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nonça qu'il fallait regarder comme non avenu tout le travail des anciens éditeurs, et que l'édition princeps des fragments de Pascal était à faire. Il montra par des citations du manuscrit, nombreuses, choisies, étendues, combien le texte que tout le monde avait sous les yeux différait matériellement du véritable, et surtout il remua tous les esprits en faisant sentir combien la vraie parole de Pascal et sa vraie pensée étaient plus hardies encore, plus violentes, plus étonnantes de toute manière que ce qui avait paru déjà si original dans les éditions. Tout cela était exposé d'ailleurs dans ce beau style, et avec cette touche de maître qui donne aux choses tout leur effet. Quoique M. Cousin ait publié beaucoup de pensées inédites d'un grand intérêt, qu'il ait le premier fait connaître les Lettres à Mlle de Roannez; et qu'enfin il lui ait été donné de découvrir le Discours sur les passions de l'amour (voyez page 505), curieux et unique monument de la vie mondaine de Pascal; cependant le fruit le plus précieux de ses recherches n'est pas ce qu'il a donné d'absolument nouveau, mais ce qu'il a restauré. Pascal n'est pas, en effet, dans quelques pages de plus qu'on peut ajouter à son livre, il est dans ce livre même, dans l'ancien corps des Pensées qu'on lisait depuis longtemps; mais il n'y est vraiment lui, lui tout entier, que depuis qu'on nous les a fait lire d'après le manuscrit autographe. Je ne crains pas de dire que le commentaire suivi que je donne dans cette édition fera comprendre mieux encore toute l'importance de cette restauration : car, à chaque pensée, à chaque tour où on voit l'originalité de Pascal éclater d'une manière plus vive, et où on est averti que quelque correction infidèle la dérobait à ceux qui lisaient cela avant nous, cette espèce de découverte particulière fait apprécier davantage la découverte générale. Le texte des Pensées a eu pour ainsi dire trois révélations successives: la première, où l'élan de Pascal était sévèrement contenu par Port-Royal; la seconde, quand les extraits du P. Des Molets, transportés dans les éditions de Condorcet et de Bossut, commencèrent à laisser percer les témérités du janséniste et du sceptique, et permirent déjà de deviner ce qui ne se montrait pas tout à fait; la troisième enfin et la dernière, après laquelle il n'y a plus rien à deviner, car tout est visible, et la pensée dans ce qu'elle a de plus extrême, et le style dans ce qu'il a de plus libre et de plus vif: c'est celle de M. Cousin. La date en demeurera mémorable dans l'histoire de notre littérature.

M. Cousin avait préparé la véritable édition des Pensées, il en avait marqué le caractère, établi les principes, indiqué les résultats, il en avait donné une sorte de specimen, mais il ne l'avait pas faite. M. Prosper Faugère la fit paraître en 1844 (a). Il dépouilla entièrement le manuscrit autographe des Pensées; il recueillit les Opuscules dans les excellents manuscrits du P. Guerrier il s'est assuré l'honneur, qui ne lui sera jamais ôté, d'avoir publié le premier un texte complet et authentique. Je dois plus que personne rendre hommage à un travail sans lequel je n'aurais pas fait celui que je présente au publie (b).

M. Faugère a rangé les fragments de Pascal dans un ordre nouveau, en essayant de retrouver le plan primitif : c'est ici le lieu de m'expliquer à ce sujet. Pascal lui-même avait indiqué le plan et le dessein général de son ouvrage dans une conférence à Port-Royal: « Il se rencontra néanmoins, dit la Préface d'Étienne Perier, une » occasion, il y a environ dix ou douze ans (c), en laquelle on l'o» bligea ... d'en dire quelque chose de vive voix, etc.» On peut voir, au sujet de ce plan, outre les explications de la Préface, celles de Mme Perier (ci-après, page xxII, note 21). Mais nous avons mieux: il nous reste, dans le manuscrit autographe, des indications précieuses données par Pascal lui-même. Nous voyons qu'il avait conçu une grande division de son travail en deux parties (voyez XXII, 1), (d), et qu'il avait même l'idée d'une préface à placer en tête de chacune (vi, 33, note 8, et xxII, 1). Il projetait, dans la première partie, un chapitre des Puissances trompeuses (voyez page 31, note 2), dans la seconde, un chapitre des Fondements, et un chapitre des Figuratifs (xxv, 112). Voyez encore, aux paragraphes 108 et suivants de l'article xxv, quelques indications de détail. Mais les rédacteurs de Port-Royal, quoique ayant ces indications, nous disent qu'ils n'ont pas prétendu reproduire dans leur édition la suite

(a) Pensées, fragments et lettres de Blaise Pascal, publiés pour la première fois conformément aux manuscrits originaux, etc. Paris, 2 vol. in-8°. M. Faugère a publié aussi des Pensées choisies de Pascal, 4848.

(b) Parmi les fragments qui n'avaient pas été tirés du manuscrit, et n'avaient paru nulle part avant le travail de M. Faugère, on doit signaler le Mystère de Jésus (voyez p. 397), morceau admirable dont j'ai déjà dit tout le prix.

(e) Etienne Perier écrit à la fin de 1669.

(d) Cette division qui se réduit à ceci, le pyrrhonisme et la foi, l'ordre de la nature et l'ordre de la grâce, est celle qu'on trouve déjà marquée dans l'Entretien avec M. de Saci.

exacte des idées de Pascal. Et quant à moi, je crois que l'ordre véritable des fragments est impossible à retrouver, par une raison souveraine, qui est que cet ordre n'a jamais existé, même dans l'esprit de l'auteur. Je veux dire que, lorsque Pascal jetait sur le papier une idée qui se présentait à lui, il ne s'astreignait point à arrêter dans sa pensée l'endroit précis où il la placerait dans son livre et s'il ne le savait pas, comment donc le saurions-nous? Il avait un dessein général, de grandes divisions, telle préface ou tel chapitre en projet; cela suffit pour ordonner un discours, non pour ordonner un livre, et pour distribuer d'une manière méthodique cinq cents fragments. Toute classification suivie des Pensées me paraît donc arbitraire. Non-seulement les petits fragments, qui sont le plus grand nombre, sont impossibles à classer, mais ces grandes divisions même, qui semblent si claires quand on les entend poser, échappent dès qu'on y veut entrer plus profondément. M. Faugère n'a rien trouvé à mettre dans ce chapitre des Fondements que lui indiquait le manuscrit. Qu'on lise le paragraphe xxv, 108, et qu'on dise s'il est permis à personne d'espérer ne pas se tromper sur l'ordre même général que Pascal avait dans l'esprit. J'ai donc cru que je ne devais pas ajouter une tentative inutile à tant d'autres, et qu'au lieu de donner une classification nouvelle, je ferais mieux d'adopter une de celles qu'on a données avant moi, non comme bonne, mais comme indifférente.

Ce n'est pas que je ne croie voir, dans les arrangements des anciens éditeurs, indépendamment du défaut inévitable attaché à tout essai de ce genre, des fautes proprement dites, dont ils auraient pu se garder s'ils avaient porté plus de méthode dans leur travail. Il est aussi inutile qu'il serait aisé de relever ici ces fautes. Mais pour les faire disparaitre, il aurait fallu introduire une nouvelle distribution, et troubler une fois encore, pour la simple satisfaction de la logique, et sans grand avantage pratique, les habitudes des lecteurs des Pensées. J'ai mieux aimé m'abstenir.

C'est par respect pour ces habitudes que j'ai préféré, parmi les anciennes distributions, celle de Bossut, qui est celle à laquelle on est le plus accoutumé. C'est d'après l'édition de Bossut qu'on réimprime sans cesse les Pensées depuis plus d'un demi-siècle. En outre, l'édition de Port-Royal est trop incomplète, et il y faudrait trop de suppléments. Au contraire, il y a très-peu de chose à ajouter à

celle de Bossut. De plus, celle-ci fait partie d'une édition des OEuvres de Pascal en cinq volumes, ce qui la consacre en quelque sorte, d'autant plus que ces cinq volumes, réimprimés en 1819, sont la seule édition des OEuvres qui existe. J'ai donc adopté l'ordre de l'édition de Bossut, sauf une modification dont il ne m'était pas possible de me dispenser. En effet, parmi les Pensées tirées du manuscrit autographe, et qui sont les matériaux de l'ouvrage sur la religion que Pascal préparait, Bossut, comme ses devanciers, avait mêlé les opuscules, qui sont tout autre chose, et doivent être nécessairement classés à part. Il y avait mêlé aussi l'Entretien avec Saci et les Discours sur la condition des grands. Je ne pouvais laisser subsister ce désordre. J'ai donc séparé des Pensées les articles I, II, III, XI, XxII de la première partie de Bossut, et XVIII, XIX de sa seconde partie. J'ai supprimé les titres placés en tête des articles ces titres ne peuvent que produire une illusion fâcheuse, en faisant croire qu'on a une véritable distribution méthodique, réglée sur la pensée de l'auteur; j'ai voulu qu'il fût bien entendu, qu'en adoptant tel ordre plutôt que tel autre, je ne prétends faire qu'un classement tout matériel, auquel les chiffres suffisent.

Dès lors je ne pouvais conserver de Bossut sa division des Pensées en deux parties : Pensées qui se rapportent à la philosophie, à la morale et aux belles-lettres; Pensées immédiatement relatives à la religion. Il y a une idée dans cette division, et je n'en voulais pas; de plus, cette idée est tout à fait fausse. Pascal ne s'amuse jamais à philosopher pour philosopher; tout ce qu'il dit est immédiatement relatif à la religion dans sa pensée. J'ai donc fait vingtquatre articles suivis et sans interruption, des sept articles de la première partie de Bossut et des dix-sept de la seconde. J'ai réuni dans un article xxv les pensées nouvelles.

Il résulte de ces changements, auxquels j'ai été forcé, que mes XXIV articles, quoique étant les mêmes que ceux de Bossut, ne portent pas les mêmes chiffres. Je donne à la fin du volume la concordance des deux éditions. Mais on n'en lira pas moins ici les Pensées dans la même suite où on est habitué depuis Bossut à les lire. D'ailleurs, dans chaque article, j'ai conservé les chiffres de Bossut pour les paragraphes (a).

(a) C'est ce qui fait que, lorsque plusieurs fragments avaient été confondus par

Je voudrais encore dire quelque chose des jugements et des études dont les Pensées ont été l'objet. Les approbations placées en tête de l'édition de Port-Royal témoignent quel enthousiasme elles excitèrent chez les fidèles du jansénisme. Du côté du monde, outre les admirations de Mme de Sévigné (a), il reste un mot de Mme de la Fayette, que c'est méchant signe pour ceux qui ne goûteront pas ce livre, mot d'un esprit nourri dans le dédain du vulgaire et des opinions communes, et qui pénètre fort loin dans Pascal. Le sens commun faisait déjà ses réserves, par la bouche de Nicole même, contre un penseur extrême qui le heurte et qui l'humilie; le sens commun avait raison de résister, mais non de déprécier ce qui demeure, malgré tout, si supérieur (b). Quand La Bruyère cite Pascal comme exemple de la plus haute grandeur de l'esprit, j'imagine qu'il considère surtout le Pascal des Pensées (c). Quoi qu'il en soit, on parle peu des Pensées au dix-septième siècle, ainsi que M. Cousin l'a remarqué; l'ouvrage était trop janséniste pour qu'on se plût à le citer. Mais, avec le temps, ce ne sera plus le livre des jansénistes, ce sera le livre des chrétiens. C'est le chrétien et non pas le

Bossut dans le même paragraphe, je les ai simplement séparés par des traits, sans changer les chiffres.

Quand les chiffres de mes paragraphes ne s'accordent pas exactement avec ceux de Bossut, c'est qu'il avait divisé mal à propos ce qui ne fait qu'un dans Pascal, et qu'il a fallu supprimer ces divisions. Mais les différences sont très-peu de chose et n'empêchent pas qu'on ne se retrouve très-aisément en passant d'une édition à l'autre. La plus forte est dans l'article XXIV, parce qu'il a fallu enlever des paragraphes qui avaient été tirés des lettres à Mile de Roannez, et qui n'appartiennent pas aux Pensées. Je n'ai que 100 paragraphes dans cet article, au lieu de 420. Mais les paragraphes qui restent se suivent toujours dans le même ordre dans l'une ou l'autre édition. Quant à la concordance avec l'édition de Port-Royal, elle est constamment indiquée dans mes notes.-M. Lefèvre a publié en 1847 une édition des Pensées, où, sans suivre exactement le plan de l'édition de Port-Royal, il s'est cependant réglé sur ce plan en général.

(a) On a écrit que Mme de Sévigné n'a pas dit un mot des Pensées ; c'est une erreur. Il n'y a point d'article exprés à ce sujet dans ses lettres, par la raison qu'il n'y a point de lettres à Mme de Grignan de l'année 1670; la mère et la fille étaient alors réunies. Mais elle écrit en parlant des Essais de morale de Nicole : « Ne vous » avais-je pas dit que c'était la même étoffe que Pascal (19 août 1671). » Et encore (23 septembre): « Personne n'a écrit comme ces messieurs [sur la morale); car » je mels Pascal de moitié à tout ce qui est beau. » Voyez encore les lettres de son fils des 12 janvier et 2 février 4676.

(b) Voir la lettre de Nicole, citée par M. Cousin. Cf. Sainte-Beuve, Port-Royal, tome 111, page 304. Mais Nicole imite et délaie Pascal à chaque instant dans ses Essais de morale.

(c) De l'Homme, vers la fin, dans l'alinéa qui commence par : « Le sot ne meurt » point. » La Bruyère a cité deux fois les Pensées dans ses Caractères, et il les imite souvent. M. Hémardinquer a relevé ces imitations dans son édition de La Bruyère.

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