Images de page
PDF
ePub

royauté républicaine à la façon de La Fayette qu'il veut; on le voit, au contraire, vouloir retrancher de la Constitution les idées républicaines qui y pénètrent sous l'influence de La Fayette et qui vont en faire un code d'anarchie, de dissensions civiles et de conflits d'autorité. Mirabeau veut allier les principes du gouvernement représentatif avec ceux du gouvernement monarchique régénéré; il veut la pleine indépendance du pouvoir exécutif dans sa sphère. Son point de départ est toujours la Révolution, qu'il considère comme irrévocable dans ses grands résultats de destruction; et cette table rase de l'égalité civile, ce vaste niveau qui s'étend sur la ruine des corps privilégiés, lui semble, si l'on sait en user, aussi favorable pour le moins à la royauté qu'au peuple. Il se montre désireux d'ailleurs, en toute occasion, de diminuer l'influence de Paris et sa prédominance sur les provinces. Il connaît ce grand centre et foyer de corruption, et, de bonne heure, il en désespère : «< Au lieu de chercher à changer la température de Paris, ce qu'on n'obtiendra jamais, il faut au contraire s'en servir pour détacher les provinces de la capitale. » Il aspire constamment, dans ses divers projets, à affranchir de cette influence parisienne factice et inflammatoire et la royauté et les provinces. Ces idées saines, mais hardies, de Mirabeau, pouvaient difficilement arriver à leur adresse. Le Mémoire du 45 octobre fut remis par le comte de La Marck à Monsieur (depuis Louis XVIII), dans l'espérance qu'il en parlerait à la reine « Vous vous trompez, dit Monsieur au comte de La Marck, en croyant qu'il soit au pouvoir de la reine de déterminer le roi dans une question aussi grave. » Et insistant sur la faiblesse et l'indécision du roi, qui était au delà de tout ce qu'on pouvait dire : « Pour vous faire une idée de son caractère, poursuivit Monsieur, imaginez des boules d'ivoire huilées, que vous vous efforceriez vainement de retenir ensemble. »

C'est alors que Mirabeau tenta sincèrement de se rapprocher de La Fayette, qui, depuis les journées d'octobre et par suite de la présence du roi à Paris, était le dictateur véritable. Jouissant à ce moment d'une popularité immense, il était censé auprès du roi le protéger contre les séditions du peuple, et auprès du peuple défendre la liberté contre les complots de la Cour. Ici, en dégageant les relations de Mirabeau avec La

Fayette de tout ce qui est secondaire et trop personnel et de quelques mauvaises paroles, en ne les prenant que dans leur ensemble et leur but, et dans leur véritable esprit, il nous est impossible, et nous croyons qu'il sera impossible à tout lecteur impartial, de ne pas arriver à un résultat des plus fàcheux pour l'illustre général et pour sa renommée historique définitive. Le point pour Mirabeau était de convaincre La Fayette que le danger était grand, qu'il ne s'agissait pas de tenir plus longtemps la royauté er. laisse, de la rabaisser continuellement et systématiquement dans l'opinion publique, de la garder à vue et de la tenir en chartre privée, avec un ministère étroit et insuffisant; que M. Necker était usé, que sa prévoyance était à courte échéance et s'était toujours bornée à la révolution de chaque mois; qu'il n'avait aucune vue d'avenir; qu'il n'y avait de ressource que dans un ministère véritablement capable et agissant, dans un ministère de première force; et alors, avec cette conscience de lui-même qu'il était en droit d'avoir, mettant sous le pied toute fausse modestie, Mirabeau se présentait avee cordialité et franchise. Il tendait la main à La Fayette et lui disait : « Me voilà! unissons-nous. » Il le lui redisait même après le décret de l'Assemblée qui interdisait à ses membres de devenir ministres. Il ne voulait qu'être le conseiller, mais un conseiller écouté. Il faut entendre cet incomparable appel :

[ocr errors]

Ici ce qui me reste à vous dire, écrivait Mirabeau à La Fayette, le 1er juin 1790, deviendrait embarrassant si j'étais, comme tant d'autres, gonflé de respect humain, cette ivraie de toute vertu; car ce que je pense et veux vous déclarer, c'est que je vaux mieux que tout cela, et que, borgne peut-être, mais borgne dans le royaume des aveugles, je vous suis plus nécessaire que tous vos Comités réunis Non qu'il ne faille des Comités, mais à diriger, et non à consulter; mais à répandre, propager, disperser, et non à transformer en Conseil privé; comme si l'indécision n'était pas toujours le résultat de la délibération de plusieurs, lorsque ce résultat n'était pas la précipitation, et que la décision ne fût pas notre premier besoin et notre unique moyen de salut. Je vous suis plus nécessaire que tous ces gens-là ; et toutefois, si vous ne vous défiez pas de moi, au moins ne vous y confiez-vous pas du tout. Cependant, à quoi pensez-vous que je puisse vous être bon, tant que vous réserverez mon talent et mon action pour les cas particuliers où vous vous trouverez embarrassé, et qu'aussitôt sauvé ou non sauvé de cet embarras, perdant de vue ses conséquences et la nécessité d'une marche systématique dont tous les détails soient en rapport avec un but déter

miné, vous me laisserez sous la remise pour ne me provoquer de nouveau que dans une crise? >>

Et il s'offre nettement, hardiment, à lui pour être son conseil habituel, son ami abandonné, « le dictateur enfin, permettez-moi l'expression, dit-il, du dictateur :

<< Car je devrais l'être, avec cette différence que celui-là doit toujours être tenu de développer et de démontrer, tandis que celui-ci n'est plus rien s'il permet au Gouvernement la discussion, l'examen. Oh! Monsieur de La Fayette! Richelieu fut Richelieu contre la nation pour la Cour, et, quoique Richelieu ait fait beaucoup de mal à la liberté publique, il fit une assez grande masse de bien à la monarchie. Soyez Richelieu sur la Cour pour la nation, et vous referez la monarchie, en agrandissant et consolidant la liberté publique. Mais Richelieu avait son capucin Joseph; ayez donc aussi votre Éminence grise; ou vous vous perdrez en ne nous sauvant pas. Vos grandes qualités ont besoin de mon impulsion; mon impulsion a besoin de vos grandes qualités; et vous en croyez de petits hommes qui, pour de petites considérations, par de petites manœuvres, et dans de petites vues, veulent nous rendre inutiles l'un à l'autre, et vous ne voyez pas qu'il faut que vous m'épousiez et me croyiez, en raison de ce que vos stupides partisans m'ont plus décrié, m'ont plus écarté! — Ah! vous forfaites à votre destinée! »

A de tels accents La Fayette restait sourd ou n'ouvrait l'oreille qu'à demi. Il s'en tirait, comme il fit toujours, avec des mots, des compliments, des demi-partis, éludant les difficultés avec une grande habileté de détail, les ajournant, ne les prévenant et ne les embrassant jamais; « n'ayant pas la force de composer un bon ministère, ni le courage d'en former un trop mauvais; également incapable de manquer de foi et de tenir parole à temps; » plus amoureux de louange que de pouvoir réel et d'action; ménager avant tout de sa gloire et de sa vertu, soigneux de sa chasteté. Dans ses Mémoires, où l'homme d'esprit, l'homme de tenue et de bon ton a recouvert les fautes du personnage politique, il est convenu lui-même de quelquesuns de ces torts: « La Fayette, dit-il, eut des torts avec Mirabeau, dont l'immoralité le choquait; quelque plaisir qu'il trouvât à sa conversation, et malgré beaucoup d'admiration pour de sublimes talents, il ne pouvait s'empêcher de lui témoigner une mésestime qui le blessait. » Il est bon que ceux qui mettent la main aux affaires publiques et aux choses qui concernent le salut des peuples le sachent bien, les hommes en face

de qui ils se rencontrent, et qui souvent sont le plus faits pour être pris en considération, ne sont pas précisément des vierges, et il n'est pas de plus grande étroitesse d'esprit que de l'être soi-même à leur égard plus qu'il ne convient. Oh ! que Mirabeau le sentait lorsque, impatient de ces éternelles remises de l'homme aux indécisions (c'est ainsi qu'il appelle La Fayette), et de cette pudibonderie si hors de propos, irrité de voir en tout et partout les honnêtes gens de ce bord en réserve et en garde contre lui, il s'écrie: « Je leur montrerai ce qui est trèsvrai, qu'ils n'ont ni dans la tête, ni dans l'âme, aucun élément de sociabilité politique. » Et relevant la tête en homme qui, avec ses taches, avait son principe d'honneur aussi et le sentiment de sa dignité, il écrivait un jour (1er décembre 1789) à La Fayette, sans craindre d'aborder le point délicat et qui recélait la plaie :

« J'ai beaucoup de dettes, qui en masse ne font pas une somme énorme ; j'ai beaucoup de dettes, et c'est la meilleure réponse que les événements puissent faire aux confabulations des calomniateurs. Mais il n'est pas une action dans ma vie, et même parmi mes torts, que je ne puisse établir de manière à faire mourir de honte mes ennemis, s'ils savaient rougir.-Croyez-moi, Monsieur le marquis, si ce n'est qu'ainsi qu'on veut m'arrêter, ma course n'est pas finie, car je suis ennuyé plutôt que las, et las plutôt que découragé ou blessé ; et, si l'on continue à me nier le mouvement, pour toute réponse je marcherai. »

Il marcha en effet, et, à l'heure qu'il est, ces paroles, reproduites dans leur texte fidèle, vont éclater plus haut que jamais et retentir. Après la rupture définitive avec La Fayette, écrivant au comte de Ségur qui la déplorait, et qui, comme intermédiaire entre les deux, avait fait à Mirabeau quelques reproches: «< Ah! Monsieur, s'écriait celui-ci, je suis bien tranquille sur l'histoire; si mon nom, lié à de grands événements, y surnage, il ne rappellera l'idée de grandes faiblesses qu'en y joignant celle d'un amour bien vrai de la liberté, d'un caractère très-décidé et d'une loyauté vraiment voisine de la duperie. Je désire, pour vous, que celui de votre ami y parvienne de même. » Et dans le même temps, dans une lettre à M. de La Marck (3 octobre 1790): « Je pouvais imprimer hier à M. de La Fayette une tache ineffaçable que, jusqu'ici, je ne lui destine que dans l'histoire. Je ne l'ai pas fait; j'ai montré le sabre, et je n'ai pas frappé. Le temps le frappera assez pour moi. »

En attendant, dans les Notes à la Cour qu'il eut bientôt l'occasion d'adresser, Mirabeau ne cessa de s'élever de toutes ses forces contre «< cette dictature ignominieuse qui séparait le roi de ses peuples, le tenait en quelque sorte en état de guerre avec eux, leur servait d'intermédiaire, et, dans ce rôle non moins indécent que perfide, usurpait l'autorité, le respect et la confiance,» absorbant à son profit toute la popularité, et ne laissant remonter au trône que le blâme tout justement le contraire d'un vrai ministère constitutionnel! C'était dégra- . der, en effet, la royauté et l'abaisser, sans vouloir pourtant la république; car M. de La Fayette, toutes les fois qu'il la vit autre part qu'en Amérique, recula devant et se mit en travers. Telle était l'inconséquence.

Cependant, si nous nous reportons à la date des derniers mois de 89, nous trouvons Mirabeau bouillonnant d'impatience, de «< cette impatience du talent, de la force et du courage,» souffrant de son inaction et de son inutilité réelle au milieu de ses travaux sans nombre et de ses succès retentissants, jugeant admirablement cette Cour et cette race royale qu'il voudrait servir et réconcilier avec la cause de la Révolution :

« Il n'y a qu'une chose de claire, écrivait-il (29 décembre 1789), c'est qu'ils voudraient bien trouver, pour s'en servir, des êtres amphibies qui, avec le talent d'un homme, eussent l'âme d'un laquais. Ce qui les perdra irrémédiablement, c'est d'avoir peur des hommes, et de transporter toujours les petites répugnances et les frêles attraits d'un autre ordre de choses dans celui où ce qu'il y a de plus fort ne l'est pas encore assez; où ils seraient très-forts eux-mêmes, qu'ils auraient encore besoin, pour l'opinion, de s'entourer de gens forts. >>

Et un peu après (27 janvier 1790) :

<< Du côté de la Cour, oh! quelles balles de coton, quels tâtonneurs! quelle pusillanimité! quelle insouciance! quel assemblage grotesque de vieilles idées et de nouveaux projets, de petites répugnances et de désirs d'enfants, de volontés et de nolontés, d'amours et de haines avortés! »

Et il s'écrie avec le regret naturel aux hommes capables qui, si haute qu'on prenne leur mesure, sentent qu'ils ne l'ont pas donnée tout entière : «Eh quoi! en nul pays du monde, la balle ne viendra-t-elle donc au joueur! »

« PrécédentContinuer »