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qu'il compte pour jeter le trouble dans la conscience des vainqueurs. Il les voue à l'exécration de ses compatriotes et de la postérité : « Il veut noircir du pinceau de l'infamie ceux qui ont trahi la cause commune; il veut appeler au tribunal de l'opinion ceux qui gouvernent, détailler leurs vexations, découvrir leurs sourdes menées. » On voit par ces seules lignes que cet écrit était loin de rester dans les hauteurs sereines et calmes de l'histoire ; c'était plutôt une œuvre de passion; comme telle, destinée à une durée éphémère, disons le mot, ce devait être, d'après ce que nous en connaissons, un pamphlet.

L'orgueil perce à toutes les lignes de cette étrange missive « Une étude de la langue française commencée de bonne heure; de longues observations, m'ont mis à même d'espérer quelques succès... Quel que soit le succès de mon ouvrage, etc. ».

Paoli, pour lequel Bonaparte n'avait pas assez d'éloges, conseilla à son jeune correspondant de modifier la plus grande partie de son ouvrage. Napoléon le fit et bientôt, dit M. Jung, « il transformait son histoire en récits légendaires placés dans la bouche d'un vieux montagnard. C'était une façon de chant homérique, en prose. » Cette étrange production devait, dans l'esprit de son auteur, être adressée à M. Necker, sous forme de mémoire.

Pendant qu'il s'occupait ainsi, sa manière de vivre était des plus bizarres; Napoléon ne paraissait pas s'en douter, quand, d'Auxonne (1), il écrivait à sa mère : « Je n'ai d'autre ressource ici que de travailler. Je ne m'habille que tous les huit jours;

je ne dors que très peu depuis ma maladie ; cela est incroyable. Je me couche à dix heures et je me lève à quatre heures du matin. Je ne fais qu'un repas par jour, à trois heures: cela me fait très bien à la santé. »

Malgré cette dernière assurance, Napoléon était arrivé à un tel état de faiblesse que l'air natal et le repos devenaient nécessaires. Le 10 septembre 1789, il arrivait en Corse, où il devait rester six mois pour refaire ses forces ébranlées. Mais bientôt l'ardeur de son tempérament l'arrachant aux soins de la famille, il prenait part, avec une passion ardente, aux luttes de toute espèce qui déchiraient son pays.

Les idées de la révolution française, en pénétrant dans l'île, avaient trouvé un terrain admirablement préparé par le caractère aventureux et enthousiaste de la population. Les Corses, qui avaient réellement de nombreux sujets de plaintes contre l'administration française, envoyèrent le 31 octobre, à l'Assemblée nationale, une adresse dans laquelle ils exposaient leurs griefs; il va sans dire que Napoléon, qui, le premier la signa, en était l'auteur.

Bien autrement importante est la lettre qu'il adresse le 23 janvier 1790, à Mattéo Buttafoco, maréchal de camp, député de la noblesse Corse à l'Assemblée Constituante. Dans ce factum, daté de «son cabinet de Milleli» (une grotte où la légende le montre réfléchissant et travaillant, dès l'âge de huit ans, avant son départ pour Brienne), le jeune officier reproche à Buttafoco, qui s'est montré fidèle à la monarchie, dont il avait embrassé la

cause au moment de la guerre de l'indépendance, les épaulettes de général qu'il porte. Il le dépeint sous les couleurs les plus sombres; il le propose à l'indignation de tous ses collègues de l'Assemblée. Cette lettre au style bizarre, heurté, mais vigoureux, nous donne sur le caractère et le tempérament de son auteur des indications qu'il est bon de signaler ici. Sans doute, c'est toujours le même amour farouche de la liberté et de l'indépendance de la Corse! mais que penser des observations que ce jeune lieutenant se permet d'adresser aux représentants d'un grand pays! Quelle époque troublée, que celle où de semblables paroles n'étaient pas réprimées aussitôt par un châtiment exemplaire !

Quelques jours plus tard, Napoléon quittait son pays, emmenant avec lui son frère Louis qu'il se chargeait d'instruire et d'élever, puisque la royauté était désormais impuissante à lui assurer une place dans une école militaire.

Après quelques semaines de congé à Valence, Napoléon rentrait à Auxonne, qu'il ne quittera plus qu'au mois d'avril 1791.

C'est pendant ce séjour qu'il va faire imprimer, à Dôle, la lettre à Buttafoco, cette lettre qu'il fit brûler, lorsque, parvenu au pouvoir, Talleyrand lui rapporta ses œuvres de jeunesse. « Elle était empreinte de l'exaltation produite dans une jeune tête par les événements de la Révolution. » C'est ainsi qu'il la jugeait à cette époque.

Napoléon consacrait une grande partie de son temps à l'instruction de celui dont il devait faire

un roi de Hollande; le reste de ses loisirs, il l'employait à écrire des lettres sur l'histoire de la Corse. Le 24 juin 1790, Napoléon envoyait à l'abbé Raynal les deux premières de ces lettres.

Tout en conservant le cachet emphatique des premiers écrits de sa jeunesse, elles indiquent cependant dans son style et surtout dans ses idées un changement notable on voit apparaître dans ces esquisses historiques la véritable notion fondamentale de l'histoire des nations. Napoléon s'en rend compte et ce n'est pas sans une certaine éloquence et une grande conviction que, dès la dédicace, nous trouvons sous sa plume cette profession de foi « A combien de vicissitudes sont sujettes. les nations? Est-ce la Providence d'une intelligence supérieure ou est-ce le hasard aveugle qui dirige leur sort? Pardonne, ô Dieu ! mais la tyrannie, l'oppression, l'injustice dévastent la terre, et la terre est ton ouvrage. Les souffrances, les soucis sont le privilège du juste, et le juste est ton image... Quel tableau offre l'histoire moderne? Des peuples qui s'entretuent pour des scènes de famille et qui s'entr'égorgent au nom du moteur de l'univers ; des prêtres fourbes et avides qui les égarent par les grands moyens de l'imagination, de l'amour du merveilleux et de la terreur... » L'ouvrage contenait des maximes d'un républicanisme antique ; il est bon d'en citer quelques-unes pour montrer le chemin que le modeste lieutenant d'artillerie aurait à parcourir, non seulement dans le domaine des événements et des faits, mais plus encore dans celui des idées, avant de revêtir un jour la pourpre

impériale : « L'homme, dans l'état de nature, ne connut d'autre loi que son intérêt... Les rois régnèrent; avec eux, régna le despotisme. L'homme méprisé n'eut plus de volonté. Avili, il fut à peine l'ombre de l'homme libre. » Que d'amertume et de misanthropie dans cette pensée du jeune républicain: « Les puissances se jouent des intérêts de l'humanité et les méchants ont toujours des protecteurs. » Quel orgueil patriotique dans ces lignes : Lorsque les triumvirs offrirent au monde le hideux spectacle du crime heureux, la Corse et la Sicile furent le refuge de Pompée. Je vois avec plaisir ma patrie, à la honte de l'univers, servir d'asile aux derniers restes de la liberté romaine, aux héritiers de Caton. »

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Quel changement depuis les manifestations royalistes de Brienne et de Paris: mais aussi quel abîme entre cette foi républicaine et le despotisme impérial!

C'est au mois de décembre de cette même année 1790, que Bonaparte prit part au concours que l'Académie de Lyon avait ouvert sur ce sujet : « Déterminer les vérités et les sentiments qu'il importe le plus d'inculquer aux hommes pour leur bonheur. >>

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Après s'être dit : « Moi aussi, je suis peintre; après être revenu à son système d'adulation pour Raynal et Paoli, Napoléon entre, enfin, dans le vif de la question. Son travail contenait peut-être quelques idées justes, il célébrait sans doute avec l'enthousiasme que nous connaissons la forme républicaine de l'antiquité, mais à côté de cela, que

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