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homme de bien; mais seulement de ce qu'il était dans les richesses, dans les honneurs, dans la santé; et que ce n'est qu'à l'égard de ces biens que l'on appelle Dieu tout bon et toutpuissant; et non pas de ce qu'il nous rend justes, tempérants et sages.

Voilà les pensées dominantes, pour ainsi dire, et les sentiments de ces sages du paganisme, dont on s'imagine pouvoir faire des saints et les placer avec les saints de la religion chrétienne; quoique cependant tout ce qu'ils ont fait de plus noble et de plus magnifique, ne soit que l'effet de cette vanité sacrilége. Car c'est proprement l'esprit qui les a animés et le génie qui les a possédés: et ce n'est que sur ces fondements d'orgueil et de présomption, qu'ils ont bâti cet édifice ruineux de tant de fausses vertus, qu'il semble néanmoins que l'on voudrait soutenir être dignes d'être couronnées et récompensées de l'éternité bienheureuse.

Cependant il n'est pas difficile de démontrer que ce sentiment ne peut être avancé et soutenu sans une erreur manifeste; car il est évident par la doctrine de l'Ecriture sainte et par la théologie de S. Paul, qu'il est impossible que des gens prévenus par ces sentiments et pleins de cet esprit d'orgueil et de présomption et y persévérant, fassent rien de considérable devant Dieu et opèrent leur salut, quelque connaissance qu'ils aient pu avoir de la véritable Divinité, et quelque éclatante que puisse paraître leur vie par une suite glorieuse d'actions illustres aux yeux des hommes.

Il suffit pour cela de considérer avec un peu d'attention ce que S. Paul dit des Juifs, qui de tous les peuples était le seul qui connût le vrai Dieu, à qui Dieu eût confié ses lois et ses ordonnances, à qui les promesses de la rédemption du monde avaient été faites tant de fois : et nonobstant toutes ces faveurs, cet apôtre leur déclare néanmoins que, quelque soin qu'ils prissent d'observer la loi de Dieu et de ne point transgresser ses commandements, ils ne pouvaient néanmoins être justes en sa présence, tant qu'ils prétendaient le pouvoir devenir par leurs propres forces, par leurs bonnes œuvres extérieures et non par la foi, c'est-à-dire en se persuadant de pouvoir accomplir sa loi par cuxmêmes et par leurs propres forces, au lieu de recourir à Jésus-Christ par la foi pour obtenir de lui l'esprit de sa grâce, qui seul la peut faire accomplir comme il faut. C'est sans doute ce que veulent dire ces paroles de S. Paul (1): Israel sectando legem justitiæ in legem justitiæ non pervenit. Quare? quia non ex fide, sed quasi ex operibus (Rom. IX). Qui ne voit donc, puisqu'il est aussi clair que le jour, qu'à plus forte raison ces païens n'ont pu faire autre chose par toute leur rectitude morale et toute leur sagesse prétendue, que d'acquérir de la gloire devant les hommes et non devant Dieu? Car qui ne sait que tous ces païens et ces philosophes n'avaient au plus qu'une connaissance naturelle de Dieu, infiniment au-dessous de celle des Juifs, de qui même ils avaient appris les plus grandes

vérités de leur morale, comme disent les pères; mais qui d'ailleurs n'avaient garde de faire leurs bonnes œuvres, dans cette vue que c'est Dieu qui les opère en nous, puisque, comme je l'ai fait voir, ils étaient dans une créance toute contraire?

Mais ce qui est encore admirable sur ce sujet, c'est que S. Paul parlant d'Abraham assure positivement que ce qui est arrivé à ces philosophes et à ces païens, serait arrivé à Abraham même, s'il n'eût été justifié que par les œuvres et non par sa foi : Si Abraham ex operibus justificatus est, habet gloriam, sed non apud Deum (Rom. IV). Et S. Paul dit la même chose des Juifs; qu'encore qu'ils parussent animés de zèle pour la gloire de Dieu, ils ne pouvaient néanmoins avoir part à la justification: et cet apôtre n'en donne point d'autre raison, sinon qu'ignorant que ce fût à Dieu à les rendre justes, ils voulaient établir leur propre justice en eux-mêmes : Ignorantes Dei justitiam et suam quærentes statuere, justitia Dei non sunt subjecti (Ibid. X).

Or qui ne voit donc, encore un coup, que rien n'est plus juste que l'application de ces principes de S. Paul à l'égard de ces philosophes païens? car il est évident que les plus vertueux d'entre eux n'ont point eu d'autre pensée touchant la justice et la vertu, que celle que S. Paul nous assure avoir été le sujet de la réprobation des Juifs. Ainsi loin d'avoir recours à la grâce d'un Rédempteur, comme nécessaire pour se retirer de la servitude du péché, ils ont au contraire rejeté avec injure et avec mépris toute assistance divine pour ce qui regarde la bonne vie. On voit même que leur orgueil les a portés jusques à cette impiété, que de condamner comme inutiles les prières que l'on adresse à Dieu pour obtenir de lui la sagesse et le véritable bonheur qu'ils prétendaient ne dépendre que de nous-mêmes. S. Augustin remarque que ne pouvant pas désavouer qu'ils n'eussent eu besoin de Dieu pour devenir hommes, ils avaient voulu se persuader qu'ils n'avaient point besoin de lui pour devenir bons. Sur quoi donc pourrait être fondé le doute de leur éternelle damnation? Ne seraitce point douter plutôt de l'immuable et éternelle vérité de la parole de Dieu, qui nous en assure si positivement par l'oracle de son Apôtre?

Il est donc indubitable que cette foi fantastique que l'on s'imagine pouvoir attribuer à ces sages païens, afin de leur trouver quelque place dans le ciel, n'a rien de commun avec la foi au Sauveur du monde, que l'Ecriture nous déclare en tant de manières être nécessaire pour la justification et pour le salut. On ne peut même désirer de preuve plus claire, qu'ils n'avaient cette vraie foi ni implicitement, ni explicitement, que de co qu'ils ont condamné toutes les prières comme superflues en ce qui regarde la bonne vie : car il est évident que les prières sont les premiers fruits de la foi, comme la foi est le fruit de la prédication; de même que la connaissance que l'on donne à un malade d'un médecin ne tend qu'à lui faire implorer son

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La première est sans doute de ce qu'on s'set trop attaché à la lecture des livres de ces philosophes; et que peut-être on s'est plus rempli des dogmes de cette philosophie païeune, que de la doctrine de la religion chrétienne. Mais il faut bien prendre garde qu'une des choses que nous devons plus craindre est de considérer la foi au Rédempteur des hommes, comme une simple spéculation, ou comme une connaissance stérile qui n'a aucane influence particulière dans le réglement des mœurs; et qui peut bien accompagner la vertu, mais non pas en être nécessairement la source.

Cependant c'est encore là un des principaux points de la doctrine de saint Paul, lorsqu'il nous apprend à reconnaître que toutes les grâces de Dieu, toutes les vertus et toutes les actions vertueuses qu'il opère dans les fidèles, ne viennent que de ce principe. Qui ergo tribuit vobis spiritum et operatur virtutes in vobis: ex operibus legis ? un ex auditu fidei (Galat. III)? Si done il arrive que l'on ne fasse pas assez d'attention à ce grand principe, on tombera facilement dans le sentiment que la foi en Jésus-Christ est inutile pour la bonne vie. Ainsi l'on ne retiendra plus que le nom de foi, et on la confondra avec toute sorte de connaissance de Dieu, et d'une Providence qui veille sur les affaires des hommes.

Certainement ces pensées n'ont garde de tomber dans l'esprit de ceux qui ont appris de l'Ancien et du Nouveau Testament, que le Juste vit de la foi : justus ex fide vivit (Habac. 11; Roman. I) ; que nous ne pouvons avoir aucune pureté de cœur, que celle que la foi nous donne: Fide purificans corda eorum (Actor. XV); que toute justice qui n'a point son fondement et son origine dans la foi en Jésus-Christ, et qui n'est point obtenue par les prières qu'elle forme dans nous, n'est tout au plus qu'une justice pharisienne, et une justice des œuvres, qui n'est d'aucun prix devant Dieu Et nos in Christo Jesu

credimus, ut justificemur ex fide Christi et non ex operibus legis (Galat. II).

Il faut donc être persuadé que cette foi ne nous donne pas la connaissance du Rédempteur pour repaître seulement nos esprits par une vaine méditation; mais afin que nous nous adressions à lui dans une humble reconnaissance de nos misères, et que nous l'invoquions sans cesse, suivant cette promesse de l'Ecriture sainte : Quicumque invocaverit nomen Domini, salvus erit (Roman. X). Ainsi c'est à cette foi que nous devons attribuer toutes nos bonnes œuvres, comme à leur première racine, parce qu'elle en établit le principe et la fin le principe en nous obtenant de Jésus-Christ cet esprit de grâce et de charité qui seul nous fait accomplir la loi de Dieu, comme dit saint Augustin: Fides impetrat spiritum largiorem, diffundit spiritus charitatem, implet charitas legem (Epistola olim 144, jam 145); et la fin, en ce que c'est elle qui doit régler notre intention, et nous éclairer de sa lumière, pour porter toutes nos affections et tous nos désirs vers Dieu, et nous apprendre à ne rechercher que sa gloire, et non pas la nôtre dans toutes nos bonnes œuvres: Bonum opus intentio facit, intentionem fides dirigit (August. in Psalm. XXXI; Enarrat. 2).

Il est certain que quiconque sera instruit de ces vérités fondamentales de la religion chrétienne, ne s'avisera pas d'attribuer le salut et la vie éternellement bienheureuse aux philosophes païens, qui n'ont point connu Jésus-Christ, quelque justes et vertueux qu'ils aient paru aux yeux des hommes, puisqu'il sera persuadé que la plupart de leurs actions n'ont été qu'impureté devant Dieu. C'est ce que marque aussi le Fils de Dieu en parlant à ceux qui paraissaient les plus vertueux, les plus savants, et les plus excellents d'entre les Juifs car il leur déclare que leurs actions qui paraissent si belles aux yeux des hommes, étaient néanmoins abominables aux yeux de Dieu. Vos estis qui justificatis vos coram hominibus. Deus autem novit corda vestra, quia quod altum est hominibus, abominatio est apud Deum (Luca XVI).

Qui donc après cela pourra attribuer le salut à ces païens, dont le seul défaut de foi les exclut; et qui ont été semblables à ces fruits de Sodome et de Gomorrhe, dont la beauté extérieure charmait les yeux; mais qui au dedans n'étaient remplis que de cendre, et ne servaient qu'à conserver les restes funestes de la colère de Dieu. Ainsi il ne faut pas se laisser éblouir au faux lustre de leurs actions éclatantes, mais plutôt s'arrêter à l'esprit dont elles étaient animées. Car on verra alors qu'ils n'ont le plus souvent agi que par eux-mêmes et pour eux-mêmes; qu'ils se sont mis à la place de Dieu, et ont voulu être seuls le principe et la fin de leurs bonnes actions; qu'ils ont considéré la raison comme la règle souveraine de leur devoir, leur volonté comme la maîtresse absolue des passions et des vices; et leur grandeur, et l'éclat de leur vertu morale, comme la fin principale qui la leur faisait embrasser.

Il ne faut donc pas s'imaginer que Dieu veuille jamais récompenser ceux qui ne l'ont point servi, et qui n'ont recherché que leur propre satisfaction dans le réglement de leurs mœurs et il faut aussi par conséquent retrancher tous ces grands éloges que l'on veut leur donner, en les élevant même jusqu'au ciel; et les considérer plutôt comme des impies et des victimes éternelles de la justice. de Dieu.

C'est au moins l'idée que nous en donne le saint auteur du livre de la Vic contemplative (1); et on peut dire que ses paroles comprennent tous les fondements de la morale chrétienne sur ce sujet : Nous savons, dit-il, qu'encore que tous les infidèles aient fait quelques actions extérieures de vertu, elles leur ont néanmoins été inutiles, parce qu'ils n'ont point cru les avoir reçues de Dieu, et ne les ont point rapportées à Dieu qui est la fin de tous les biens.

La seconde chose qui peut donner lieu à ces sentiments erronés, c'est que l'on s'imagine qu'on peut en quelque manière les rendre participants de la grâce de J.-C. Mais il est sans doute que ce serait une hérésie trèsévidente, de croire que la mort seule de Jésus-Christ nous puisse mettre dans le ciel, sans qu'il arrive quelque changement dans le cœur, et sans que le Saint-Esprit y forme les dispositions des grâces nécessaires pour participer au fruit de cette mort. C'est même f'erreur où sont tombés les bérétiques de notre temps, lorsque pour élever davantage les mérites de Jésus-Christ dans lui-même, ils ont voulu ruiner les mérites du chef dans ses membres; et ils se sont persuadés que Jésus-Christ ayant satisfait à son Père pour nos péchés, nous n'étions plus obligés d'y satisfaire nous-mêmes ni de gagner le ciel par nos bonnes œuvres, parce qu'il nous l'avait acquis par l'effusion de son sang.

Mais ce qui peut paraître fort étrange sur cela, c'est que le sentiment de ces hérétiques a quelque chose de moins choquant que celui que nous réfutons. Car ces hérétiques au moins désirent-ils la foi en Jésus-Christ et la confiance en ses mérites pour être sauvés; au lieu que dans l'autre sentiment on prétend que les mérites de Jésus-Christ ont acquis la gloire éternelle à une infinité de païens qui ne l'ont jamais reconnu pour leur Rédempteur, et qui n'ont jamais eu de confiance qu'en leurs propres mérites.

Il ne suffit donc pas, pour rendre ces philophes païens éternellement bienheureux, de dire que c'est par les mérites de Jésus-Christ; mais il faut voir avant toutes choses s'ils ont été dans les dispositions que Jésus-Christ demande à tous ses élus, et sans lesquelles l'Ecriture sainte nous assure que la justice ne se trouve point. Or nous avons montré combien tous ces sages du paganisme en avaient été

(1) Julian. Pomer, lib. 1, de Vita contemplat., cap. 1. Ut infidelibus nihil profuisse credamus, etiam si sunt aliquas per corpus virtutes operati, quod eas, nec a Deo suo se accepisse crederent, nec ad cum qui est finis omnium bonorum referre voluerunt.

éloignés, el principalement de l'humilité que Jésus-Christ lui-même nous apprend être si nécessaire pour participer à la grâce du SaintEsprit ; c'est ce qui fait que saint Augustin ne craint pas de dire que presque toutes les pages des Livres saints annoncent cette vérité: Que Dieu résiste aux orgueilleux ; et ne donne sa grâce qu'aux humbles (1).

C'est encore ce que le même saint Augustin inculque puissamment en un autre endroit, lorsqu'il dit, qu'il n'y a point d'autre voie pour arriver à la possession de la vérité, que celle que Jésus-Christ nous a tracée (2); or cette voix, ajoute-t-il, consiste premièrement dans l'humilité, secondement dans l'humilité, troisièmement dans l'humilité: et je ne vous répondrais autre chose tout autant de fois que vous m'interrogeriez sur ce sujet. Ce n'est pas qu'il n'y ait d'autres préceptes que je vous pourrais marquer; mais c'est que l'orgueil nous ravit des mains toutes les bonnes œuvres que nous faisons lorsque nous nous réjouissons de les 'avoir faites, si l'humilité ne les prévient, ne les accompagne et ne les suit: à moins que d'abord elle ne se présente à nous pour purifier notre intention; si ensuite elle ne se joint à nous pour attacher notre cœur, et si après elle n'agit sur nous pour réprimer notre vanité: car on ne doit craindre les autres vices que dans les péchés; mais on doit craindre l'orgueil dans les vertus mêmes, les actions les plus louables se pouvant perdre par l'amour de la louange. C'est ainsi qu'un célèbre orateur étant interrogé autrefois pour savoir qu'elle était la première partie de l'éloquence, répondit que c'était la prononciation; et lorsqu'on lui demanda qu'elle était la seconde et la troisième, il répondit encore que c'était la prononciation; de même si vous me demandiez quels sont les préceptes de la religion chrétienne, je vous répondrais que c'est l'humilité; et tout autant de fois que vous me feriez la même question, je prendrais plaisir à ne vous faire que la même réponse, quoique peut-être la nécessité me forcerait à vous parler des autres préceptes.

(1) Deus superbis resistit, humilibus autem dat gratiam. Jacob. IV, et 1 Petri V.

August.. epist. jam 118, olim 56. ad Dioscorum, numero 22. Nec aliam tibi ad capessendam et obtinendam veritatem viam munias quam quæ munita est ab illo qui gressuum nostrorum tanquam Deus, vidit infirmitatem ea est autem prima humilitas, secunda humilitas, tertia humilitas; et quoties interrogares, hoc dicerem, non quo alia non sint præcepta quæ dicantur, sed nisi humilitas omnia quæcumque bene facimus, et præcesserit, et comitetur, et consecuta fuerit, et proposita quam intueamur et apposita cui adhæreamus, et imposita qua reprimamur, jam nobis de aliquo bono facto gaudentibus totum extorqueat de manu superbiæ. Vitia quippe cætera in peccatis, superbia vero etiam in recte factis timenda est, ne illa quæ laudabiliter facta sunt, ipsius laudis cupiditate amittantur. Itaque sicut' rhetor ille nobilissimus, cum interrogatus esset quid ei primum videretur in eloquentiæ præceptis observari oportere, pronuntiationem fertur respondisse; cum quæreretur quod secundo, eamdem pronuntiationem; quid tertio, nihil aliud quam pronuntiationem dixisse. Ita si interrogares et quoties interrogares de præceptis christiane religiouis, nibil me aliud respondere, nisi humilitatem libere et si forte alia dicere necessitas cogeret.

li s'en suit de là que, pour détruire absolument la fausse prétention du salut des païens par la grâce de Jésus-Christ, il doit suffire de montrer, comme on l'a fait, qu'ils ont été trèséloignés de cet esprit d'humilité qui est le véritable esprit du christianisme; et sur cela seul, on peut très-justement conclure qu'ils n'ont point eu de part à la justice, ni au salnt éternel, sans s'arrêter à une infinité d'autres défauts, dont le moindre était capable de les en exclure; et sans parler des crimes dont la vie des plus innocents d'entre ces prétendus sages païens a été souillée. Ainsi il est évident que l'on ne peut leur attribuer ce salut et la participation à cette grâce de Jésus-Christ, sans renverser les principales maximes de la foi, de la solide piété et de la religion chrétienne.

Nous pourrons donc leur appliquer un trait d'histoire rapporté dans la vie des anciens pères. Il y est dit que le démon étant apparu au grand saint Macaire, lui voulut soutenir que toutes ses mortifications et tous ses exercices de vertu ne lui donnaient aucun avantage au-dessus de lui: Tu jeûnes, lui dit-il, et moi je ne mange point; tu veilles, et je ne dors jamais; mais il y a une chose qui m'oblige de te céder, c'est que tu es humble, et que je ne le puis être.

Il faut dire la même chose de ces philosophes païens. Ils ont paru avoir des vertus éclatantes ; ils ont aimé la justice et la tempérance; ils ont été ennemis des crimes grossiers, affectionnés à leur patrie, fidèles envers leurs amis, équitables envers tous les hommes, courageux dans la mauvaise for tune et modérés dans la prospérité. Ils ont fait peu de cas des biens et des grandeurs du monde; ils ont été fermes dans les plus grands dangers et dans les plus âpres douleurs; ils ont eu peu d'attache à la vie, et ils ont méprisé la mort; mais quelque louange qu'on leur puisse donner de ces vertus, elles tombent par terre, selon le véritable esprit du christianisme, dès qu'on n'y aperçoit point d'humilité, et que l'on voit manifestement au contraire que la plupart de ces vertus apparentes n'ont reçu leur naissance que de l'orgueil et n'ont enfanté que l'orgueil; et qu'ainsi ils ne se sont portés à ces belles actions que par cet esprit de présomption qui les leur représentaient comme absolument dépendantes de leurs propres forces; ils ont même jugé qu'il était si raisonnable de s'en attribuer toute la gloire, qu'ils n'ont pu souffrir de la partager, ainsi qu'ils s'en expriment eux-mêmes. Propter virtutem enim jure laudamur, et in virtute jure gloria mur quod non contingeret si id donum a Deo non a nobis haberemus. Ce sont leurs propres paroles; c'est pourquoi on peut dire, selon la pensée de Tertullien (1), que si on définit l'homme un animal doué de raison, on peut définir aussi un philosophe païen, un animal rempli d'orgueil et de vanité. Philosophus gloriæ animal.

(1) Libro de Anima statim ab initio,

DEMONST. EVANG. III.

C'est aussi ce qui fait dire à saint Augustin (1) que c'est cette vanité qui a été la maladie particulière de ces philosophes, qui les a trompés en les flattant de la bonne opinion d'eux-mêmes. C'est ce qui leur a fait croire qu'ils étaient quelque chose de grand, lorsqu'ils n'étaient rien; et c'est cette enflure d'orgueil qui a couvert leur cœur et leur esprit de ténèbres et qui les a privés de la lumière de la vérité immuable. C'est pourquoi ils sont tombés dans la plus grande des ingratitudes, qui consiste à s'attribuer à soimême ce qui vient de Dieu, principalement la justice et la vertu; car il faut bien remarquer que quand l'âme regarde ses actions justes comme propres à soi et enfantées par elle-même, elle n'en conçoit pas une vanité commune et populaire, comme elle ferait des richesses, de la beauté, de l'éloquence et des autres biens extérieurs ou intérieurs du corps et de l'esprit, que les plus scélérats peuvent posséder; mais elle en conçoit comme une sage et raisonnable vanité, comme de biens qui ne sont propres qu'aux bons.

Saint Augustin dit ailleurs (2), en parlant de ces mêmes philosophes, que ne se plaisant pas en Dieu qui est immuable, mais en euxmêmes, ils n'ont pu éviter d'être orgueilleux, parce qu'ils s'estimaient comme souverains et indépendants de Dieu qui était leur supérieur et leur maître, et que comme ils ne voyaient pas et ne voulaient pas croire la véritable félicité, ils ont tâché de s'en faire une très-fausse, par une vertu d'autant plus trompeuse, qu'elle était plus remplie d'orgueil.

Ce n'est pas que la vanité de tous ces païens, prétendus vertueux, fût toujours de la nature de cette vanité commune et populaire, qui ne recherche que les louanges des hommes et les applaudissements du peuple : il y en a une autre, dit saint Augustin, plus secrète et plus cachée qui emporte ceux qui se plaisent en eux-mêmes, soit qu'ils plaisent ou qu'ils déplaisent aux autres, et qu'ils n'affectent pas même de leur plaire; mais en se plaisant à eux-mêmes, ils déplaisent beau. coup à Dieu (3). C'est aussi cette sorte de vanité qui faisait dire à Cicéron que, pour supporter les maux avec patience, il faut se proposer qu'il y a une grandeur et une éléva tion d'esprit et de courage, qui ne paraît jamais avec plus d'éclat que dans le mépris de la douleur; que la vertu est la plus belle de toutes les choses du monde; qu'elle n'est jamais si belle, que lorsqu'elle ne recherche

sophorum] proprie vanitas morbus est, qui seipsos (1) Lib. de Spiritu et Littera, cap. 12: Eorum [philo

seducunt dum videntur sibi aliquid esse cum nihil sint. Denique hoc tumore superbiæ sese obumbranles... ab ipso lumine incommutabilis veritatis aversi

sunt.

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point les yeux du peuple ni les applaudissements des hommes; mais qu'elle se plaît seulement en elle-même, parce que, dit-il, la vertu n'a point de plus grand théâtre que la conscience.

Peut-on s'imaginer un plus véritable orgueil que la fausse humilité de ce sage païen? Car on voit qu'il ne méprise le jugement des hommes, que pour révérer le sien propre. Il laisse aux autres à désirer de paraitre généreux à la vue du peuple, et pour lui, il se contente d'être le spectateur et l'admirateur de sa vertu. Il abandonne aux autres cette basse vanité de rechercher les louanges de la renommée, et il réserve cette vanité plus haute par laquelle il lui suffit d'être fouable, selon le témoignage qu'il se rend à soimême : il ne veut point des applaudissements des théâtres, mais s'élevant au-dessus de cet orgueil, comme trop grossier et trop populaire, il ne croit point de théâtre si magnifique ni si glorieux que sa propre estime.

C'est encore dans le même sentiment qu'un orateur grec disait que la plus grande flatterie est celle qui, de peur de paraitre lâche, ne flatte pas en caressant, mais en reprenant, et se couvre d'une belle hardiesse et d'une ingénieuse liberté. Ainsi le plus grand orgueil est celui qui, de peur de paraître bas, ne se repaît pas des louanges communes, mais les rejette et se déguise sous l'apparence d'un honnête mépris de la gloire et d'une humilité affectée.

C'est aussi ce que saint Augustin a merveilleusement bien marqué, lorsque pénétrant dans ces illusions de l'esprit de l'homme, qui malgré le poids du péché qui l'entraîne contre la terre, croit s'élever en haut par les machines de sa raison et par les ailes de sa vertu, lorsque c'est le vent de la vanité qui l'emporte, il dit ces belles paroles (1) Les autres ne peuvent pas se défendre de cette honteuse vanité, sous prétexte qu'ils méprisent le jugement des hommes, comme s'ils ne tenaient aucun compte de la gloire, puisqu'ils se croient sages, et se plaisent à eux-mêmes: car leur vertu, si toutefois ils en ont aucune, ne laisse pas d'être esclave de la louange des hommes, encore que ce soit d'une autre manière, celui qui plait ainsi à soi-même étant du nombre des

hommes.

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de la complaisance en eux-mêmes, dans la vue de leurs prétendues qualités avantageuses, soit qu'elles plussent ou déplussent aux autres ; qu'ils se sont nourris de cette gioire secrète, et qu'ils se sont loués en silence dans la vanité de leurs pensées, sans témoins et sans paroles; et qu'après avoir dédaigné ce qu'il y a de plus excellent sur la terre, ils ont porté leur bouche contre le ciel, et se sont mis en parallèle avec la Divinité: car on voit que ces blasphè nes étaient continuellement l'entretien des plus vertueux des philosophes païens: Que le sage est égal à Dieu; que le sage est plein de joie, gai, tranquille, inébranlable, et qu'il mène une vie pareille à celle des dieux. Que Jupiter ne peut pas plus qu'un homme de bien, que Jupiter a plus de richesses, qu'il donne aux hommes; mais qu'entre deux bons, celui qui est le plus riche, n'est pas le meilleur. Qu'il n'y a qu'une chose en quoi Jupiter surpasse l'homme de bien: c'est qu'il est plus longtemps bon; mais plus longtemps bon; mais que le sage ne doit pas s'en estimer moins de ce que ses vertus sont bornées d'un moindre espace. Ainsi Dieu ne surpasse pas le sage en félicité, quoiqu'il le surpasse en age. Au contraire, il y a méme quelque chose en quoi le sage surpasse Dieu: car Dieu doit sa sagesse à sa nature; mais le sage ne la doit qu'à sa volonté. O que c'est une grande chose que d'avoir la faiblesse d'un homme et la félicité d'un Dieu!

Mais plutôt n'a-t-on pas sujet de dire, ô que c'est une chose abominable que d'être pauvre, nu, misérable et d'être orgueilleux dans sa pauvreté! Et n'est-ce pas de ce sage fou, que le vrai sage de l'Ecriture sainte dit par l'esprit de Dieu, que son âme hait le pauvre orgueilleux (Eccli. XXV, 4), Odit anima mea pauperem superbum. Que c'est une chose déplorable de sentir la misère de l'homme esclave du péché et de l'enfer, et de s'attribuer la force, la vertu et la félicité de Dieu même! O stupidité digne d'une bête! O vanité de frénétique! O impiété d'athée! O blasphème digne du démon!

Y a-t-il donc encore après cela quelqu'un assez déraisonnable parmi les chrétiens, qui puisse souffrir que ces païens remplis de pensées si sacriléges et si détestables, soient mis au nombre des saints? Peut-on avoir le moindre sentiment de la foi et de la piété chrétienne, et s'imaginer que Dieu donnera la vie éternelle à ces philosophes impies? Et comment peut-on prétendre que Dieu y reçoive ces monstres d'orgueil nés dans le péché, après en avoir chassé les anges orgueilleux, les plus excellentes créatures, pour un péché d'orgueil semblable à celui de ces philosophes? Il est sans doute que si ces philosophes païens avaient passé toute leur vie dans des vices grossiers et corporels, il ne se trouverait personne qui voulût mettre en doute leur damnation éternelle; et cependant qui ne sait que la corruption de l'esprit n'est pas moins odieuse à Dieu que celle du corps, quoiqu'elle offense moins les yeux des hommes qui sont tous charnels.

Qui ne sait que ceux qui tombent dans les plus grands et les plus énormes péches exte

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