c'était dans de bonnes intentions; mais vous ne pourrez jamais rien sur lui; et quant à ce que vous jugez nécessaire de la part des minis

tres du roi, je ne suis pas de votre avis. Nous ne serons jamais assez malheureux, je pense, pour être réduits à la pénible extrémité de recourir à Mirabeau. >>

Ces résistances que Mirabeau rencontrait de toutes parts pour un emploi salutaire et régulier de toute sa force le faisaient souffrir; il ressentait profondément ce manque d'autorité morale au sein de sa renommée et de son génie : « Ah! que l'immoralité de ma jeunesse fait de tort à la chose publique!» répétait-il souvent. Il se rejetait alors vers ce qui lui était le plus ouvert et le plus facile, vers ces larges pentes de l'orateur éloquent et populaire, où tout le conviait. Il s'y précipitait de toute l'impétuosité et de tout le torrent de sa parole qui lançait le tonnerre et recueillait l'applaudissement. Puis, tout à coup, sa perspicacité d'homme d'État revenait à la traverse pour l'avertir qu'il poussait lui-même à l'abîme; et redescendu du théâtre et du rôle : « Mais à quoi donc pensent ces gens-là? disait-il en parlant de la Cour (septembre 1789); ne voient-ils pas les abîmes qui se creusent sous leurs pas ? »

« Une fois même, poussé à un état d'exaspération plus violent que de coutume, il s'écria : « Tout est perdu; le roi et la reine y périront, et vous le verrez: la populace battra leurs cadavres. » — Il remarqua, ajoute M. de La Marck, l'horreur que me causait cette expression. « Oui, oui, répéta-t-il, on battra leurs cadavres; vous ne comprenez pas assez les dangers de leur position; il faudrait cependant les leur faire connaître. »

Après les journées des 5 et 6 octobre qui amenèrent le roi et la reine captifs à Paris, journées auxquelles, malgré d'odieuses calomnies, il ne prit aucune part que pour les déplorer et s'en indigner, Mirabeau, sentant que la monarchie ainsi avilie aurait eu besoin de se relever aussitôt par quelque grand acte, dressa un Mémoire qu'on peut lire à la date du 15 octobre 1789. Ce Mémoire présentait tout un plan de conduite, hardi, monarchique, et nullement contre-révolutionnaire. Car, ne l'oublions pas, l'objet constant de Mirabeau, dans ses Notes et correspondances avec la Cour, de quelque date qu'elles soient, et quelles qu'en paraissent d'ailleurs les variantes de ton, son but fixe est de concilier la liberté nationale et la monarchie, de chercher à former la coalition entre le pouvoir exécutif et le pouvoir législatif, sans laquelle un empire tel que la France ne peut durer. Ce n'est pas une

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