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d'Egypte, il nommait numéro par numéro, les huit ou dix demi-brigades qui y avaient pris part.

On connaît aussi cette autre anecdote : à Erfurth, le prince Primat ayant parlé de la constitution de l'empire germanique comme datant de 1409, Napoléon fit remarquer qu'elle remontait à 1336, sous le règne de l'empereur Charles IV; et comme devant cette mémoire prodigieuse tout le monde s'étonnait, Napoléon dit alors : « Quand j'étais simple lieutenant d'artillerie, à Valence, j'aimais peu le monde et vivais très retiré; un hasard heureux m'avait logé près d'un libraire instruit et des plus complaisants : je lus et relus sa bibliothèque. La nature m'a doué de la mémoire des chiffres. >>

Faut-il encore rappeler ce trait cité par Ségur. Celui-ci chargé de visiter toutes les places du littoral du Nord avait remis son rapport : « J'ai vu tous vos états de situation, me dit le Premier Consul, ils sont exacts. Cependant, vous avez oublié à Ostende deux canons de Quatre. » Et Napoléon lui désigna l'endroit : « Une chaussée en arrière de la ville. » C'était vrai.

D'ailleurs, voici comment, à Sainte-Hélène, Napoléon lui-même appréciait cette faculté: « Une tête sans mémoire est une place sans garnison. La. mienne était heureuse; elle n'était point générale, absolue, mais relative, fidèle et seulement pour ce qui m'était nécessaire... Elle tenait du cœur et conservait le souvenir de tout ce qui lui avait été cher. »

Nous parlerons ailleurs de cette mémoire toute spéciale qui est une des charmantes qualités de l'ame de Napoléon.

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Quant à la volonté, dont les manifestations aboutissent à la responsabilité humaine, rarement faculté se rencontra à un degré aussi puissant que chez Napoléon.

Tantôt l'âme découvre avec la promptitude de l'éclair ce qu'elle doit faire dans une circonstance donnée; tantôt, au contraire, elle délibère. La détermination prise, il n'y a plus de place que pour l'action, celle-ci peut y être conforme ou opposée.

C'est du genre de résolution, mobile et incertain chez les uns, ferme et invariable chez les autres, et de l'exécution ou de l'abandon de la détermination prise, que résultent le caractère et la personnalité de l'individu.

M. Thiers l'a dit excellemment : « En lui, concevoir, vouloir, agir, étaient un seul acte indivisible, d'une rapidité incroyable, de manière qu'entre la pensée et l'action, il n'y avait pas un instant perdu pour réfléchir et se résoudre. » Toutefois, cette volonté de fer, qui devait le conduire à des résultats gigantesques, Napoléon savait la faire plier devant une circonstance supérieure. Loin d'être un témoignage de faiblesse, c'est là une des marques les plus évidentes du génie. En veut-on des exemples frappants?

En 1797, menacé par l'arrivée de l'ennemi, Bonaparte lève le siège de Mantoue qu'il avait entrepris avec tant de chances de réussir; il prend son parti en quelques instants et, par cette résolution, les Autrichiens subissent un nouvel échec, sans pouvoir sauver cette ville que Bonaparte a, si opportunément, abandonnée.

En 1805, Villeneuve n'apparaît pas dans la Manche où il devait se présenter avec la flotte pour faciliter la descente en Angleterre. Le premier mouvement donné à la colère, Napoléon fait aussitôt le sacrifice de son projet d'expédition maritime; en une nuit, il dicte tout le plan de cette campagne d'Ulm et d'Austerlitz; ses ordres sont donnés. Le lendemain, la grande armée exécutait son mouvement et se portait sur le Rhin.

Une troisième fois, c'était en 1814, Napoléon marchait sur Saint-Dizier, pour couper la retraite aux coalisés imprudemment engagés jusqu'aux portes de la capitale. Les nouvelles de Paris lui parviennent peu dans sa marche sur l'Est; il prévoit les faiblesses et les trahisons qui pourront ouvrir les portes aux envahisseurs : il revient subitement sur ses pas et se précipite à marches forcées dans la direction de la Seine et de Fontainebleau, où il n'arrivera que pour signer son abdication et consommer son malheur.

Encore une fois, on ne saurait invoquer ces faits comme une preuve d'absence de la volonté, ils sont, au contraire, le résultat d'un raisonnement puissant qui sait faire les sacrifices nécessaires et tirer d'une situation compromise des effets heureux et imprévus.

Mais, à côté de ces dons prodigieux de la nature, il faut voir l'usage qui en a été fait. Alors, il semblera bien que, pour résumer tous les traits de cette physionomie morale, aucune parole ne vaut celle qui avait été dite plus d'un siècle avant par La Rochefoucauld: « Il ne suffit pas d'avoir de

grandes qualités, il faut encore en avoir l'économie. >>

§2. Principes philosophiques et moraux de Napoléon.

Aucun des grands problèmes qui agitent l'esprit humain ne resta étranger à Napoléon; ses paroles et ses écrits reflètent la profondeur de ses pensées.

Théiste, il attaquera avec succès les matérialistes et les athées de son temps; spiritualiste, il a des principes sérieux et invariables sur toutes les questions où l'âme est en jeu; moraliste, il montre pour tout ce qui touche aux grands problèmes de la volonté et de la responsabilité une attention inquiète, une conviction arrêtée. Sous son règne, le matérialisme n'aura pas le droit de relever la tête; sa raison, son esprit mathématique, l'éloigneront des utopies de ceux qu'il appelle dédaigneusement les idéologues; enfin le souverain ne tolérera jamais qu'aucune atteinte soit portée aux grands principes de l'autorité, de la justice, de la famille.

Quelque étrange que cela puisse sembler à ceux qui n'ont étudié que superficiellement ce grand caractère, il a, sur le pouvoir, sur la société civile, reçu les leçons du grand siècle. Par un phénomène dont peut-être il ne s'est pas rendu compte lui-même, mais qui est chez lui comme le résultat d'un instinct de génie, il sent qu'il a charge d'âmes vis-à-vis de la Providence; il ne laissera pas entamer le pouvoir, moins par orgueil personnel que

par cette espèce de sens intime qui lui fait voir le danger qu'il y aurait pour la grande famille des gouvernements à laisser envahir leurs fonctions (A).

Celui qui, en 1815, disait à Benjamin Constant qu'il ne voulait pas être le roi d'une jacquerie, savait bien qu'à cette date le peuple seul pouvait sauver son trône; le parlementarisme de la Révolution avait trop étalé ses fautes et ses crimes, pour qu'il crût à la reconstitution de la France par ce moyen, pourquoi, cependant, ne voulut-il pas y porter la main, au lendemain de Waterloo? Parce qu'une force intérieure lui disait qu'en sauvant son trône par une révolution populaire, il compromettait à jamais et brisait les instruments du pouvoir entre les mains de ses successeurs. On lui avait tant répété qu'il était le seul obstacle au bonheur de la France, qu'il fit semblant de le croire en juin 1815, comme en 1814; il partit de son plein gré, laissant du moins à ceux qui allaient le remplacer, le principe même du pouvoir intact et inviolé.

Si, maintenant, nous pénétrons avec Napoléon dans les abîmes mystérieux de sa conscience, nous y retrouverons les principes et les sentiments. qui ont dicté sa conduite privée aussi bien que ses vues politiques.

Dans ses études intimes, il trouvait à SainteHélène les seules consolations qu'on lui ait laissées; il faut lire avec lui, dans la destinée hu

(A) Dans une note de 1808 au cardinal Caprara : « Celui qui maudit les rois est maudit par Dieu. >>

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