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Vous verrez que nos bons écrivains, Fénélon, Raciné, Bossuet, Despréaux, emploient toujours le mot propre. On s'accoutume à bien parler en lisant souvent ceux qui ont bien écrit; on se fait une habitude d'exprimer simplement et noblement sa pensée sans effort. Ce n'est point une étude : il n'en coûte aucune peine de lire ce qui est bon, et de ne lire que cela; on n'a de maître que son plaisir et son goût.

Pardonnez, mademoiselle, à ces longues réflexions, ne les attribuez qu'à mon obéissance à vos ordres.

J.-J. ROUSSEAU AU COMTE DE LASTIC.

Le 20 décembre 1754.

SANS avoir l'honneur, Monsieur, d'être connu de vous, j'espère qu'ayant à vous offrir des excuses et de l'argent, ma lettre ne saurait être mal reçue.

J'apprends, que mademoiselle de Cléry a envoyé de Blois un panier à une bonne vieille femme, nommée madame Levasseurt, et si pauvre, qu'elle demeure chez moi; que ce panier contenait, entre autres choses, un pot de vingt livres de beurre; que le tout est parvenu, je ne sais comment, dans votre cuisine; que la bonne vieille, l'ayant appris, a eu la simplicité de vous envoyer sa fille, avec la lettre d'avis, vous redemander son beurre, ou le prix qu'il a coûté; et qu'après vous être moqués d'elle, selon l'usage, vous et madame votre épouse, vous avez, pour toute réponse, ordonné à vos gens de la chasser.

J'ai tâché de consoler la bonne femme affligée, en lui expliquant les règles du grand monde et de la grande éducation; je lui ai prouvé que ce ne serait pas la peine d'avoir des gens, s'ils ne servaient à chasser le pauvre, quand il vient réclamer son bien; et, en lui montrant

Ne saurait, cannot. Voyez ma Grammaire, p. 132.

+Cette femme était la mère de Thérèse Levasseur, gouvernante de J.-J. Rousseau.

combien justice et humanité sont des mots roturiers, je lui ai fait comprendre, à la fin, qu'elle est trop honorée qu'un comte ait mangé son beurre. Elle me charge donc, Monsieur, de vous témoigner sa reconnaissance de l'honneur que vous lui avez fait, son regret de l'importunité qu'elle vous a causée, et le désir qu'elle aurait que son beurre vous eût paru bon.

Que si, par hasard, il vous en a coûté quelque chose pour le port du paquet à elle adressé, elle offre de vous le rembourser, comme il est juste.

Je n'attends là-dessus que vos ordres pour exécuter ses intentions, et vous supplie d'agréer les sentiments avec lesquels j'ai l'honneur d'être, etc.

J.-J. ROUSSEAU.

Observation.-Cette lettre, qui n'est d'un bout à l'autre qu'une fine ironie, renferme une leçon qui ne pouvait être donnée avec plus d'esprit; c'est un chef-d'œuvre de piquante raillerie, mais auquel on peut reprocher peut-être un peu trop d'amertume, d'autant plus qu'il est probable qu'il y avait eu de l'exagération dans le rapport de madame Levasseur.

LE PACHA ET LE DERVIS.

UN Arabe, à Marseille, autrefois m'a conté
Qu'un pacha turc, dans sa patrie,
Vint porter certain jour un coffret cacheté
Au plus sage dervis qui fût en Arabie.
Ce coffret, lui dit-il, renferme des rubis,
Des diamants de très grand prix :
C'est un présent que je veux faire
A l'homme que tu jugeras
Etre le plus fou de la terre.

Cherche bien, tu le trouveras.

Muni de son coffret, notre bon solitaire
S'en va courir le monde. Avait-il donc besoin
D'aller loin?

L'embarras de choisir était sa grande affaire:
Des fous toujours plus fous venaient de toutes parts
Se présenter à ses regards.

Notre pauvre dépositaire,

Pour l'offrir à chacun, saisissait le coffret:

Mais un pressentiment secret
Lui conseillait de n'en rien faire,
L'assurait qu'il trouverait mieux.
Errant ainsi de lieux en lieux,
Embarrassé de son message,

Enfin, après un long voyage,
Notre homme et le coffret arrivent un matin
Dans la ville de Constantin.

Il trouve tout le peuple en joie :

Que s'est-il donc passé ? Rien, lui dit un iman;
C'est notre grand-visir que le sultan envoie,
Au moyen d'un lacet de soie,
Porter au prophète un firman.

Le peuple rit toujours de ces sortes d'affaires;
Et, comme ce sont des misères,

Notre empereur souvent lui donne ce plaisir.

-Souvent ?-Oui.-C'est fort bien. Votre nouveau visir Est-il nommé ?-Sans doute, et le voilà qui passe.

Le dervis à ces mots court, traverse la place,
Arrive, et reconnaît le pacha son ami.

Bon! te voilà, dit celui-ci :

Et le coffret ?-Seigneur, j'ai parcouru l'Asie:
J'ai vu des fous parfaits, mais sans oser choisir.
Aujourd'hui ma course est finie;
Daignez l'accepter, grand- visir.

FLORIAN.

L'AVOCAT PATELIN.

(La scène est dans un village pr s de Paris.)
M. PATELIN, seul.

Cela est résolu: il faut aujourd'hui même, quoique je n'aie pas le sou, que je me donne un habit neuf.... A me voir ainsi habillé, qui est-ce qui me prendrait pour un avocat? Ne dirait-on pas plutôt que je fusse un magister de ce bourg? Depuis quinze jours que j'ai quitté le village où je demeurais, pour venir m'établir en ce lieu-ci, croyant y faire mieux mes affaires...elles vont de mal en pis. J'ai de ce côté-là pour voisin, mon compère le juge du lieu...pas un pauvre petit procès.

De cet autre côté un riche marchand drapier...pas de quoi m'acheter un méchant habit!...ah! pauvre Patelin, pauvre Patelin! comment feras-tu pour contenter ta femme qui veut absolument que tu maries ta fille! Qui voudra d'elle, en te voyant ainsi déguenillé? Il faut bien, par force, avoir recours à l'industrie... Oui, tâchons adroitement à nous procurer, à crédit, un bon habit de drap, dans la boutique de M. Guillaume notre voisin. Si je puis une fois me donner l'extérieur d'un homme riche, tel qui refuse ma fille....

SCÈNE SUIVANTE.

M. PATELIN, M. GUILLAUME.

M. P. (à part.) Bon! le voilà seul: approchons.
M. G. (à part, feuilletant son livre.) Compte du troupeau

...six cents bêtes...

M. P. (à part, lorgnant le drap.) Voilà une pièce de drap qui ferait bien mon affaire-(à M. Guillaume.) Serviteur, monsieur.

M. G. (sans le regarder.) Est-ce le sergent que j'ai envoyé querir? qu'il attende.

Le

M. P. Non, monsieur, je suis...

M. G. (l'interrompant en le regardant.) Une robe... procureur donc ?... Serviteur.

M. P. Non, monsieur, j'ai l'honneur d'être avocat. M. G. Je n'ai pas besoin d'avocat je suis votre serviteur.

M. P. Mon nom, monsieur, ne vous est sans doute pas inconnu. Je suis Patelin, l'avocat.

M. G. Je ne vous connais point, monsieur.

M. P. (à part.) Il faut se faire connaître. (à M. G.) J'ai trouvé, monsieur, dans les mémoires de feu mon père, une dette qui n'a pas été payée, et...

M. G. Ce ne sont pas mes affaires; je ne dois rien. M. P. Non, monsieur: c'est au contraire feu mon père qui devait au vôtre trois cents écus, et comme je suis homme d'honneur je viens vous payer.

M. G. Me payer? Attendez, monsieur, s'il vous plaît ...je me remets un peu votre nom. Oui, je connais depuis longtemps votre famille. Vous demeuriez au village

L

ici près; nous nous sommes connus autrefois. Je vous demande excuse; je suis votre très humble et très obéissant serviteur. (lui offrant sa chaise.) Asseyez-vous là, s'il vous plaît, asseyez-vous là.

M. P. Monsieur !

M. G. Monsieur !

M. P. (s'asseyant.) Si tous ceux qui me doivent étaient aussi exacts que moi à payer leurs dettes, je serais beaucoup plus riche que je ne suis; mais je ne sais point retenir le bien d'autrui.

M. G. C'est pourtant ce qu'aujourd'hui beaucoup de gens savent fort bien faire.

M. P. Je tiens que la première qualité d'un honnête homme est de bien payer ses dettes, et je viens savoir quand vous serez en commodité de recevoir vos trois cents écus.

M. G. Tout à l'heure.

M. P. J'ai chez moi votre argent tout prêt, et bien compté; mais il faut vous donner le temps de faire dresser une quittance par-devant notaire. Ce sont des charges. d'une succession qui regarde ma fille Henriette, et j'en dois reudre un compte en forme.

M. G. Cela est juste. Eh bien, demain matin à cinq heures.

M. P. A cinq heures, soit. J'ai peut-être mal pris mon temps, monsieur Guillaume? je crains de vous détourner.

M. G. Point du tout: je ne suis que trop de loisir; on ne vend rien.

M. P. Vous faites pourtant plus d'affaires, vous seul, que tous les négociants de ce lieu.

M. G. C'est que je travaille beaucoup.

M. P. C'est que vous êtes, ma foi, le plus habile homme de tout ce pays.-(examinant la pièce de drap.) Voilà un assez beau drap.

M. G. Fort beau.

M. P. Vous faites votre commerce avec une intelligence...

M. G. Oh, monsieur !

M. P. Avec une habileté merveilleuse !

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