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chrétiennes qui puissent souffrir ces impiétés; car appeler Socrate le premier martyr de Jésus-Christ à venir, et le comparer au premier martyr de Jésus-Christ, n'est-ce pas un crime presque aussi détestable que d'encenser en même temps les statues de saint Paul et de Pythagore, comme faisait cette Marcelline dont parle saint Augustin? N'estce pas se moquer ouvertement de Dieu et des hommes, et se jouer de la religion que de parler ainsi!

Car premièrement, si Socrate est le premier martyr du Messie à venir, de qui étaient martyrs tous ces grands prophètes dont saint Etienne représente la mort aux Juifs, en leur disant qu'il n'y avait aucun prophète qu'ils n'eussent persécuté et qu'ils avaient fait mourir ceux qui prédisaient l'avénement du juste? Et en second lieu, comment Socrate aurait-il été martyr du Messie, dont l'on n'oserait dire qu'il ait eu jamais la moindre connaissance? Il faut donc avoir quitté tout sentiment de religion, pour oser comparer avec le premier de nos martyrs ce philosophe profane, qui, quoiqu'on en veuille dire, n'en ressentira pas moins les effets terribles d'une damnation réelle et effective dans toute l'éternité. Cependant il ne faut point douter que ce ne soit le sujet d'un grand scandale dans l'Eglise, de voir que des gens qui font profession du christianisme se laissent emporter à une si folle passion pour ces sages du paganisme, que de vouloir qu'un philosophe profane partage avec saint Etienne la qualité glorieuse de premier martyr de Jésus-Christ; et disent que sa mort n'a été guère éloignée du mérite de celle que nos saints ont endurée pour la défense de notre foi.

CHAPITRE XV.

Que les pères de l'Eglise ont eu raison de parler comme ils ont fait des païens. Combien il est dangereux de louer trop les païens. Qu'il n'y a point de diversité de sentiment entre les pères sur ce sujet.

Enfin, pour pousser l'insolence jusqu'au bout, on attaque même les pères de l'Eglise, qui ont, dit-on, fait des invectives par un zèle inconsidéré contre Socrate et contre quelques-uns des plus renommés philosophes. Mais il ne faut pas être moins hardi que ces sortes de gens pour censurer ainsi les premiers pères de l'Eglise, quand on les juge contraires aux opinions extravagantes que l'on s'est formées dans l'esprit; et c'est une témérité surprenante, que de vouloir faire passer leur zèle pour un zèle indiscret et sans science, lorsqu'ils ne l'emploient qu'à vérifier les paroles de saint Paul contre ces sages devenus fous (Roman., I): Dicentes se esse sapientes, stulti facti sunt, que Dieu a rejetés avec toute leur prudence charnelle et toutes leurs fausses vertus, comme des sépulcres blanchis qui paraissent beaux au dehors, et qui au dedans sont remplis de pourriture.

On s'attaque en particulier à saint Gré

goire de Nazianze, à saint Cyrille, et au bienheureux Théodoret. Cependant nous savons que saint Grégoire et saint Cyrille n'ont pas moins d'autorité dans l'Eglise catholique d'Orient, que saint Ambroise et saint Grégoire, pape, dans l'Eglise d'Occident; et que si l'un a mérité d'être nommé par excellence le théologien, l'autre a eu l'honneur d'être appelé par un concile œcuménique la trompette du Seigneur.

Ce serait sans doute faire un extrême tort à ces protecteurs de la religion chrétienne, que de s'imaginer qu'ils eussent eu besoin d'être défendus contre de telles accusations, qui semblent insinuer qu'ils n'ont défendu la vérité catholiqne contre les païens, que par les armes du mensonge, surtout en ne parlant pas de Socrate avec assez de retenue. Mais que deviendrait donc la religion chrétienne si l'on souffrait cette liberté à quiconque le voudrait, d'embrasser, ou de rejeter selon son caprice l'autorité des plus grands docteurs, lors même qu'ils ne disent rien que dans le sentiment commun des autres pères, comme il serait aisé de le montrer en cette matière? N'est-il pas visible qu'il n'y aurait plus rien de si assuré, que l'on ne révoquât en doute, et que chacun prétendrait traiter en pyrrhonien tous les dogmes de la foi?

Quoi! on supposera que l'épouse de JésusChrist, qui est la vérité même, n'a point d'autres armes pour se défendre contre les païens, que la médisance et la calomnie qu'elle emploie contre eux! On dira qu'elle n'a pu empêcher qu'on n'égalât Socrate et les autres philosophes à Jésus-Christ et à ses saints, qu'en diffamant des gens de bien, et en s'efforçant de faire passer pour des méchants et pour des vicieux ceux dont on prétend que le nom scul est capable d'inspirer un secret amour de la vertu! On soutiendra que tout ce que ces pères de l'Eglise ont dit contre Socrate et contre les autres philosophes, étaient des faussetés et des impostures, mais qui étaient utiles à la religion chrétienne! On prétendra qu'ils ont été des calomniateurs, mais que c'était pour le bien des âmes! On les accusera d'avoir déchiré la réputation des personnes innocentes, et de les avoir chargés de crimes dont ils ne furent jamais coupables; et qu'ils ont fait des vices de leurs vertus, parce qu'ils s'y sont cru obligés, pour s'opposer à ces païens qui les voulaient égaler à Jésus-Christ! Enfin on insinuera que ces pères ont agi ainsi, parce qu'ils ont eu à craindre qu'en parlant de ces philosophes selon la vérité, et représentant sincèrement leurs qualités toutes divines et leurs vertus vraiment héroïques, leur sainteté ne fit ombre à celle du Saint des saints et ne diminuât l'honneur infini que les hommes doivent porter aux perfections adorables de la sagesse éternelle, revêtue de notre chair!

Qui peut douter que ces pensées n'enferment un esprit de blasphème contre l'ineffable sainteté du Sauveur du monde? Et cependant on veut nous faire croire qu'elles sont si justes et si raisonnables, que dans un temps pareil au leur, nous serions obli

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gés d'en user de la sorte. Ainsi s'ils se trou vait encore maintenant des personnes qui fissent valoir la vertu de Socrate au désavantage du christianisme, nous serions obligés de le noircir et de le diffamer contre notre propre conscience, et de le décrier comme un méchant homme, lui dont la vie n'a été qu'un continuel exercice de toutes les vertus, et dont la mort n'a guère été éloignée du mérite de nos martyrs.

En vérité, on peut dire que voilà des maximes dignes de ceux qui les enseignent, et de cet esprit païen qui a porté ces familles philosophiques à une infinité de médisances, dont elles se sont déchirées les unes les autres! Mais il est très-constant que les saints pères de l'Eglise en avaient appris de toutes contraires dans l'école du Fils de Dieu. Ils savaient, et nous le savons comme eux, que l'Evangile (Luc, VI), Benedicite maledicentibus vobis, qui nous oblige de bénir ceux qui nous maudissent, n'a garde de nous porter à médire des gens de bien, sous quelque prétexte que ce soit; le Dieu que nous adorons n'étant autre chose que la vérité même, on ne lui peut faire de plus grand outrage que de défendre sa cause en violant la vérité. C'est pourquoi s'il était vrai que les philosophes païens ont été véritablement vertueux, il ne fut jamais permis, et il ne le sera jamais par les lois de notre religion, de les diffamer comme des méchants; et qui voudrait se servir de cet infâme procédé, n'en recevrait pour récompense que ce reproche terrible de l'Ecriture sainte (Job, XII): Numquid Deus indiget vestro mendacio, ut pro illo loquamini dolos?

Si donc Socrate avait été véritablement vertueux, ainsi qu'on veut nous le persuader, fous les éloges qu'on lui donne tourneraient à l'avantage de notre religion, loin que pour ses intérêts nous fussions obligés de le diffamer. Et s'il avait cru en JésusChrist, comme on le prétend, que toutes ses bonnes actions n'eussent été que des effets de la grâce de Jésus-Christ, que l'on pût le nommer le premier martyr de Jésus-Chrit à venir, et que sa mort ne fût guère éloignée du mérite de ceux qui sont morts pour Jésus-Christ, n'aurions-nous pas sujet de prendre part aux louanges d'un homme qui nous appartiendrait par tant de titres ? et ne serait-ce pas trahir notre propre cause, que de ternir par la noirceur de la médisance cet exemplaire parfait de la vie chrétienne, et cet original accompli dont nous devons nous efforcer d'être les copies?

En effet tous les blasphèmes des Juifs contre la personne sacrée du Sauveur des hommes, tous les efforts qu'ils font pour élever leurs patriarches au-dessus de lui, ontils jamais porté les pères de l'Eglise à diffamer les saints de l'Ancien Testament pour résister à cette folle opinion, et pour empêcher qu'on ne les égalât au Rédempteur? Nous voyons au contraire que, quand le démon a suscité des monstres plutôt que des hérétiques, pour vomir une infinité de calomnies contre les patriarches et les prophètes, sous

le même prétexte de défendre l'honneur de
Jésus-Christ, qu'on prétend avoir donné lieu
aux saints pères de déchirer injustement les
philosophes païens; bien loin que l'Eglise
ait approuvé cette frénésie comme avanta-
geuse au christianisme, il n'y a rien qu'elle
n'ait fait par
la bouche de ses saints docteurs
pour s'y opposer et pour maintenir la répu-
tation de ces saints dont il semblait que la
défense n'appartint qu'aux Juifs. On voit
qu'ils ont même trouvé dans leur vie des su-
jets d'estime et de recommandation que les
Juifs n'y avaient jamais remarqués; qu'ils
les ont élevés au-dessus des plus parfaits
chrétiens; qu'ils nous les ont représentés
humbles au milieu des grandeurs, modérés
au milieu des occasions de vengeance, pau-
vres au milieu des richesses, chastes au mi-
lieu des femmes; et enfin qu'ils ont honoré
en eux, comme des mystères, les actions qui
paraisent être des péchés.

Pourquoi donc cette même Eglise ne traiterait-elle pas de même Socrate et les autres philosophes païens, s'ils avaient été tels qu'on nous le veut faire croire; et si elle les pouvait mettre au nombre de ses enfants comme ces anciens justes du peuple de Dieu, et les reconnaître pour les membres de son époux, qui par un prodige saint ont paru dans le monde avant la naissance de leur tête et de leur chef?

Il y a donc tout lieu de croire qu'on veut sauver Socrate et les autres philosophes païens, quoiqu'on soit intérieurement persuadé qu'ils étaient païens et idolâtres; car il est visible que cette prétendue foi implicite qu'on leur attribue n'est qu'un pur déguisement, puisque si l'on était sérieusement persuadé que ces philosophes eussent cru en Jésus-Christ, on ne dirait pas que si nous étions encore au temps du paganisme et de l'idolâtrie, nous sérions obligés de les diffamer pour l'intérêt du christianisme.

Ce qu'il est très-important de remarquer, c'est que s'il y eut jamais temps où il fût nécessaire, non pas de médire des philosophes païens, comme on en accuse faussement les pères, mais de découvrir leurs vices et la fausseté de leurs vertus, c'est celui où nous vivons, puisqu'il n'y eut jamais un si grand nombre de libertins et d'impies qui ne travaillent secrètement qu'à renverser au moins dans les cœurs et dans les esprits la religion chrétienne, pour en introduire une à leur mode, qui ne consiste au plus qu'à reconnaître un premier auteur de l'univers, et à vivre selon la nature toute pure, sans se mettre en peine de tout le reste, qu'autant qu'on y est obligé pour ne point troubler le gouvernement public. Ils ne trouvent point de moyen plus propre pour cet abominable dessein, que d'enivrer les esprits de l'amour des philosophes qui n'ont suivi que la nature; de leur imprimer un respect tout particulier pour le mérite de ces grands personnages, et de les leur proposer comme des modèles parfaits sur lesquels ils doivent former leur vie et ce qu'ils prétendent principalement leur donner envie d'imiter, c'est

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de n'embrasser dans le cœur aucune religion particulière, et de s'arrêter indifféremment à celle qui sera reçue par les lois de leur pays, selon la belle leçon qu'on leur en donne par l'exemple de Socrate.

Voilà l'artifice dont le diable se sert aujourd'hui pour perdre les hommes et pour les porter au libertinage; et c'est ce qui n'est pas moins à craindre que la force ouverte dont il se servait autrefois pour les porter à l'idolâtrie. Notre ennemi (1), dit saint Augustin, était alors un lion qui exerçait contre nous une cruauté visible; et maintenant c'est un dragon qui nous dresse des embûches secrètes. Ainsi comme nos pères avaient besoin de patience contre la fureur du lion, nous avons besoin de prudence contre la malice du dragon.

Mais soit en lion, soit en dragon, le démon ne cesse jamais de persécuter l'Eglise; ses tromperies sont encore plus à redouter que sa rage; et il est plus à craindre quand il trompe que quand il déchire.

Alors il contraignait les chrétiens de renoncer à Jésus-Christ, et aujourd'hui il leur enseigne comment ils le pourront renoncer sans que l'on s'en aperçoive. Quand il armait toutes les puissances du siècle contre l'Eglise naissante pour la détacher de son Epoux et pour la faire tomber dans l'idolâtrie; quand il employait tout ce que la rage et la cruauté peuvent inventer de plus terrible et de plus insupportable pour ébranler la constance des fidèles et les obliger de renoncer à la foi; quand il animait les Celse, les Porphyre, les Julien et autres semblables pestes à proférer une infinite de blasphèmes contre la personne adorable du Fils de Dieu; quand il les portait à cette insolence folle d'opposer la vie impure de leurs philosophes profanes à la vie divine d'un Dieu revêtu d'un corps mortel, l'on avait alors sujet de dire que c'était le rugissement du lion qui se fait entendre de loin, et dont on se peut garder de loin. Apertum malum, fremitus leonis a longe auditur (Idem ibid.), a longe cavetur. Mais maintenant il n'agit plus de la sorte parmi nous (2); c'est un dragon qui se glisse par des voies imperceptibles qui se coule doucement et qui, par un murmure artificieux et un sifflement trompeur ne dit point: Renoncez Jésus-Christ; car qui pourrait souffrir cette voix après les victoires et les triomphes des martyrs? mais il se contente de dire que les païens l'ont pu faire

(1) In Psalm. XXXIX. Hostis ille noster tunc leo fuit, cum aperte sæviebat. Modo draco est cum occulte insidiatur... sicut autem patribus nostris adversus leonem opus erat patientia, sic nobis adversus draconem vigilantia. Persecutio tamen sive a leone, sive a dracone nunquam cessat Ecclesiæ, et magis metuendus est cum fallit, quam cum sævit. Illo tempore cogebat christianos negare Christum; isto autem tempore docet christianos negare Christum : lunc cogebat, nunc docet; tunc ergo ingerebat viodeplias, nunc insidias.

(2) 1bid. Applicat se lubricus draco, occultis lap. sibus serpens, leni tractu subrepens, astuto sibilo immurmurans, et non dicit, nega Christum. Nam eum coronatis martyribus quis audiret?

sans intéresser leur conscience, pour obéir aux lois de leur pays. Il ne dit point : Quittez le service d'un seul Dieu pour embrasser celui des faux dieux; mais il se contente de dire que les philosophes pouvaient sans crime adorer toutes les fausses divinités en les considérant comme les différentes puissances d'un seul Dieu. Il ne dit point: Perdez le respect que vous portez au Rédempteur des hommes; mais il se contente de dire que cette qualité de Rédempteur ne nous doit pas empêcher de croire qu'une infinité de personnes ne se soient sauvées et ne se sauvent encore lous les jours sans l'invocation de son nom. Enfin il ne dit pas que Socrate et Platon peuvent être comparés à Jésus-Christ; mais il se contente de dire que leur nom seul est capable de nous inspirer un secret amour de la vertu. Il faut entendre que leur vie en a été un perpétuel exercice; qu'ils ont été des modèles accomplis, dont nous devons nous efforcer d'être les copies; et qu'en général nous devons avoir une si grande vénération pour tous ces sages du paganisme, que nous sommes obligés de ne parler jamais qu'avec beau coup de respect de ceux mêmes d'entre eux qui ont pa sé publiquement pour impies et pour athées, comme les Epicure et les Diogène.

C'est donc à ce venin caché dans ces maximes pernicieuses que nous devons nous opposer avec autani de zèle que nos pères se sont opposés aux attaques des idolâtres de leur temps; et il faut le faire avec l assistance de celui dont il est prédit dans l'Ecriture, qu'il foulerait aux pieds le lion et le serpent, afin que comme il a délivré nos pères de la fureur du lion, il nous délivre aussi des embûches du serpent. Ille cui dictum est (August. in Psalm. XXXIX): conculcabit leonem et draconem; quoniam corpus ejus et membra ejus sumus, sicut conculcavit leonem pedibus patrum nostrorum aperte sævientem, ita modo draconem conculcabit ne nobis insidietur. C'est ce qui est même d'autant plus nécessaire qu'il semble que l'on s'efforce de diviser les pères de l'Eglise sur la damnation des païens, en prétendant qu'une petite partie d'entre eux a combattu ouvertement contre l'orgueil des philosophes, et que la plus grande s'est déclarée en faveur de ces mêmes philosophes.

Que si Dieu nous témoigne par la bouche du Sage (Proverb. VI): Odit Dominus... eum qui seminat inter fratres discordias, qu'il n'y a rien qu'il ait plus en abomination que celui qui sème de la division et de la discorde entre les frères, quel jugement devons-nous faire de ceux qui emploient hardiment la fausseté et le mensonge pour diviser des frères aussi étroitement unis que le sont les pères de l'Eglise entre eux sur le sujet de la damnation des païens. Veut-on rompre une union aussi sainte que celle dont le Saint-Esprit a voulu être le lien, et exciter ainsi une guerre civile entre les princes de l'Eglise, en partageant l'armée de Jésus-Christ, pour en mettre une partie du côté de ces païens, et une partie du côté contraire? Mais c'est en vain que l'on croit trouver dans cet artifice l'appui de ces erreurs :

l'homme n'est pas assez fort pour séparer ceux que Dieu à unis, ni le mensonge pour Jésunir ceux qui sont unis dans les sentiments d'une même vérité. On permet volontiers de faire le même jugement de Socrate, que saint Justin, saint Chrysostome, saint Augustin et presque tous les pères de l'Eglise en ont fait; mais on soutient qu'il est plus faux que la fausselé même, que tous ces saints docteurs aient été sur ce point de la damnation de Socrate, d'un avis contraire à celui de saint Grégoire de Nazianze, de saint Cyrille et de Théodoret : qu'il est faux que les premiers aient honoré comme des saints ceux que les derniers ont détestés comme des méchants et des impies; que les premiers aient cru digues du ciel et de la béatitude éternelle ceux que les derniers ont crus dignes des supplices éternels. On ne saurait assurément traiter les pères d'une manière plus injurieuse que l'on ne fait ; et c'est fouler aux pieds l'autorité des uns sous prétexte de renverser celle des autres on déshonore en effet davantage les derniers par ce faux respect que les premiers par ce mépris insolent. Ĉar au contraire c'est une chose glorieuse à ces saints protecteurs du christianisme contre les attaques des païens, d'être censurés par les protecteurs des païens et des impies. Mais c'est une calomnie honteuse contre les autres pères, que de vouloir faire croire qu'ils ont abandonné leurs frères dans une si juste cause, et qu'ils ont pris contre eux la défense de ces sages devenus fous, contre qui le Saint-Esprit a prononcé tant de malédictions par la bouche de saint Paul.

CHAPITRE XVI.

Réfutation des moyens dont on se sert pour justifier Socrate et les autres philosophes paiens, où l'on fait voir clairement que ce système conduit au déisme et à l'indifférence en matière de religion.

Quant à ce qu'on prétend justifier Socrate de son idolâtrie, il est certain qu'on ne le peut faire qu'en admettant les principales maximes des déistes et des libertins. Et si les maximes par lesquelles on croit pouvoir le justifier passaient pour bonnes, on pourrait dire que toutes sortes de religions pourraient passer pour indifférentes, et que pour en embrasser quelqu'une, il ne faudrait plus que prendre garde à ne point violer les lois de l'Etat et à ne point troubler le gouvernement public. Il paraît que l'on se sert de trois ou quatre raisons pour défendre ce philosophe, qu'il est bon d'examiner, pour montrer que tout ce que l'on dit sur ce sujet va au renversement entier de la religion chrétienne. La première est une pure chimère qui n'a aucun fondement de vérité; la seconde est une impiété grossière qui tend à la ruine de toute la religion; la troisième est comme une apologie détestable non seulement des païens, mais du paganisme, et une canonisation de l'idolâtrie plutôt que des idolâtres ; la quatrième est un ramas de toutes sortes d'excès.

Premièrement, on prétend qu'on prouve

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Mais quoi ! est-ce là donc l'idée que l'on nous veut donner de ces grands philosophes, dont le seul nom a le pouvoir de nous inspirer un secret amour de la vertu, et que l'on ne peut exclure du ciel sans témérité? Quoi ! est-il possible que ces grands hommes se soient crus obligés par leur propre intérêt et par la crainte de la ciguë, de noircir la mémoire de leur maître par une si honteuse calomnie et de le charger d'un aussi grand crime qu'est l'idolâtrie, dont il était innocent.

Si cela est, il faut donc traiter Xénophon et Platon comme les premiers calomniateurs de Socrate, et comme ayant été beaucoup plus cruels envers lui que ne furent ses accusateurs. Car comme on prétend que ceux-ci ne lui ôtèrent la vie qu'en rendant témoignage à sa vertu, et l'accusant d'avoir enseigné à la jeunesse d'Athènes qu'il ne pouvait y avoir plus d'une divinité, ceux-là au contraire lui auraient ravi l'honneur mille fois plus cher que la vie; et par une infâme prévarication, en le voulant décharger d'un crime qui lui devait être glorieux, ils l'en auraient chargé d'un véritable, et l'auraient rendu plus coupable aux yeux de Dieu que ses ennemis ne le voulaient faire paraître aux yeux des hommes. Et cependant on loue ces deux philosophes comme les deux premiers peintres du monde pour faire le portrait des esprits, d'avoir parfaitement bien représenté la vie de leur maître et d'avoir tracé de leurs mains ce beau portrait. Mais les couleurs de la plus noire médisance sont-elles propres à faire de beaux portraits? et n'est-ce pas vouloir faire voir par

là que l'idolâtrie n'est qu'une faute trèslégère, puisqu'on ne craint pas de nous produire pour des gens favorables à la mémoire de Socrate, ceux qui ont tant pris de peine à le faire passer pour un idolâtre?

Mais qui ne voit pas que si Socrate n'était point tombé dans l'impiété que saint Paul reproche (Rom., I. Quia cum Deum cognovissent, non sicut Deum glorificaverunt) à tous ces philosophes, d'avoir connu Dieu, et de ne l'avoir pas glorifié comme Dieu, jamais ses disciples n'auraient eu le front de le défendre d'une manière si injurieuse, parce qu'il aurait parlé si hautement de la vanité des idoles et de l'adoration due à un scul Dieu; et il aurait confirmé de telle sorte les sentiments de son cœur par les actions de sa vie, que la médisance même n'aurait pas eu la hardiesse de nous le représenter comme un adorateur des faux dieux. Et puisqu'on prétend comparer Socrate à nos saints mar tyrs, qu'on nous montre que personne ait

jamais défendu leur innocence, en soutenant, comme on a fait de ce philosophe, qu'ils n'avaient rien innové au fait de la religion; qu'ils avaient vécu pour ce regard comme les autres, et usé des sacrifices selon qu'ils étaient lors en usage. Et véritablement, s'il est permis de rejeter ainsi sans fondement et sans raison les témoignages les plus clairs des auteurs mêmes que l'on canonise, qui ne parlent que des choses qu'ils ont pu voir, et qui s'étant passées à la vue du peuple, pouvaient être vérifiées ou convaincues de fausseté par une infinité de témoins, il n'y aura plus rien de si avéré qui ne devienne incertain, et ce sera un moyen fort aisé à Horatius Tubéro d'introduire sa sceptique dans les histoires aussi bien que dans les sciences. C'est pourquoi il est difficile de comprendre comment on peut dire, à moins d'avoir perdu le sens, que ce soit mal prouver l'idolatrie de Socrate, que de la prouver par les propres apologies de ses disciples, comme si après deux mille ans on pouvait être mieux instruit qu'eux des actions de ce philosophe, ou comme si l'on pouvait nier sans aucune preuve que Socrate ait adoré les idoles, pendant que tous les auteurs, tant grecs que latins, reconnaissent au contraire, soit en l'assurant eux-mêmes, soit en ne contredisant point ceux qui l'assurent, qu'il n'a rien innové au fait de la religion, et qu'il a toujours usé des sacrifices comme ils étaient alors en usage. Par où les démentir tous, et ajouter plus de créance à des imaginations et à des songes, qu'aux plus fidèles et aux plus anciennes dépositions qui nous restent dans les livres?

De plus nous lisons dans Diogène Laerce (1), que Xénophon étant en peine s'il irait trouver Cyrus qui lui offrait son amitié, Socrate le renvoya à l'oracle de Delphes pour se conduire en cette affaire selon l'avis de ce dieu, c'est-à-dire du démon. Peut-on dire que cette action est celle d'un homme qui n'enseignait à la jeunesse d'Athènes que l'unité du vrai Dieu; qui eut en horreur les faux dieux du paganisme et qui détestat l'idolâtrie? On sait que ce même dieu déclara ce philosophe le plus sage de tous les hommes. Qu'on montre qu'il ait rejeté ce témoignage comme le témoignage d'un démon et d'une fausse divinité, ou plutôt qu'il ne s'en soit pas servi comme d'une voix du ciel pour défendre son innocence contre les attaques de

ses ennemis.

Le même Diogène (2), nous représentant Xénophon comme l'homme du monde qui a pris plus de peine d'imiter en toutes choses les actions de son maître et de former sa vie

1) Diog. Laert., lib. 11, de Vitis Phil. in Xenopr. Proxenus scripsit Xenophonti epistolam accersens illum, et Cyro amicum fieri suadens. Hanc ille Socrati ostendit, consiliumque petebat. Eum ille Delphos

isit in ea re Dei consilio usurum.

(2) Diogen., lib. 11, de Vitis Phil. in Xenoph. Religiosus præterea et sacrificiis intentus, qui res sacras non mediocriter teneret, et Socratem ad unguem imitatus.

sur le modèle de la sienne, nous le représente en même temps comme très-religieux dans le paganisme et très-grand observateur des sacrifices impies qui se faisaient en l'honneur des dieux. Si Socrate n'était demeuré toute sa vie dans le culte extérieur de la religion païenne, quelques sentiments intérieurs qu'il eût dans l'esprit, pourquoi ceux qui ont fait une si exacte profession de l'imiter auraient-ils été loués d'en avoir observé les cérémonies avec une si grande dévotion? Ne peut-on pas juger de l'original par une si bonne copie ? Et ainsi toutes ces choses ne conspirent-elles pas à faire avouer à tous les esprits raisonnables qu'il n'y a rien de plus vrai que le reproche de saint Augustin contre ce philosophe (August. de vera Religione. c. 1). Socrates cum populo simulacra venerabatur. Aussi n'en demeure-ton pas là, et on passe de la question de fait à celle de droit. Pour décharger le crimine!, on prétend justifier le crime; et désespérant de nous persuader que Socrate n'a point été idolâtre, on veut nous persuader que l'idolâtrie n'empêche pas que les hommes ne deviennent saints.

En effet dire que Socrate a pu se sauver en reconnaissant un seul Dieu par les lumières de la nature, sans l'honorer, parce qu'il ne voulait pas troubler le gouvernement public par l'introduction d'un nouveau culte, et qu'il ne le pouvait faire sans violer les lois de l'Etat, n'est-ce pas établir la plus nette et la plus claire leçon du déisme et du libertinage que l'on ait jamais osé publier? Et la maxime capitale de cette secie diabolique, ne consiste-t-elle pas à ne reconnaître qu'un seul Dieu dans la loi de nature; et pour le reste de la religion, à ne point violer les lois de l'Etat où on se trouve; parce qu'il ne faut point troubler le gouvernement public par l'établissement d'un nouveau culte? Ainsi, selon cette maxime, il doit suffire de reconnaître un seul Dieu créateur de l'univers, et ne faire tort à personne, puisque la nature, qui est le meilleur guide qu'on puisse choisir, ne nous en apprend pas davantage. Et comme selon cette maxime, Socrate, ce parfait original dont on doit s'efforcer d'être la copie, à fait les actions d'un idolâtre dans Athènes, pour ne point violer les lois de la république; l'on peut faire cel.es d'un païen dans la Chine, d'un mahométan dans la Turquie, d'un luthérien dans la Saxe, d'un protestant en Angleterre, d'un calviniste dans Genève, d'un catholique dans Rome, sans être néanmoins dans le cœur d'aucune de toutes ces religions. C'est aussi ce qu'on appelle un accommodement plein de sagesse et de prudence et au lieu que saint Augustin ne trouve point de plus grand et de plus juste sujet de damnation dans tous ces anciens philosophes païens, que de ce qu'ayant des du peuple, touchant la nature de Dieu, ils sentiments particuliers et différents de ceux n'avaient néanmoins que les mêmes temples: et qu'ainsi ils désavouaient en public celui qu'ils reconnaissaient dans le secret de leurs écoles on trouve au contraire que c'es'

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