Images de page
PDF
ePub

face du problème, mais il serait non moins puéril d'y voir un péril certain, inévitable, quasi-fatal.

Les colonies, comme toute chose humaine, sont sujettes aux vicissitudes du temps. Personne n'a le don de prophétiser si ces vicissitudes seront malheureuses ou favorables. Mais il est au pouvoir de chacun de se rendre compte, en partant de données dès à présent acquises, de la probabilité plus ou moins grande d'un conflit colonial. Et il n'est pas douteux que la constitution internationale du bassin du Congo offre, à cet égard, des garanties qui n'existent pas ailleurs.

Quoiqu'on pense de l'œuvre de la Conférence de Berlin, il est certain que cette œuvre sortie du désir unanime des puissances de voir la colonisation de l'Afrique, au moment où celle-ci venait d'être ouverte au monde, commencer à se poursuivre d'une manière pacifique. Tel est le désir qu'elle poursuivit, et le préambule de l'Acte général le déclare hautement: « Voulant régler, dit-il, dans un esprit de bonne entente mutuelle les conditions les plus favorables au développement du commerce et de la civilisation dans certaines régions de l'Afrique...; désireux, d'autre part, de prévenir les malentendus et les contestations que pourraient soulever, à l'avenir, les prises de possessions nouvelles sur les côtes de l'Afrique, et préoccupés, en même temps des moyens d'accroître le bien-être moral et matériel des populations indigènes... »C'est dans ce but qu'a été créé le bassin conventionnel du Congo avec son régime spécial; c'est aussi dans ce but qu'on été insérés les articles 10 à 12 relatifs à la neutralité, et enfin, comme moyen pratique et efficace d'assurer la réalisation de ces idées pacifiques, l'Acte de Berlin contient un engagement de recourir à la médiation d'une ou de plusieurs puissances amies et, en outre, réserve la faculté de recourir à la procédure de l'arbitrage.

Il serait téméraire d'amoindrir la portée de pareilles dispositions et de leur dénier une efficacité réelle, et l'on trouverait avec peine un territoire où les chances, toujours possibles de conflits, soient entourées d'avance de garanties juridiques de la même valeur. Et s'il faut rechercher, en dehors des pensées d'équité, l'intérêt qui préside à tant d'actions humaines, qui ne sait que cet intérêt même assure souvent, d'une manière plus certaine que la justice peut-être, le maintien et l'équilibre des choses?

Les petites nations ne semblent point avoir à craindre, à cet égard, des destinées plus funestes que les nations plus puissantes. Pour n'en citer qu'un exemple, les colonies portugaises et hollandaises, qui ont donné lieu à tant de luttes à l'origine, n'ont entraîné ni la Hollande ni le Portugal dans aucune guerre extérieure depuis longtemps, bien que ces deux pays ne figurent plus au premier rang des puissances, et bien que leurs possessions d'outre-mer aient excité bien des fois de très vives convoitises. C'est que l'estime dont ils jouissaient, les relations amicales qu'ils avaient formées, leur passé, toute leur histoire enfin, ont protégé et défendu, aussi bien que des armes, leur patrimoine légitime.

Comment pourrait-il en être autrement pour la Belgique? Ce n'est

point une pure illusion de l'amour propre national que de s'imaginer qu'elle jouit des sympathies de l'Europe et du monde civilisé, puisque ces sympathies ont présidé à sa naissance, et se sont affirmées aux moments critiques de sa vie. Née à un heure troublée et dans des circonstances difficiles, elle n'a cessé de remplir, avec une fidélité rigoureuse, ses devoirs internationaux; la sagesse de ses gouvernants et de son peuple l'ont soustraite à toute révolution politique et lui ont assuré un développement sans égal; elle est devenue une grande puissance conomique sans porter ombrage à personne; bien plus, la loyauté de ses sujets, la sûreté de leurs relations, leur esprit d'initiative, tout l'ensemble du caractère national, en un mot, lui ont créé une réputation enviée, et n'ont cessé de donner aux amitiés anciennes comme aux amitiées nouvelles qu'elle s'est acquises, une solidité et inviolabilité qui ne sauraient se démentir, si elle y faisait appel.

Conséquences de l'annexion au point de vue économique
et financier.

Il reste à examiner les craintes que soulève la reprise au point de vue économique. Ces craintes sont de deux natures: d'une part, la colonie est-elle assez productive, et la métropole assez riche, en hommes et en capitaux, pour assurer un résultat fructueux à l'entreprise nouvelle? d'autre part, les ressources financières de la colonie sont-elles suffisantes pour que le budget ne présente pas un déficit permanent et considérable, dont le poids viendrait à retomber sur les contribuables métropolitains?

La fertilité du sol du Congo n'est plus mise en doute par personne, non plus que le nombre et la variété des produits naturels qui s'y rencontrent. La statistique des produits exportés de l'Etat Indépendant du Congo contient déjà une liste nombreuse de marchandises originaires du territoire. Sans doute, certaines de ces marchandises y figurent pour des qualités fort minimes, mais il est certain qu'il s'agit là d'une situation de début et, d'un autre côté, il est évident que la liste dont nous venons de parler pourrait s'allonger considérablement. Il est inutile d'insister longuement sur ce point qui paraît acquis, et nous pouvons renvoyer, au surplus, à l'exposé des motifs du projet de 1895 et autres documents remis à la Chambre.

Depuis peu d'années, d'ailleurs, un élément nouveau est venu s'ajouter aux faits déjà connus: c'est la découverte des richesses minières considérables de la région du Katanga. Dans une réponse à une question adressée par le gouvernement à la Commission, il est dit: «< que les travaux entrepris sur une dizaine de gisements et qui n'ont pas dépassé la profondeur de quarante mètres ont révélé l'existence certaine, dans ces quelques gîtes, de deux millions de tonnes de cuivre dont la valeur, au cours actuel du métal, est de trois milliards de francs. » Les conditions d'exploitabilité, la teneur en minerai, la continuité des mines promettent un rendement exceptionnellement favorable. Le gouvernement a signalé également l'existence de mines d'étain fort importantes. Une seule zone paraît pouvoir fournir, à

elle seule, vingt mille tonnes d'étain valant quatre-vingts millions de francs. Les rapports, dont on trouvera la nomenclature aux annexes, mentionnent également la présence de l'or, du platine, du palladium, du fer, ainsi que celle de dépôts calcaires contenant des substances, qui serviront aux traitements des minerais. Ces constatations sont confirmées par d'autres documents; un rapport du vice-consul Beak évalue à deux cents millions de livres sterling l'étain découvert dans les alluvions à Busanga et Kasengo (1).

A la vérité, ces gisements sont situés à une distance considérable des côtes.

Néanmoins, au dire des personnes compétentes, les facilités d'extraction du minerai et de son traitement compenseraient largement ce désavantage, pourvu qu'un système de chemin de fer bien compris en permit le transport.

Le plan que l'on compte suivre à cet égard comporte avant tout le reliement des centres miniers du Katanga entre eux et leur raccordement avec la ligne portugaise qui doit se diriger vers Benguela (Lobito-Bay), sur l'Atlantique, du côté ouest, ainsi qu'avec une autre ligne allant vers Beira, sur l'océan Indien, du côté est. A cet effet, un premier tronçon de cent kilomètres environ, partant du centre minier appelé « Congo Star» vers la frontière méridionale du Congo assurerait la possibilité des communications vers la côte orientale, tandis qu'un autre tronçon, partant du même point vers Ruwe, autre centre minier, desservirait le bassin cuprifère et se grefferait à la frontière portugaise sur l'embranchement occidental. La ligne du Bas-Congo au Katanga ne serait point actuellement construite, mais à mesure seulement des nécessités. Il ne paraît pas impossible, en procédant par étapes et avec prudence, de compenser les frais de construction avec les bénéfices progressifs résultant de l'exploitation des gisements métallifères.

Nous n'insisterons pas plus longuement sur ces considérations. Nous nous bornerons à faire ressortir que le réseau navigable du Congo, dont les ramifications s'étendent en tous sens, coupées seulement parci par-là par des cataractes ou des rapides, se trouve dès à présent complété par une série de chemins de fer en exploitation ou en projet. Telles sont la ligne de Matadi au Stanley-Pool, la ligne de Stanleyville à Ponthierville, la ligne du haut Lualaba de Kindu à Buli. D'autres lignes sont également projetées. Enfin la ligne du Mayumbé relie Boma à la rivière Lukula.

La possibilité pour la Belgique de mettre en valeur ce vaste domaine colonial dépend à la fois de sa richesse en hommes et de sa richesse en capitaux. Non point qu'il soit question de peupler le Congo en y envoyant le trop-plein de la population belge, puisque, sauf peut-être dans certaines régions, il n'est point une colonie de peuplement. Mais il importe de savoir si notre pays possède assez d'hommes énergiques, capables et dévoués, poussés par leur propre ini

(1) Africa, n° 1 (1908), p. 25.

tiative et par la nécessité de chercher un emploi au dehors, pour subvenir à la nécessité de l'administration et des entreprises de tout genre qui doivent se créer dans la colonie. Nous pensons que sur ce point la réponse ne peut-être qu'affirmative. Le passé de l'Etat Indépendant est là pour en témoigner. Et quant aux capitaux indispensables pour mener à bien l'œuvre de la colonisation, nous nous bornerons à rappeler ce que nous avons dit plus haut au sujet de l'existence de ces capitaux, et de leur tendance à chercher au dehors des emplois fructuux. On ne voit pas, d'ailleurs, pourquoi la Belgique resterait sur ce point en arrière de la Hollande et du Portugal, dont la puissance économique est bien inférieure à la sienne.

Examinons maintenant la question financière proprement dite. Estil vrai que les budgets du Congo se solderont par des déficits permanents, qui pèseront de tout leur poids sur les contribuables belges? Il est inutile de faire remarquer qu'il n'y a pas un lien nécessaire entre les bénéfices économiques résultant des colonies pour la métropole, et l'impuissance de la colonie à suffire à ses dépenses. C'est là une observation qui a frappé tous ceux qui se sont occupés de science coloniale.

Il n'en est pas moins vrai que la question est d'importance extrême et ne saurait être examinée avec trop de soin. Ici, comme en toute matière de cette espèce, il faut se garder à la fois d'un optimisme irréfléchi et de craintes exagérées. De forts bons juges affirment que pendant une période assez longue régnera l'ère des déficits. D'autres, non moins experts, les réduisent à peu de chose et les changent même en bonis. La solution la plus rapprochée de la vérité paraît devoir être cherchée dans l'examen des éventualités défavorables qui peuvent se présenter, et des causes qui peuvent les contrebalancer.

Nous possédons le relevé des budgets ordinaires du Congo depuis 1886 jusqu'en 1908. Nous ne possédons pas de détails sur les budgets des recettes et dépenses extraordinaires, ni les comptes des différents exercices, sauf ceux de 1905 et de 1906. D'autre part, comme nous connaissons le chiffre de la dette, qui s'élève à 110,376,650 francs, ainsi que la contre-valeur de cette dette, on peut se faire une idée approximative de la situation budgétaire en général. Un certain nombre de budgets clôturent en déficit; d'autres présentent des bonis. Ce qui paraît ressortir avec le plus de certitude des comparaisons qu'on peut faire, c'est le caractère normal et régulier du budget ordinaire. Il ne faut pas oublier, d'ailleurs, que les dépenses effectuées jusqu'aujourd'hui correspondent à la période de premier établissement. Il faut ajouter aussi que cette période n'est pas close.

Les doutes les plus sérieux ont été formulés à propos des deux postes les plus importants du tableau des recettes. En prenant pour exemple le budget de 1908 récemment publié, nous y voyons le produit du domaine national évalué à 16,100,000 francs, et le produit du portefeuille de l'Etat à 4,300,000 francs. Le revenu de ces deux postes dépend, pour la plus grande partie, de la récolte et de la vente du caoutchouc. Or, la baisse actuelle du caoutchouc, ainsi que les réformes à introduire dans la perception de l'impôt en nature, ne manqueront pas d'occasionner une diminution que certains évaluent à la moitié et d'autres même à un chiffre plus élevé.

On ne peut nier qu'il y ait là une difficulté réelle, mais il serait injuste de ne pas tenir compte de tous les éléments du problème. Le prix de vente du caoutchouc a certes baissé dans des proportions considérables; d'autre part, la production totale n'a cessé d'augmenter et augmentera encore. Mais peut-on affirmer que la baisse est définitive? Suivant l'opinion de l'auteur, fort documenté, d'une monɔgraphie sur les industries du caoutchouc et de l'amiante, parue en 1906 (1), les fluctuations dans la valeur du caoutchouc sont provoquées, moins par les variations de la consommation, que par les inégalités de la production. Cette valeur n'a cessé de croître depuis un demi-siècle et a plus que doublé depuis cette époque. Cette hausse constante a pour cause la demande croissante du caoutchouc, amenée par des besoins toujours plus grands, et l'auteur, anaylsant ces besoins, conclut : «On comprend sans peine que la consommation du caoutchouc augmente chaque année dans des proportions considérables au point que la production de cette substance ait peine à suivre le mouvement. Les exigences de l'industrie n'ayant aucune tendance à diminuer, il semble bien qu'il ne faille pas s'attendre de sitôt à un fléchissement dans la valeur du caoutchouc (2).

Les réformes à opérer dans la perception de l'impôt en nature ne sauraient être que graduelles et progressives. L'emploi de la monnaie par la nature des choses même, ne pourrait se répandre brusquement et d'un coup. On ne voit pas comment ces réformes occasionneraient, si elles sont conduites avec prudence, une chute immédiate et définitive de la production. Il ya lieu d'insister à ce point de vue sur les effets heureux qu'a produit, dans le district du Lomami, l'introduction de la circulation monétaire. « Les tribus du Lomami, rapporte un fonctionnaire anglais, se rendent parfaitement compte maintenant qu'en recueillant du caoutchouc pour la compagnie, ils parviennent facilement à gagner beaucoup plus que les deux francs que l'Etat peut leur réclamer par mois, tandis que s'ils refusent de travailler librement pour la compagnie, ils s'exposent à devoir récolter du caoutchouc à raison de 25 centimes le kilo, ou bien à être enchaînés. La production du caoutchouc, ajoute-t-il, a également rapidement augmenté (3). »

Chose digne de remarque et des plus importantes pour l'avenir du Congo, l'emploi de la monnaie paraît avoir donné des résultats tout aussi satisfaisants au Mayumbé.

Il faut signaler également les compensations que peuvent trouver, dans un délai rapproché, les recettes du budget dans le développement de la culture et de la récolte du caoutchouc favorisées par l'exis

(1) « Monographies industrielles », publiées par le Ministère de l'industrie et du tarvail, 1907, p. 38.

(2) Voir dans le même sens, « Bulletin de la Société belge d'études coloniales », mars 198, p. 178. D'après cette étude, la baisse serait anormale et due en grande partie à l'absence de demandes, résultant de la crise américaine.

(3) «Africa », no 1 (1908), pp. 2 et 3.

« PrécédentContinuer »