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ni de biens, ni de domestiques pour les assister dans leurs besoins, ils ne laissent pas d'être misérables et abandonnés, parce que personne ne les empêche de songer à eux.

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La dignité royale' n'est-elle pas assez grande d'elle-même pour celui qui la possède, pour le rendre heureux par la seule vue de ce qu'il est? Faudra-t-il le divertir de cette pensée comme les gens du commun? Je vois bien que c'est rendre un homme heureux de le divertir de la vue de ses misères domestiques pour remplir toute sa pensée? du soin de bien danser. Mais en sera-t-il de même d'un roi, et sera-t-il plus heureux en s'attachant à ces vains amusements qu'à la vue de sa grandeur ? Et quel objet plus satisfaisant pourrait-on donner à son esprit? Ne serait-ce donc pas faire tort à sa joie, d'occuper son âme à penser à ajuster ses pas à la cadence d'un air, ou à placer adroitement une balle, au lieu de le laisser jouir en repos de la contemplation de la gloire majestueuse qui l'environne? Qu'on en fasse l'épreuve : qu'on laisse un roi tout seul, sans aucune satisfaction des sens, sans aucun soin dans l'esprit, sans compagnie, penser à lui tout à loisir', et l'on verra qu'un roi sans divertissement est un homme plein de misères. Aussi on évite cela soigneusement, et il ne manque jamais d'y avoir auprès des personnes des rois un grand nombre de gens qui veillent à faire succéder le divertissement à leurs affaires, et qui observent tout le temps de leur loisir pour leur fournir des plaisirs et des jeux , en sorte qu'il n'y ait point de vide; c'est-à-dire qu'ils sont environnés de personnes qui ont un soin merveilleux de prendre garde que le roi ne soit seul et en état de penser à soi, sachant bien qu'il sera misérable, tout roi qu'il est, s'il y pense.

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« La dignité royale. » 146. En titre, Divertissement.

« Remplir toute sa pensée. » La pompe de l'expression fait le plus heureux contraste avec cette chute : du soin de bien danser.

sa Ajuster ses pas. » On sait que la danse était un des amusements favoris du grand roi dans sa jeunesse, et qu'il y excellait, comme à tous les exercices en général.

a La gloire majestueuse. » C'est bien là la royauté de Louis XIV. Ces choses sont si loin de nous qu'elles ont besoin maintenant de commentaires.

« Penser à lui tout à loisir. v Comme plus haut, faire réflexion sur ce qu'ii est. Mais, encore une fois, quelle supposition étrange!

« Qu'il sera misérable. » P. R., malheureur. La première expression n'a pas paru assez respectueuse.

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Je ne parle point' en tout cela des rois chrétiens comme chrétiens, mais seulement comme rois.

La seule chose qui nous console2 de nos misères est le divertissement, et cependant c'est la plus grande de nos misères. Car c'est cela qui nous empêche principalement de songer à nous, et qui nous fait perdre' insensiblement. Sans cela, nous serions dans l'ennui, et cet ennui nous pousserait à chercher un moyen plus solide d'en sortir. Mais le divertissement nous amuse, et nous fait arriver insensiblement à la mort 5.

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« Je ne parle point. » On ne voit pas pourquoi P. R. a supprimé cette réserve. Ne serait-ce pas à cause de ce que dit ailleurs Pascal (vi, 51): « Sans cette ex»cuse, je n'eusse pas aperçu qu'il y eût injure »

2 La seule chose qui nous console. » 97. En titre, Misère.

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« Et qui nous fait perdre. » C'est-à-dire qui nous fait nous perdre.

♦ Un moyen plus solide. » C'est-à-dire de travailler à notre salut.

« A la mort. » Cf. le second fragment du paragraphe VIII: ... « Et de malheur

» en malheur nous mène jusqu'à la mort, qui en est le comble éternel. » Nicole s'appuie sur ces idées de Pascal dans son traité de la Connaissance de soimême, chap. fer: a C'est ce qui a donné lieu à un grand esprit de ce siècle de faire >> voir dans un excellent discours que ce désir d'éviter la vue de soi-même est la > source de toutes les occupations tumultuaires des hommes, et surtout de ce qu'ils >> appellent divertissement; qu'ils ne cherchent en tout cela qu'à ne penser point à » eux, qu'il suffit pour rendre un homme méprisable de l'obliger d'arrêter la vue sur » soi, et qu'il n'y a point de felicité humaine qui la puisse soutenir [c'est-à-dire > sans doute, qui puisse soutenir la vue de soi-même]. Qu'ainsi l'homme sans la » grâce est un grand supplice à lui-même, qu'il ne tend qu'à se fuir, qu'il se re» garde en quelque sorte comme son plus grand ennemi, et qu'il fait consister son » bonheur à s'oublier soi-même, et à se noyer dans cet oubli. » Plus loin cependant (chap. 3) il n'adopte pas sans réserve ce que dit Pascal, que l'ennui qui accable ceux qui ont été dans de grandes places, quand on les réduit à vivre en repos dans leur maison, vient de ce qu'ils se voient trop, et que personne ne les empêche de songer à eux. « Peut-être que c'est une des causes de leur chagrin; mais ce » n'est pas la seule. C'est aussi parce qu'ils ne se voient pas assez, et qu'il y a » moins de choses qui renouvellent l'idée de leur moi, » etc. Mais dans sa lettre au marquis de Sévigné, Nicole combat très-vivement le fond même de ce qu'il appelait tout à l'heure un excellent discours : « Il suppose, dans tout le discours du diver>>tissement ou de la misère de l'homme, que l'ennui vient de ce que l'on pense à » soi, et que le bien du divertissement consiste en ce qu'il nous ôte cette pensée. » Cela est peut-être plus subtil que solide.... Le plaisir de l'âme consiste à penser, » et à penser vivement et agréablement. Elle s'ennuie sitôt qu'elle n'a plus que des » pensées languissantes.... C'est pourquoi ceux qui sont bien occupés d'eux-mêmes >> peuvent s'attrister, mais ne s'ennuient pas. La tristesse et l'ennui sont des mou>>vements différents.... M. Pascal confond tout cela... » Les critiques de Nicole et celles de Voltaire n'empêchent pas que Pascal n'ait tracé un tableau aussi vrai qu'éloquent de l'inquiétude et de l'ennui qui consument la vie des hommes. C'est l'explication qu'il veut donner de cette maladie qui étonne plus qu'elle ne convainc. Si l'ennui est un état pénible, et quelquefois insupportable, c'est que l'homme est un

2.

Les hommes n'ayant pu' guérir la mort, la misère, l'ignorance, se sont avisés, pour se rendre heureux, de ne point y penser.

3.

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La nature nous rendant? toujours malheureux en tous états, nos désirs nous figurent un état heureux, parce qu'ils joignent à l'état où nous sommes les plaisirs de l'état où nous ne sommes pas; et quand nous arriverions à ces plaisirs, nous ne serions pas heureux pour cela, parce que nous aurions d'autres désirs conformes à ce nouvel état.

Il faut particulariser : cette proposition générale.....

4.

Qu'on s'imagine un nombre d'hommes dans les chaines, et tous condamnés à la mort, dont les uns étant chaque jour égorgés à la vue des autres, ceux qui restent voient leur propre condition dans celle de leurs semblables, et, se regardant les uns les autres avec douleur et sans espérance, attendent leur tours : c'est l'image de la condition des hommes.

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étre actif, et que son activité a toujours besoin de s'exercer. Comme l'estomac à qui on ne fournit pas d'aliments à digérer éprouve un malaise, on ressent un malaise semblable quand on n'a rien à sentir ou à penser. Si on suppose un roi réduit à contempler sa gloire, je dirai d'abord que ce serait déjà là un divertissement, car sa gloire, sa royauté, sont bien des choses du dehors; seulement ces idées s'épuiseront, et il lui en faudra de nouvelles. Maintenant pourquoi dire que la pensée de la mort nous est essentielle, et que celle des jouissances de la vie n'est qu'un accident ou une distraction ? L'une et l'autre sont également suivant la nature, penser à soi, c'est penser à l'être qui vit aussi bien qu'à celui qui doit mourir. Pour ce qui est de songer en général à ce que c'est que l'homme, et d'où il vient et où il va , ces méditations, ennuyeuses et pénibles à certaines âmes, procurent à d'autres plus fortes, et procuraient à Pascal lui-même, le divertissement le plus vif et le plus absorbant.

a Les hommes n'ayant pu, » 1 21. En titre, Divertissement. P. R., XXVI. « La nature nous rendant. » 441. Manque dans P. R.

« Il faut particulariser. » Pascal ne l'a pas fait. Pour l'explication de cette pensée, voir vi, 16.

« Qu'on s'imagine. » Manque dans P. R. Ce fragment ne se trouve pas dans l'autographe, il a été conservé dans la Copie.

5 « Attendent leur tour. » Il faut admirer ici également le pathétique de l'image, l'harmonie des mots, la coupe de la phrase.

6 « C'est l'image. » L'application faite à la fin est bien plus saisissante que si

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ARTICLE V.

1.

J'écrirai ici' mes pensées sans ordre, et non pas peut-être dans une confusion sans dessein : c'est le véritable ordre, et qui marquera toujours mon objet par le désordre même.

Je ferais trop d'honneur à mon sujet si je le traitais avec ordre, puisque je veux montrer qu'il en est incapable?.

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elle était annoncée tout d'abord , comme, par exemple, s'il y avait : Pour avoir une image de la condition des hommes, qu'on se représente, etc. Ce tableau est bien lugubre, ce style est teint de la plus noire mélancolie. Mais que dire de Nicole, qui s'efforce de tracer une peinture encore plus affreuse, non plus de la condition des hommes suivant la seule nature, mais du gouvernement et de la justice de Dieu ? De la crainte de Dieu, chap. 5 : « Ainsi le monde entier est un lieu de supplices, » où l'on ne découvre par les yeux de la foi que des effets effroyables de la justice de » Dieu ; et si nous voulons nous la représenter par quelque image qui en approche, v figurons-nous un lieu vaste, plein de tous les instruments de la cruauté des homo » mes, et rempli d'une part de bourreaux, et de l'autre d'un nombre infini de cri» minels abandonnés à leur rage. Représentons-nous que ces bourreaux se jettent » sur ces misérables, qu'ils les tourmentent tous, et qu'ils en font tous les jours périr » un grand nombre par les plus cruels supplices, qu'il y en a seulement quelques» uns dont ils ont ordre d'épargner la vie; mais que ceux-ci même, n'en étant. » pas assurés, ont sujet de craindre pour eux-mêmes la mort qu'ils voient souffrir » à tout moment à ceux qui les environnent, ne voyant rien en eux qui les en dis» tingue. Quelle serait la frayeur de ces misérables..., etc. Et néanmoins la foi » nous expose bien un autre spectacle devant les yeux; car elle nous fait voir les » démons répandus par tout le monde, qui tourmentent et amigent tous les hommes » en mille manières, et qui les précipitent presque tous, premièrement dans les o crimes, et ensuite dans l'enfer et dans la mort éternelle. » Voilà ce que le zèle janséniste inspirait à un homme qu’ou a coutume d'appeler le doux Nicole; mais tout le développement de Nicole choque plus qu'il n'effraie. L'idée que Pascal exprime, quoique outrée par son humeur sombre , est après tout une idée naturelle, celle de la mort : tandis que Nicole veut pénétrer, au delà de la nature, un mystère de la foi ; et qu'au lieu de le laisser dans le vague qui sied au mystère, il s'appesantit sur des détails que la raison ne conçoit pas, comme s'ils étaient parfaitement clairs et sensibles pour lui.

! « J'écrirai ici. » 137. En titre, Pyrrhonisme. Manque dans P. R. (Cf. la note sur vi, 52.)

? a Qu'il en est incapable.» Quel est ce sujet incapable d'ordre? L'esprit humain, sans doute, qui ne peut arriver par ordre de démonstration à aucune vérité.

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Gradation. Le peuple honore' les personnes de grande naissance. Les demi-habiles les méprisent, disant que la naissance n'est pas un avantage de la personne, mais du hasard. Les habiles les honorent, non par la pensée du peuple, mais par la pensée de derrière?. Les dévots: qui ont plus de zèle que de science les méprisent, malgré cette considération qui les fait honorer par les habiles, parce qu'ils en jugent par une nouvelle lumière que la piété leur donne. Mais les chrétiens parfaits les honorent par une autre lumière supérieure “. Ainsi se vont les opinions succèdant du pour au contre, selon qu'on a de lumière.

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Renversement continuel du pour au contre.

Nous avons donc montré que l'homme est vain", par l'estime qu'il fait des choses qui ne sont point essentielles'. Et toutes ces opinions sont détruites. Nous avons montré ensuite que toutes ces opinions sont très-saines, et qu'ainsi, toutes ces vanités étant trèsbien fondées, le peuple n'est pas si vain qu'on dit. Et ainsi nous avons détruit l'opinion qui détruisait celle du peuple.

Mais il faut détruire maintenant cette dernière proposition, et montrer qu'il demeure toujours vrai que le peuple est vain, quoique ses opinions soient saines; parce qu'il n'en sent pas la vérité où

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« Gradation. Le peuple honoré. » 231.P. R., xxix. En titre dans le manuscrit, Raison des effets. Ce titre, qui revient souvent, signifie que beaucoup de choses déraisonnables suivant la philosophie vulgaire ont pourtant leur raison, que découvre une philosophie plus haute. Cf. v, 9. La Bruyère (Des Grands, à la fin du chapitre) : « Qui dit le peuple dit plus d'une chose... Il y a le peuple qui est opposé aux » grands, c'est la populace et la multitude. Il y a le peuple qui est opposé aux » sages, aux habiles et aux vertueux : ce sont les grands comme les petits. » C'est ce dernier peuple, ou le vulgaire, dont parle Pascal. Cf. v, 14, etc.

« La pensée de derrière. » Voir xxiv, 90.

« Les dévots. » P. R., cerlains zélés. Ils ont craint d'employer ce mot de dévots, comme faisaient les gens du monde, avec une intention satirique. La Bruyère l'emploie saus cesse, et ne manque jamais d'écrire en marge faux décols.

« Par une autre lumière supérieure. » Qui montre que lel est l'ordre de Dieu. Pascal, en soumettant son esprit au respect des distinctions établies, se fattait de ne se soumettre qu'en vertu d'une lumière supérieure. En lisant ses Entretiens sur la condition des grands , on sent que ce respect devait lui couter.

6 « Renversement continuel.» 231. En titre, Raison des effets. Inédit jusqu'à notre temps.

« Que l'homme est vain. » (Cf. 11, 5; III, 5; IV, 1.) 9 « Qui ne sont point essentielles. » Comme une grande naissance.

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