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peine des emplois, mais c'est le tracas qui nous détourne d'y penser et nous divertit1.

De là vient que les hommes aiment tant le bruit et le remuement2; de là vient que la prison est un supplice si horrible; de là vient que le plaisir de la solitude est une chose incompréhensible. Et c'est enfin le plus grand sujet de félicité de la condition des rois, de ce qu'on essaie sans cesse à les divertir, et à leur procurer toutes sortes de plaisirs.

Le roi est environné de gens qui ne pensent qu'à divertir le roi, et l'empêchent de penser à lui. Car il est malheureux, tout roi qu'il est, s'il y pense.

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Voilà tout ce que les hommes ont pu inventer pour se rendre heureux. Et ceux qui font sur cela les philosophes, et qui croient que le monde est bien peu raisonnable de passer tout le jour à courir après un lièvre qu'ils ne voudraient pas avoir acheté, ne connaissent guère notre nature. Ce lièvre ne nous garantirait pas de la vue de la mort et des misères, mais la chasse nous en garantit. Et ainsi quand on leur reproche' que ce qu'ils cherchent avec tant d'ardeur ne saurait les satisfaire, s'ils répondaient, comme ils devraient le faire s'ils y pensaient bien, qu'ils ne cherchent en cela qu'une occupation violente et impétueuse qui les détourne de penser à soi, et que c'est pour cela qu'ils se proposent un objet attirant qui les charme et les attire avec ardeur, ils laisseraient leurs adversaires sans repartie. Mais ils ne répondent pas cela, parce qu'ils

1 « Et nous divertit. » Divertir signifie en effet proprement détourner. Ici en marge: a Raison pourquoi on aime mieux la chasse que la prise. » Voir plus loin.

2 « Et le remuement. » P. R.: et le tumulte du monde. Ils ont eu peur du mot familier. Il est le meilleur, puisqu'il rabaisse plus l'homme.

3 Le plaisir de la solitude. » Tel que le goûtent les anachorètes. Parmi les Pensées de Nicole, la 39° a pour titre : La solitude désagréable, et pourquoi.

4 « Qu'ils ne voudraient pas. » Ce pluriel se rapporte au monde.

5 « Notre nature. Montaigne la connaissait mieux (Apologie, p. 443) : « Il ne » fault pas trouver estrange si gents desesperez de la prinse n'ont pas laissé d'avoir » plaisir à la chasse.

6 « Et des misères. » Il y a dans le manuscrit, et des misères qui nous en détournent. Ces quatre derniers mots, que je ne m'explique pas, ont été supprimés dans la Copie contemporaine, et dans l'édition de P. R.

7 « Quand on leur reproche. » 209.

8 « Sans repartie.» Supprimé encore par P. R., qui craint qu'on ne prenne trop au sérieux cette justification des gens qui passent toute la journée à la chasse. Les éditeurs de P. R. sont des moralistes qui n'entendent pas rester sans repartie.

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ne se connaissent pas eux-mêmes'; ils ne savent pas que ce n'est que la chasse, et non la prise, qu'ils recherchent.

Ils s'imaginent que, s'ils avaient obtenu cette charge, ils se reposeraient ensuite avec plaisir, et ne sentent pas la nature insatiable de leur cupidité. Ils croient chercher sincèrement le repos, et ne cherchent en effet que l'agitation,

Ils ont un instinct secret qui les porte à chercher le divertissement et l'occupation au dehors, qui vient du ressentissement de leurs misères continuelles; et ils ont un autre instinct secret, qui reste de la grandeur de notre première nature, qui leur fait connaitre que le bonheur n'est en effet que dans le repos, et non pas dans le tumulte; et de ces deux instincts contraires', il se forme en eux un projet confus, qui se che à leur vue dans le fond de leur åme“, qui les porte à tendre au repos par l'agitation', et à se figurer toujours que la satisfaction qu'ils n'ont point leur arrivera, si, en surmontant quelques difficultés qu'ils envisagent, ils peuvent s'ouvrir par là la porte au repos.

Ainsi s'écoule toute la vie. On cherche le repos en combattant quelques obstacles; et si on les a surmontés, le repos devient insupportable. Car, ou l'on pense aux misères qu'on a, ou à celles qui nous menacent. Et quand on se verrait même assez à l'abri de toutes parts , l'ennui', de son autorité privée", ne laisserait pas de

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Ici on lit en marge dans le manuscrit: La danse. Il faut bien penser l'on mellra ses pieds.

« Pas eux-mêmes. » En marge dans le manuscrit : Le gentilhomme croit sincèrement que la chasse est un plaisir grand et un plaisir royal; mais son piqueur n'est pas de ce sentiment-.

« Que l'agitation.» C'est uniquement à force de logique que Pascal arrive à ces traits si simples qui pourtant surprennent, à ces vérités qui ont un air paradoxal.

a De ces deux instincts contraires. » Cette finesse d'analyse est merveilleuse.

« Dans le fond de leur âme. » Que d'imagination dans l'expression à côté de
cette rigueur mathématique!
a Par l'agitation. »

Haud ita vitam agerent, ut nunc plerumque videmus
Quid sibi quisque velit nescire et quærere semper,

Commutare locum, quasi onus deponere possit.
Et ce qui suit dans Lucrère. Le poëte épicurien n'est pas moins amer que Pascal.

6 « Ainsi s'écoule. » La brièveté de cette phrase en fait la force. Elle coupe court aux illusions.

« L'ennui. » Ce mot, isolé par la virgule qui le suit, frappe davantage. Voilà l'ennemi.

8 a De son autorité privée. » Montaigne, Apol., p. 257 : «Et, de son autorité pri» vee, à cett'heure le chagrin predomina en moy, à cett'heure l'alaigresse.

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sortir au fond du cæur, où il a des racines naturelles, et de remplir l'esprit de son venin.

Le conseil qu'on donnait à Pyrrhus?, de prendre : le repos qu'il allait chercher par tant de fatigue, recevait bien des difficultés.

Ainsi l'homme est si malheureux, qu'il s'ennuierait même sans aucune cause d'ennui, par l'état propre de sa complexion; et il est si vain, qu'étant plein de mille causes essentielles d'ennui, la moindre chose, comme un billard et une balle 6 qu'il pousse, suffit pour le divertir'.

Mais, direz-vous', quel objet a-t-il en tout cela ? Celui de se vanter demain entre ses amis de ce qu'il a mieux joué qu'un autre. Ainsi les autres suent dans leur cabinet pour montrer aux savants qu'ils ont résolu une question d'algèbre qu'on n'aurait pu "' trouver jusqu'ici; et tant d'autres s'exposent aux derniers périls pour se vanter ensuite d'une place qu'ils auront prise, et aussi sottement, à mon gré". Et enfin les autres se tuent pour remarquer toutes ces choses, non pas pour en devenir plus sages, mais seulement pour montrer qu'ils les savent; et ceux-là sont les plus sots de la bande"?,

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Ia Ne laisserait pas de sortir. »

Necquicquam, quoniam medio de fonte leporum,

Surgit amari aliquid, quod in ipsis foribus angat. (LUCR., IV, 1129.) « Le conseil qu'on donnait à Pyrrhus. » 210. Montaigne, I, 42, p. 197. B a De prendre. » De prendre immédiatement, sans se déranger.

« Recevait. » Latinisme. C'est-à-dire comportait, avait en soi. Ces difficultés se réduisent à ce qui a été dit, que l'homme ne peut rester en repos seul avec luimême. Cette phrase n'est qu'une espèce de parenthèse dans Pascal; P. R. l'a longuement développée.

sa Ainsi l'homme. » 217. - Si vain. » Si léger.

6 « Un billard et une balle. » Supprimé par P. R., qui semble avoir obéi par avance à la règle de Buffon, de ne nommer les choses que par les termes les plus généraux , pour donner au style de la noblesse. Il y avait d'abord, comme un chien, une balle, un lièvre.

sa Pour le divertir. » Il y a dans le manuscrit, suffisent. P. R. termine ici un premier morceau, en ajoutant seulement une phrase dont la fin est belle : « Et ses » divertissements sont infiniment moins raisonnables que son ennui. » sa Mais direz-vous. » 433.

« Une question d'algèbre. » Il semble que Pascal pense ici à ses recherches sur la roulette.

16 «Qu'on n'aurait pu. » Il emploie le conditionnel, parce que c'est une supposition. Cela n'est pas régulier grammaticalement.

11 « A mon gré. » Il ajoute cela, parce que, dans l'opinion , la prise d'une place est quelque chose de plus sérieux que la solution d'un problème. Pascal ne voit dans l'un comme dans l'autre qu'un divertissement.

« Les plus sots de la bande. Cette rude apostrophe s'adresse aux moralistes

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puisqu'ils le sont avec connaissance, au lieu qu'on peut penser des autres qu'ils ne le seraient plus s'ils avaient cette connaissance.

Tel homme passe sa vie sans ennui, en jouant tous les jours peu de chose. Donnez-lui tous les matins l'argent qu'il peut gagner chaque jour, à la charge qu'il ne joue point : vous le rendez malheureux. On dira peut-être que c'est qu'il cherche l'amusement du jeu, et non pas le gain. Faites-le donc jouer pour rien, il ne s'y échauffera pas et s'y ennuiera. Ce n'est donc pas l'amusement seul qu'il recherche : un amusement languissant et sans passion l'ennuiera. Il faut qu'il s'y échauffe et qu'il se pipe lui-même, en s'imaginant qu'il serait heureux de gagner ce qu'il ne voudrait pas qu'on lui donnåt à condition de ne point jouer, afin qu'il se forme un sujet de passion, et qu'il excite sur cela son désir, sa colère, sa crainte, pour l'objet qu'il s'est formé, comme les enfants ? qui s'effraient du visage qu'ils ont barbouillé.

D'où vient que cet homme, qui a perdu depuis peu de mois son fils unique, et qui, accablé de procès et de querelles, était ce matin si troublé, n'y pense plus maintenant? Ne vous en étonnez pas : il est tout occupé à voir par où passera ce sanglier que les chiens poursuivent avec tant d'ardeur depuis six heures. Il n'en faut pas davantage. L'homme, quelque plein de tristesse qu'il soit, si l'on

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tels que Montaigne, et l'effort continuel de Pascal était sans doute de ne pas la mériter.

« Tel homme passe sa vie. » Pascal parait reprendre ici en sous-æuvre les mêmes idées.

« Comme les enfants. » Montaigne, Apol., p. 182: aC'est pitié que nous nous piv pons de nos propres singeries et inventions... comme les enfants qui s'effroient de » ce mesme visage qu'ils ont barbouillé et noircy à leur compaignon. » Cette comparaison, qui parait imitée de Sénèque (lettre 24), est mieux amenée dans Montaigne que dans Pascal.

3 « Depuis six heures. » Voltaire prétend que Louis XIV allait à la chasse le jour qu'il avait perdu quelqu'un de ses enfants, et qu'il faisait fort sagement. On aime mieux l'homme de Pascal, qui ne se laisse distraire ainsi de sa douleur que quelques mois après sa perte. Je ne sais du reste où Voltaire a pris ce fait, qui ne me parait ni vrai, ni vraisemblable, et que je n'ai pas trouvé dans Saint-Simon.

"«Il n'en faut pas davantage. » On trouve à la page 110 du manuscrit cet autre développement de la même pensée, que Pascal a barré : « Cet homme si afligé de » la mort de sa femme et de son fils unique, qui a cette grande querelle qui le tour. » mente, d'où vient qu'à ce moment il n'est pas triste, et qu'on le voit si exempt o de toutes ces pensées pénibles et inquiétantes ? Il ne faut pas s'en étonner; on » vient de lui servir une balle, et il faut qu'il la rejette à son compagnon. Il est » occupé à la prendre à la chute du toit pour gagner une chasse ; comment voulez» vous qu'il pense à ses affaires, ayant cette autre aff à manier ? Voilà soin

peut gagner sur lui de le faire entrer en quelque divertissement, le voilà heureux pendant ce temps-là. Et l'homme', quelque heureux qu'il soit, s'il n'est diverti et occupé par quelque passion ou quelque amusement qui empêche l'ennui de se répandre, sera bientôt chagrin et malheureux. Sans divertissement il n'y a point de joie, avec le divertissement il n'y a point de tristesse. Et c'est aussi ce qui forme le bonheur des personnes de grande condition?, qu'ils ont un nombre de personnes qui les divertissent, et qu'ils ont le pouvoir de se maintenir en cet état.

Prenez-y garde. Qu'est-ce autre chose d'être surintendant', chancelier, premier président“, sinon d'être en une condition où l'on a dès le matin un grand nombre de gens qui viennent de tous côtés pour ne leur laisser pas une heure en la journée où ils puissent penser à eux-mêmes ? Et quand ils sont dans la disgrâce et qu'on les envoie à leurs maisons des champs, où ils ne manquent

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» digne d'occuper cette grande ame, et de lui ôter toute autre pensée de l'esprit. » Cet homme, né pour connaitre l'univers, pour juger de toutes choses, pour régir ► tout un Etat, le voilà occupé et tout rempli du soin de prendre un lièvre. Et s'il » De s'abaisse à cela et qu'il] veuille toujours être tendu, il n'en sera que plus sot, » parce qu'il voudra s'élever au-dessus de l'humanité, et il n'est qu'un homme, » au bout du compte, c'est-à-dire capable de peu et de beaucoup, de tout et de > rien. Il n'est ni ange ni bête, mais homme. (Nous retrouverons ailleurs cette » dernière pensée. ) – Une seule pensée nous occupe, nous ne pouvons penser à

deux choses à la fois. Dont bien nous prend selon le monde, non selon Dieu. » Ce développement, qui est très-beau pris à part, devait etre resserré ici pour ne pas interrompre la suite des idées. Du reste , l'image de l'homme occupé à prendre la balle à la chute du toit est peut-être plus piquante encore que celle de notre texte. Dans la phrase, Cet homme né pour, etc., Pascal passe d'une espèce de divertissement à un autre; c'est un second exemple. Les dernières lignes, Une seule pensée nous occupe, demandent à être expliquées : Pascal veut dire que nous ne pouvons penser à la fois aux choses du dehors et à notre misère intérieure ; ce qui est bon selon le monde, car ainsi les divertissements nous sauvent de l'ennui; mais mauvais selon Dieu, car ainsi ils nous empêchent de nous alarmer sur notre salut et d'y pourvoir. Voir le dernier alinéa de ce paragraphe.

I a Et l'homme. » Remarquer l'effet que produit ce mot, placé deux fois à la tête de la phrase et détaché. Il arrête l'esprit sur l'étrange nature de cet étre extraordiDaire; il fait ressortir la puissance du divertissement en la faisant paraitre dans deux tableaux opposés et symétriques.

: « De grande condition. » 217.

3 « Surintendant. » Des finances. Le dernier surintendant fut Fouquet, qui était encore en place quand Pascal écrivait ceci; sa disgrace est de 1661.

« Premier président. » Du parlement de Paris.

5 « Et qu'on les envoie, etc. » A cette époque, et encore longtemps après, un ministre, un homme revêtu d'une grande charge ne perdait guère sa place sans recevoir une lettre de cachet qui l'exilait dans ses terres.

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