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PIÈCES JUSTIFICATIVES.

LIVRE PREMIER.

No 1.

Comment a-t-on pu imaginer la fable insensée du mariage de Bossuet avec mademoiselle des Vieux de Mauléon? A quelle époque de sa vie pourroit-on placer cette alliance, qui seroit le dernier excès du scandale, si elle n'étoit pas le dernier excès du ridicule? Comment une pareille calomnie at-elle pu seulement se présenter à la haine ou à l'extravagance? c'est ce que nous nous proposons d'éclaircir.

Ce ne fut qu'après la mort de Bossuet qu'on entendit parler pour la première fois de son prétendu mariage. Le premier auteur de cette fable fut un de ces prêtres apostats qui alloient porter dans les pays étrangers la licence de leurs écrits, comme celle de leurs mœurs.

Jean-Baptiste Denys, religieux apostat, se réfugia d'abord à Genève, et ensuite en Angleterre. Il fit imprimer à Londres en 1712, huit ans après la mort de Bossuet, un libelle qu'il intitula Mémoires ou Anecdotes de la Cour et du Clergé de France. Il se donna comme secrétaire, jusqu'en 1706, de M. de Bissy, d'abord évêque de Toul, et qui avoit succédé à Bossuet dans l'évêché de Meaux; et la singulière marque de reconnoissance qu'il donne à son maître et à son bienfaiteur, est de le déchirer de la manière la plus outrageante. Il prodigue aussi des injures grossières à M. de Coislin, évêque de Metz. Il s'attacha surtout à représenter le cardinal de Noailles sous les traits les plus opposés à l'opinion qu'il a généralement laissée de son caractère et de ses vertus, parmi ceux mêmes qui ne partageoient pas toutes les opinions de ce prélat. Il en parle comme du plus malhonnéte homme du monde. Il lui prête les intrigues les plus diaboliques pour parvenir à l'archevêché de Paris. Tout ce qu'il dit de lui est écrit avec la même décence et la même bonne foi.

Mais de tous les évêques de France Bossuet est celui contre Jequel il montre l'acharnement le plus déplorable. Si on veut l'en croire, Bossuet étoit un homme dur, despotique dans le

PIÈCES JUSTIFICATIVES. LIVRE PREMIER. 189 gouvernement, qui se faisoit obéir par des lettres de cachet, qu'il avoit à sa disposition; prodigieusement intéressé; qui multiplioit ses revenus par toutes sortes de voies, légitimes ou non, et il finit par donner en ces termes la fable de son prétendu mariage.

<< Peu de temps 1 après la mort de cet évêque (de Bos>> suet), ses créanciers poursuivirent ses héritiers pour le >> paiement d'une maison qu'il avoit achetée 20,000 fr. *, » pour les intérêts échus depuis l'acquisition, qui alloient » quasi à pareille somme. Mais comme les héritiers refusèrent » d'y satisfaire, ses créanciers eurent recours par voie de » saisie à la dame qui occupoit la maison depuis l'acquisition >> qui en avoit été faite par le sieur Bossuet, pour être payé » du principal et des arrérages. La dame voulut se prévaloir » de deux contrats qu'elle avoit entre les mains. Par le pre>> mier, le sieur Bossuet s'étoit engagé de faire l'acquisition » de cette maison; et, par le second, il en avoit fait à la » dame une donation pure et simple. Les créanciers qui se » voyoient balottés, poursuivirent vivement la dame, laquelle, >> se voyant pressée de près, fut trouver un habile avocat pour >> lui communiquer un bon contrat de mariage passé entre » elle et M. Bossuet, qui n'étoit alors (à ce que l'on croit) » que chanoine de Metz, et seulement sous-diacre. La chose >> fit du bruit, et le Roi ordonna au neveu (l'abbé Bossuet) » d'assoupir cette affaire. M. Bossuet, n'étant encore que >> chanoine de Metz, y avoit connu particulièrement cette >> dame **. Son ambition lui suggéroit d'aller à Paris, et de >> chercher des moyens de s'introduire à la cour. Il y trouva >> au-delà de ce qu'il pouvoit souhaiter. Sa bonne dame, voyant » qu'il s'y établissoit avantageusement, et qu'il y paroissoit >> même avec éclat, voulant partager sa bonne fortune, ne >> demeura pas longtemps à l'y suivre. La bonne dame avoit >> peu ou point du tout de bien. Néanmoins, elle s'entretenoit » à Paris selon sa condition, qui augmentoit autant que crois>> soit la bonne fortune de son époux...... Les fréquentes vi

Page 108 jusqu'à la page 118.

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* Vers l'année 1688 ou 1684, dit l'auteur dans une apostille. **Madame de qu'on dit étre d'une noble famille de ***. Apostille de l'auteur.

Il ne nomme ni la personne, ni la famille, ni la province de son origine; on ne sait pas pourquoi, ou plutôt il est facile de le deviner. On sent que s'il eut hasardé ces indications, il eût été facile de le convaincre sur-le-champ d'imposture.

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» sites qu'il lui rendoit n'étoient suspectes à personne..... On >> se contentoit de dire que la bonne dame lui étoit ce qu'é>> toit madame Guyon à M. de Fénélon. Effectivement, elle >> passoit pour un des plus beaux esprits de femme qui fùt » dans Paris..... Un valet de chambre de la maison de M. de » Meaux, qui avoit été au service de M. Bossuet, m'en a >> souvent parlé *........ Ledit valet de chambre est maintenant >> établi à Genève avec sa famille....... Il (Bossuet )étoit chéri » de sa femme; car il étoit bel homme, et n'étoit pas, malgré >> ses travaux apostoliques, tout-à-fait ennemi du plaisir. L'on >> dit que leur race n'est pas éteinte. La bonne veuve en >> conserve entre autre deux jolies filles, qu'on dit avoir de >> l'éducation et du mérite. Passant une fois au Louvre, un » de mes amis me les fit remarquer. »

Il ajoute que M. Bossuet, pendant sa dernière maladie, qui fut fort longue, ne vit pourtant qu'une fois sa chère épouse. Enfin il suppose que Bossuet « avoit arrangé ses affaires de » manière qu'il laissoit à sa femme et à ses enfants une riche » succession; tandis que ses neveux n'eurent que de grandes >> dettes pour tout héritage. »

Telle est la source dégoûtante où quelques écrivains ont été puiser cette fable; ils en ont seulement varié quelques détails, pour en dissimuler l'absurdité autant qu'il leur étoit possible.

On vit paroître, en 1758. sous le nom de Prosper Marchand, un dictionnaire dans le genre de celui de Bayle. Prosper Marchand étoit mort deux ans auparavant, en 1756. Le professeur Allaman, son ami, ne fit que mettre en ordre les matériaux que Prosper Marchand avoit recueillis, et les publia sous la forme de Dictionnaire. On y lit à la page 94 du premier tome un article qui concerne Bossuet. Après s'être livré aux déclamations les plus injurieuses et les plus grossières contre sa mémoire, il ajoute : « Je ne parle pas non >> plus de son concubinage, ou, si l'on aime mieux, de son >> mariage clandestin avec une certaine dame de Mauléon, qui >> donna lieu au P. Le Tellier de lui reprocher fort plaisam>>ment qu'il étoit beaucoup plus mauléoniste que moliniste, >> comme il l'en assuroit, parce que, vu la manière dissolue et >> scandaleuse dont vivent quantité de ses confrères, ce ma

*Ce valet de chambre de Bossuet avoit passé au service de M. de Bissy, son successeur, qu'il abandonna pour aller avec sa femme professer le calvinisme à Genève. Mts. de Ledieu. Telle est l'autorité sur laquelle Jean-Baptiste Denys s'appuie dans son libelle,

>> riage seroit en lui une vertu plutôt qu'un crime, s'il n'eût » point eu l'iniquité de refuser la même liberté à ses con» frères. >>

Comme Prosper Marchand n'allègue aucun témoignage même ridicule à l'appui de son assertion, on est dispensé de le réfuter. Mais on peut être surpris de voir un auteur tel que Prosper Marchand, qui se piquoit d'exactitude en critique, commettre un anachronisme aussi grossier que celui qui se trouve dans un article si court. Bossuet mourut en 1704; le P. Le Tellier n'arriva à la cour qu'en 1709. Bossuet n'a jamais été dans le cas d'avoir la moindre relation avec le P. Le Tellier.

Il est vrai que quelques autres écrivains, frappés de cet anachronisme, ont imaginé d'attribuer au P. de La Chaise ce que Prosper Marchand rapporte du P. Le Tellier. Mais en vérité, il faut être entièrement étranger au siècle où a vécu Bossuet, et à l'existence qu'il avoit à la cour et dans le monde, pour se permettre de supposer un pareil langage dans la bouche du P. de La Chaise parlant à Bossuet.

Ce qui est bien plus extraordinaire, c'est qu'un écrivain qui avoit autant d'esprit et de goût que l'auteur du Siècle de Louis XIV, ait eu le triste courage d'aller emprunter à des hommes aussi décriés que ceux que nous venons de citer, la fable du mariage de Bossuet, et qu'il en ait déshonoré l'un de ses meilleurs ouvrages.

On ne peut expliquer une foiblesse aussi contraire aux intérêts de sa propre gloire, que par cette déplorable maladie qui l'a tourmenté pendant cinquante ans, et qui le portoit toujours à élever des nuages sur la vertu et la sincérité des grands hommes du siècle de Louis XIV, qui ont honoré la religion par la science et le génie. Le défaut assez habituel d'attention et de critique, qu'on est fondé à lui reprocher lorsqu'il écrit l'histoire **, ne suffiroit pas même pour lui faire pardonner de s'ètre abaissé jusqu'à reproduire une calomnie aussi méprisable. Car on voit, par ce qu'il dit, qu'il ne croyoit pas lui

*Il est vraisemblable que Prosper Marchand n'a pas osé citer un écrivain aussi méprisable que Jean-Baptiste Denys. I sentoit qu'il auroit partagé tout le ridicule d'une pareille autorité.

**On peut aussi reprocher à l'auteur du Siècle de Louis XIV" d'avoir privé l'histoire de ses principaux appuis, et de lui avoir ôté tous droits à la confiance publique, en se dispensant toujours de citer ses autorités et ses garants: exemple funeste, qui n'a eu que trop d'imitateurs dans le dernier siècle,

même ce qu'il disoit; et d'ailleurs, les contradictions dont il sème son récit, auroient dû avertir son amour-propre de l'avantage si facile qu'il donnoit de le réfuter par ses propres paroles.

Nous rapporterons son récit tel qu'il l'a consigné dans l'édition de ses ouvrages faite à Genève sous ses yeux et sous sa direction immédiate.

<«< Celui-ci (Bossuet) 1 qui devint un grand homme, s'étoit » d'abord destiné au parti de la robe; et il s'étoit engagé dans » sa plus grande jeunesse à épouser mademoiselle Des Vieux, » fille d'un rare mérite. Ses talents pour la théologie, et pour >> cette sorte d'éloquence qui le caractérise, se montrèrent de >> si bonne heure, que ses parents et ses amis le détermi» nèrent à l'Eglise. Mademoiselle Des Vieux l'y engagea elle>> même, préférant la gloire qu'il devoit acquérir, au bon>> heur de vivre avec lui. >>

Et à la page 201 du même volume 2 on lit encore:

<< Bossuet (Jacques- Bénigne) de Dijon, né en 1627, évê» que de Condom, et ensuite de Meaux... On a imprimé plu» sieurs fois que cet écrivain a vécu marié. Saint-Hyacinthe, >> connu par la part qu'il a eue à la petite plaisanterie de » Mathanasius, a passé pour son fils. Il n'y en a jamais eu la >> moindre preuve. Une famille considérée dans Paris et qui » a produit des personnes de mérite, assure qu'il y a eu un >> contrat de mariage secret entre Bossuet, encore très-jeune, >> et mademoiselle Des Vieux; que cette demoiselle fit le sa>> crifice de sa passion et de son état à la fortune que l'élo>>quence de son amant devoit lui procurer dans l'Eglise; qu'elle » consentit à ne jamais se prévaloir de ce contrat, qui ne fut » point suivi de la célébration; que Bossuet, cessant ainsi » d'être son mari, entra dans les ordres, et qu'après la mort » de ce prélat ce fut cette même famille qui régla les reprises » et les conventions matrimoniales. Jamais cette fille n'a» busa, dit cette même famille, du secret dangereux qu'elle » avoit entre les mains. Elle vécut toujours l'amie de l'évêque >> dans une union sévère et respectée. Il lui donna de quoi >> acheter la petite terre de Mauléon, à cinq lieues de Paris; » elle prit alors le nom de Mauléon, et a vécu près de cent

» ans.»

On auroit pu d'abord demander à l'auteur du Siècle de Voyez le Siecle de Louis IV, article des Beaux-Arts, 1. vII. p. 6.

2 Catalogue des écrivains du siècle de Louis XIV.

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