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des rois et des puissances n'est établie que sur la folie (V, 7; XXV, 103); qu'on ne peut justifier par la raison ni la propriété ni les lois mémes de la famille (vi, 7, 50; III, 13); qu'il est impossible de prouver Dieu : « Nous sommes incapables de connaitre ni ce qu'il D est, ni s'il est. » (x, 1, p. 145.) Enfin, qu'il n'y a point de preuve de la vérité de la religion, et qu'il ne peut pas y en avoir. (Ibid.) La religion n'est pas certaine (xxiv, 88).

Voilà des pensées qu'il n'y a pas moyen d'interpréter de deux manières; tout ce qu'on peut faire est de les supprimer, comme avait fait Port-Royal. Mais en voici d'autres qui semblent contraires : Pascal parle en divers endroits des preuves de la religion (ix, p. 142, ligne 4; XI, 12, etc.). En effet, pourquoi écrit-il, sinon pour prouver? Son livre ne devait être que le développement de ces preuves, qui sont de deux sortes, philosophiques et historiques; les premières montrent que la religion seule explique le mystère de notre nature; les autres établissent la divinité de JÉSUS-Christ et l'autorité des Écritures par les miracles, les prophéties, etc. Cependant, outre que ces passages n'effacent pas les autres, qui subsistent, je dis qu'ils ne les contredisent pas. L'explication de la difficulté se trouve dans un autre paragraphe, encore supprimé par Port-Royal : « Les prophéties, les miracles mêmes et les preuves de o notre religion ne sont pas de telle nature qu'on puisse dire qu'ils o sont absolument convaincants. Mais ils le sont aussi de telle

sorte qu'on ne peut dire que ce soit être sans raison que de les

croire, etc. ) (XXIV, 18; cf. xxv, 50). Ici la pensée de Pascal est claire; prouver la religion n'est pas, dans son langage, en donner une démonstration véritable; c'est fournir des raisons à l'appui, c'est montrer qu'il est raisonnable d'y croire. Mais on ne peut aller au delà. Sa preuve est une probabilité qui n'atteint pas à la certitude et qui n'y prétend pas.

Il y a pourtant deux ou trois fragments de Pascal qui sont positivement contraires au scepticisme et qui établissent l'autorité de la raison. Commençons par y renvoyer : XII, 1, 2; XXV, 49. Mais j'ai fait voir dans les notes l'intention et le caractère particulier de ces fragments. Ils ne se rapportent plus au grand sujet des Pensées, l'apologie de la religion, mais à la polémique du jansénisme. Pascal n'y est plus sceptique parce qu'il y est sectaire, et que ces deux choses étant au fond , comme le dit Charron , incompatibles,

B.

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le janseniste a fait évanouir le pyrrhonien. Le pyrrhonisme peut conduire à la soumission, mais c'est à la soumission entière, sans condition et sans réserve (voir un passage de Montaigne cité dans la note 10 de la page 378). Si Pascal s'y laisse aller, le voilà sans défense contre l'autorité; il faut obéir au pape, et signer le formulaire. Si, au contraire, il résiste, c'est qu'il raisonne et qu'il juge : alors il n'est plus pyrrhonien. Mais quelle inconséquence! Quoi! la raison ne peut décider si Dieu est, et cette même raison peut prononcer que

le pape se trompe sur la grâce! Dans un des fragments placés sous le paragraphe vuil, 1 (p. 127 et 128), Pascal, qui ne parle pas cette fois en janseniste, mais en philosophe, établit contre les pyrrhoniens qu'il y a une certitude naturelle, certitude de sentiment, non de raison, mais enfin certitude. Mais outre qu'il se contredit dans ce fragment même en accusant la raison d'impuissance (car où est l'impuissance, si la raison peut bâtir sur des principes certains, de quelque source que ces principes viennent?); partout ailleurs, et notamment dans le grand morceau qu'on trouve en tête du même paragraphe, il refuse absolument d'admettre cette certitude naturelle des principes (p. 118. Cf. 111, 15). Quel est donc son dernier mot? Le voici peut-être : « Tous leurs principes sont vrais, des pyrrhoniens, des stoïques, des v athées, etc.; mais leurs conclusions sont fausses, parce que les prinDcipes opposés sont vrais aussi.) XXV, 29.Cf. viii, 3, et xxv, 37. Y sommes-nous enfin ? et faut-il conclure que Pascal n'est donc ni pyrrhonien ni dogmatique ? Mais il dit aussi (VIII, 1, p. 119) : « Il faut » que chacun prenne parti, et se range nécessairement ou au dogma» tisme ou au pyrrhonisme, car qui pensera demeurer neutre sera pyrv rhonien par excellence... Qui n'est pas contre eux est excellem» ment pour eux. » Ce n'est donc pas cela encore; ce n'est pas que Pascal ne soit ni pyrrhonien ni dogmatique. Qu'est-ce donc ? Il ne reste qu'à dire, ce qui est vrai, que Pascal est pyrrhonien, et qu'en même temps il est pourtant dogmatique. Et comment cela ? C'est ce qu'il s'est efforcé d'expliquer dans l’Entretien avec Saci, et ce que nous allons tâcher d'entendre.

Au reste, il importe de remarquer que, si Pascal s'embarrasse dans ces généralités, chose inévitable, car il n'y a pas moyen de bien raisonner sur le principe du néant de la raison, il n'hésite jamais dans les applications de son scepticisme. Toutes les néga

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tions qu'il oppose à la justice, à l'autorité, au droit naturel, à la démonstration rationnelle de Dieu, sont sans aucun correctif.

Ainsi l'homme naturel, en qui ne s'est pas faite l'opération de la grâce, est tellement condamné aux ténèbres, qu'il ne peut pas même s'assurer où est la lumière, ni si la religion qui la lui offre la possede en effet. Mais voici un autre moment; elle a agi, cette grâce toute-puissante; aussitôt, tout change : Je vois, je sais, je crois ; nous sommes assurés de Dieu, et par lui de tout le reste (cf. xxiv, 42).

Mais cette grâce, de qui tout dépend pour l'homme, ne dépend pas de lui. Il ne saurait l'obtenir que d'elle-même, ni la mériter que par elle-même; puisque c'est elle qui fait le mérite. Elle se donne à qui il lui plait, car elle est la grâce, et il lui plait de choisir celuici et de le rendre digne, de rejeter celui-là et de le laisser indigne. Spiritus ubi vult spirat (Jean, III, 8). (Voyez p. xxix la Note sur les doctrines du Jansenisme.)

Nous voilà devant les profondeurs du dogme; là le chrétien simple se tait et se confond, il détourne sa pensée du mystère; Pascal, au contraire, y attache la sienne et s'y complaît : et c'est la seulement que nous allons comprendre toute l'originalité de la démonstration qu'il a conçue. Elle est dans l'application singulière qu'il fait de la doctrine du Dieu caché, Deus absconditus, qui n'est qu'un autre aspect de la doctrine de la grâce (voir principalement l'article xx. Avant le péché d'Adam, Dieu était manifeste à l'homme; mais par le péché d'Adam tout le genre humain a été réprouvé, et Dieu s'est retiré de lui. Il est caché, car il veut l'ètre; il se révèle pourtant à quelques serviteurs qu'il s'est réservés et qu'il aime, mais il se cache à ceux qu'il n'aime pas. On dit souvent aux incrédules qu'ils n'ont qu'à bien regarder pour le voir ; on se trompe et on les trompe ; ils regardent et ils ne le voient point, parce qu'en effet il ne leur est pas visible (xXII, 1, p. 268. Cf. Append., 84). On leur dit aussi que, s'ils raisonnaient bien, ils seraient convaincus par les prophéties, par les miracles, etc.; on se trompe encore : ils raisonnent bien, et ils ne sont pas convaincus, parce qu'en effet Dieu n'a pas voulu qu'ils pussent l'être, ni que ces témoignages fussent convaincants. Dieu a voulu que la religion eût assez de clarté pour éclairer les élus, prédestinés de toute éternité à la lumière, mais aussi qu'elle eût assez d'obscurité pour aveugler les réprouvés, prédestinés aux ténèbres et a la perdition (xxiv, 18, « Les prophé

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>> ties citées dans l'Evangile, vous croyez qu'elles sont rapportées » pour vous faire croire. Non, c'est pour vous éloigner de croire.»> (XXV, 42). Et en effet, si la religion était suffisamment claire pour la raison, elle soumettrait tous les esprits, et par les esprits les cœurs; il n'y aurait ni Juifs, ni impies, ni hérétiques, il n'y aurait plus que des fidèles, contrairement au dessein éternel de Dieu, d'après lequel le grand nombre est abandonné à sa perte, et quelques-uns doivent être sauvés: Dieu fait donc croire ceux-ci, et il empêche ceux-là de croire. Je n'ai pas besoin de dire que les passages où se marque un peu fortement cette doctrine ont été supprimés ou adoucis dans l'édition de Port-Royal.

Doctrine violente en effet, qui dans le sein même de la foi étonne tout ce qui n'est pas janséniste; mais Pascal croyait fermement qu'elle était renfermée dans le dogme professé par l'Eglise, et il y adhérait de toute la force de son esprit. Si notre intelligence subjuguée consent une fois à l'admettre, aussitôt toute sa démonstration acquiert une puissance extraordinaire et irrésistible. La théologie sceptique a chez lui une rigueur, j'ajoute une cohésion et une unité qu'elle n'a nulle part ailleurs. Ce qui est pour la plupart des sceptiques pieux le terme extrême, la limite confuse de la pensée, est pour lui le centre où tout se rattache; il se sert de l'inexplicable pour tout expliquer. Quand les autres sont arrivés au pyrrhonisme absolu, leur logique recule comme étourdie, et fait une brusque retraite dans la foi; ils sont sceptiques dans un ordre d'idées et croyants dans un autre. Pour la logique de Pascal, plus hardie et plus obstinée, il n'y a qu'un seul ordre où tout se tient; il n'est pas pyrrhonien jusqu'à la foi exclusivement, il l'est en vertu même de la foi, par elle et en elle. Les autres disent seulement : Tout est obscur si la religion n'est pas vraie; Pascal dit encore: Tout est obscur parce que la religion est vraie, et cela même témoigne qu'elle est vraie, que tout soit obscur. Les autres disent: Il n'y a que la révélation qui peut vous empêcher d'être sceptiques; il dit: Il n'y a que la révélation qui peut vous justifier d'être sceptiques. Les autres disent: Vous ne pouvez demeurer dans le doute, recourez donc à la grâce, et il dit: Vous ne pouvez sortir du doute, concluez-en donc le péché originel. Car c'est où il en revient toujours, au mystère de la chute et de la rédemption, à la prédestination et à la grace; c'est là qu'il s'établit et qu'il triomphe. Le péché originel

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n'est plus une pierre d'achoppement pour la raison, mais la pierre angulaire de la véritable philosophie : Lapis quem reprobaverunt ædificantes, hic factus est in caput anguli. Personne ne s'est jamais placé en argumentant dans une position aussi forte. En effet, il faut bien reconnaitre la condition attachée à toute démonstration des croyances religieuses, c'est qu'il n'en est point de si persuasive et de si pressante, qu'il ne se trouve quelque esprit incrédule qui y résiste. Et quoiqu'on méprise cette résistance, elle est là pourtant, qui semble accuser l'insuffisance de la démonstration; non comme n'étant pas juste, mais comme n'étant pas évidente; car ce qui est absolument évident ne doit-il pas persuader quoi qu'on en ait? et est-il plus possible à l'esprit de s'empêcher d'être convaincu par l'évidence, qu'il n'est possible à la chair de n'être pas brulée par le feu? De sorte que le croyant eut-il l'avantage de toute manière dans la dispute, l'incrédule a pourtant aussi son avantage et sa victoire, qui est dans ce seul mot (pourvu qu'il soit dit de bonne foi) : Vous ne me convainquez pas. Dans un débat d'un ordre purement naturel, on conçoit bien que la vérité peut n'être pas absolument évidente, et n'en être pas moins la vérité : mais s'il s'agit de religion, et d'une révélation divine, il semble que la parole de Dieu doive porter avec elle l'évidence suprême. Je ne trouve pas cette évidence, dit l'incrédule; ce n'est donc pas Dieu qui a parlé. Cette objection, la plus redoutable que je connaisse, et que Rousseau reprend et retourne sans cesse dans la Profession de foi du vicaire savoyard, Pascal la détruit d'un seul coup (a). Si l'incrédule ne voit pas, c'est que la gråce, qui peut seule ouvrir les yeux, lui a été refusée; et son aveuglement, loin de convaincre Dieu d'impuissance, témoigne combien ce Dieu est terrible dans sa réprobation. L'aimant, dont la vertu n'est pas moins sensible lorsqu'il repousse que lorsqu'il attire, pourrait figurer l'action de la religion telle que la conçoit Pascal. Chaque difficulté qui nous trouble est un sceau mystérieux où le signe divin est empreint. Les obscurités, les apparences de contradiction ou de folie ou de scandale que vous signalez dans la religion et ou vous pensez prendre les croyants comme dans des piéges, ce sont bien des piéges en effet , mais c'est vous-même, ce sont les enne

(a) XXIV, 46 : « Je vous dis qu'il y a de quoi avengler et de quoi éclairer. Par ce mot seul, je ruine tous vos raisonnements. »

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