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perdu huit chevaux, mes habits, mon linge, mon manteau, mes pistolets, mon argent. Je ne regrette que mon Ho mère, et pour le ravoir, je donnerais la seule chemise qui me reste. C'était ma société, mon unique entretien dans les haltes et les veillées. Mes camarades en rient. Je voudrais bien qu'ils eussent perdu leur dernier jeu de cartes pour voir la mine qu'ils feraient.

Vous croirez sans peine, monsieur, qu'au milieu de pareilles aventures je n'ai eu garde de penser aux antiquités. Non que j'aie rien perdu de mon goût pour ces choses-là, mais le présent m'occupe trop pour songer au passé : un feu aussi le soin de ma peau, et les Calabrais me font oublier la Grande-Grèce. C'est encore aujourd'hui Calabria ferox. Remarquez, je vous prie, que depuis Annibal, qui trouva ce pays florissant, et le ravagea pendant seize ans, il ne s'est jamais rétabli. Nous brûlons bien sans doute, mais il paraît qu'ils s'y entendaient aussi. Si nous nous arrêtions quelque part, si j'avais seulement le temps de regarder autour de moi, je ne doute pas que ce pays, où tout est grec et antique, ne me fournît aisément de quoi vous intéresser et rendre mes lettres dignes de leur adresse. Il y a dans ces environs, par exemple, des ruines considérables, un temple qu'on dit de Proserpine. Les superbes marbres qu'on en a tirés sont à Rome, à Naples, et à Londres. J'irai voir, si je puis, ce qui en reste, et vous en rendrai compte, si je vis, et si la chose en vaut la peine.

Pour la Calabre actuelle, ce sont des bois d'orangers, des forêts d'oliviers, des haies de citronniers. Tout cela sur la côte et seulement près des villes: pas un village, pas une maison dans la campagne; elle est inhabitable, faute de police et de lois. Mais comment cultive-t-on, direz-vous ? Le paysan loge en ville, et laboure la banlieue; partant tard le matin, il rentre avant le soir. Comment oserait-on coucher dans une maison des champs? On y serait égorgé dès la première nuit. Les moissons coûtent peu de soins; à ces terres soufrées il faut peu d'engrais. Tout cela annonce la richesse. Cependant le peuple est pauvre, misérable même. Le royaume est riche; car, produisant de tout, il vend et n'achète pas.

Que font-ils de l'argent? Ce n'est pas sans raison qu'on a nommé ceci l'Inde de l'Italie. Les bonzes aussi n'y manquent pas. C'est le royaume des prêtres, où tout leur appartient.

Ce n'est point ici qu'il faut prendre exemple d'un bon gouvernement, mais la nature enchante. Pour moi, je ne m'habitue pas à voir des citrons dans les haies. Et cet air embaumé autour de Reggio! on le sent à deux lieues au large quand le vent souffle de terre. La fleur d'orange est cause qu'on y a un miel beaucoup meilleur que celui de Virgile: les abeilles d'Hybla ne paissaient que le thym, n'avaient point d'orangers. Toutes choses aujourd'hui valent mieux qu'autrefois.

Je finis en vous priant de présenter mon respect à madame de Sainte-Croix et à M. Larcher. Que n'ai-je ici son Hérodote, comme je l'avais en Allemagne ! Je le perdis justement comme je viens de faire mon Homère, sur le point de le savoir par cœur. Il me fut pris par des hussards. Ce que je ne perdrai jamais, ce sont les sentiments que vous m'inspirez l'un et l'autre, dans lesquels il entre du respect, de l'admiration, et si j'ose le dire, de l'amitié.

LES NAPOLITAINS:

Le peuple napolitain, à quelques égards, n'est point du tout civilisé; mais il n'est point vulgaire à la manière des autres peuples: sa grossièreté même frappe l'imagination. La rive africaine, qui borde la mer de l'autre côté, fait déjà presque sentir son influence, et il y a je ne sais quoi de numide* dans les cris sauvages qu'on entend de toutes parts. Ces visages bruns, ces vêtements formés de quelques morceaux d'étoffe rouge ou violette, ces lambeaux d'habillements que ce peuple artiste drape encore avec art, donnent quelque chose de pittoresque à la populace, tandis qu'ailleurs l'on ne peut voir en elle

* Les Numides étaient les peuples les moins civilisés de l'Afrique eptentrionale, et conséquemment ceux dont le langage était le plus rude, le plus sauvage.

que les misères de la civilisation. Un certain goût pour la parure et les décorations se trouve souvent à Naples à côté du manque absolu des choses nécessaires ou commodes. Les boutiques sont ornées agréablement avec des fleurs et des fruits; quelques-unes ont un air de fête qui ne tient ni à l'abondance ni à la félicité publique, mais seulement à la vivacité de l'imagination: on veut réjouir les yeux avant tout. La douceur du climat permet aux ouvriers en tout genre de travailler dans la rue. Les tailleurs y font des habits, les traiteurs leur cuisine, et les occupations de la maison, se passant ainsi au dehors, multiplient le mouvement de mille manières. Les chants, les danses, des jeux bruyants, accompagnent assez bien tout ce spectacle, et il n'y a point de pays où l'on sente plus clairement la différence de l'amusement au bonheur. Enfin, on sort de l'intérieur de la ville pour arriver sur les quais, d'où l'on voit et la mer et le Vésuve et l'on oublie alors tout ce que l'on sait des hommes.

ME DE STAËL.-Née en 1766; morte en 1817. Observation.-Ce tableau présente une peinture vive et pittoresque; le style en est poétique et fortement coloré.

LE FILOU ET LE NOTAIRE.

LA ville de Milan a été, au mois de juin 1829, le théâtre d'un tour d'escroquerie assez singulier.

Un filou, vêtu en paysan, cherchait des dupes sur la place publique, lorsqu'il vit venir à lui un notaire, chargé d'un gros sac d'écus. C'était un assez bel homme; mais son sac était bien plus beau. Le filou qui l'avait vu quelquefois l'accosta :-" Monsieur," lui dit-il, en prenant le ton d'un villageois bien simple, " pardon si je vous arrête un moment. Je viens d'un bourg voisin (qu'il nomma) en ma qualité de marguillier de la paroisse, chercher un notaire pour arranger de grands débats qui nous sont survenus, et une chape pour M. le curé, qui a brûlé la sienne cet hiver, en se chauffant dans la sacristie. Si c'était un effet de votre bonté de m'indiquer où je trouverai tout cela, vous me rendriez bien reconnaissant."

Le notaire ouvrit de grandes oreilles, et répondit du ton le plus poli qu'il était l'homme qu'on cherchait, et qu'il écrirait tous les actes et ferait toutes les affaires de la paroisse au prix le plus modéré." A ce que je vois," dit le filou, 66 vous êtes notaire ?"-" Justement."-" Eh bien! c'est bon, car vous me revenez.

Savez-vous que

vous allez gagner là deux ou trois cents écus ?"-" Allons tant mieux."" Mais en récompense de la pratique que je vous donne, il faut que vous me rendiez un vrai service. Notre curé est absolument de votre taille. Menezmoi chez un honnête marchand; essayez la chape; ce qui vous ira bien, ira bien."

Le notaire ne put se refuser à cette petite complaisance. Il conduisit le prétendu marguillier chez un vendeur d'ornements d'église; on choisit une belle chape, et le notaire se la mit sur le dos. Il avait déposé pour cette opération son sac d'écus sur le comptoir. Pendant qu'il avait le dos tourné, le filou empoigna le sac, ouvrit la porte, et prit la fuite. Le notaire se retourna brusquement, et voyant partir son sac, il se mit à hurler, en courant du côté où il avait vu tourner son homme, et en criant de toutes ses forces au voleur. Le marchand courut de son côté après le notaire en poussant les mêmes cris. Le filou, qui n'était pas hors de péril, courait tou jours en criant aussi : "Arrêtez le voleur! c'est un sacrilége! il a pris la chape de Saint Ambroise! il est fou! arrêtez-le avec précaution ; je vais aller chercher la justice."

La populace qui voyait un notaire courir les rues avec une chape sur le dos, ne douta pas un instant que ce ne fût l'homme dont il s'agissait. On l'arrêta malgré ses clameurs; on le gourma de quelques coups de poing; les bonnes gens à qui le filou venait d'apprendre qu'on emportait la chape de Saint Ambroise, se hâtèrent d'en. déchirer des lambeaux, pour en faire des reliques et des amulettes; si bien qu'elle disparut en un clin d'œil.

On reconduisit enfin le notaire chez le marchand; toute l'affaire s'expliqua; mais le voleur était sauvé avec le sac; et le notaire fut encore obligé de payer la chape. COLLIN DE PLANCY.

LE SINGE ET LE CHAT.

BERTRAND avec Raton, l'un singe et l'autre chat,
Commensaux d'un logis, avaient un commun maître.
D'animaux malfaisants c'était un très bon plat:
Ils n'y craignaient tous deux aucun, quel qu'il pût être.
Trouvait-on quelque chose au logis de gâté;
L'on ne s'en prenait point aux gens du voisinage:
Bertrand dérobait tout; Raton, de son côté,
Était moins attentif aux souris qu'au fromage.

Un jour, au coin du feu, nos deux maîtres fripons
Regardaient rôtir des marrons.

Les escroquer était une très bonne affaire :
Nos galants y voyaient double profit à faire,
Leur bien premièrement, et puis le mal d'autrui.
Bertrand dit à Raton: Frère, il faut aujourd'hui
Que tu fasses un coup de maître :

Tire-moi ces marrons.

Si Dieu m'avait fait naître
Propre à tirer marrons du feu,

Certes, marrons verraient beau jeu.

Aussitôt fait que dit:
: Raton, avec sa patte,
D'une manière délicate,

Écarte un peu la cendre, et retire les doigts ;
Puis les reporte à plusieurs fois;

Tire un marron, puis deux, et puis trois en escroque ;
Et cependant Bertrand les croque.

Une servante vient: adieu mes gens.

N'était pas content, ce dit-on.

Raton

Aussi ne le sont pas la plupart de ces princes
Qui, flattés d'un pareil emploi,
Vont s'échauder en des provinces
Pour le profit de quelque roi.

LA FONTAINE,

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