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ment à cet appauvrissement. Esaü se presentă à son pere avec ses mains toutes couvertes de poil, et Jacob en fit de mesme; mais parce que le poil qui estoit ès mains de Jacob ne tenoit pas à sa peau, ains à ses gans, on luy pouvoit oster son poil sans l'offenser ny escorcher. Au contraire, parce que le poil des mains d'Esaü tenoit à sa peau qu'il avoit toute veluë de son naturel, qui luy eust voulu arracher son poil, luy eust bien donné de la douleur; il eust bien crié, il se fust bien eschauffé à la deffense.. Quand nos moyens nous tiennent au cœur, si la tempeste, si le larron, si le chiquaneur nous en arrache quelque partie, quelles plaintes, quels troubles, quelles impatiences avons-nous! mais quand nos biens ne tiennent qu'au soin que Dieu veut que nous en ayons, et non pas à nostre cœur, si on nous les arrache, nous n'en perdrons pourtant pas le sens ny la tranquillité. C'est la difference des bestes et des hommes quant à leurs robbes: car les robbes des bestes tiennent à leur chair, et celles des hommes y sont seulement appliquées, en sorte qu'ils puissent les mettre et oster quand ils veulent.

CHAPITRE XVI.

Pour practiquer la richesse d'esprit emmy la pauvreté reelle.

Mais si vous estes reellement pauvre, treschere Philotée, ô Dieu! soyez-le encore d'esprit, faictes de necessité vertu, et employez cette pierre precieuse de la pauvreté pour ce qu'elle vaut, Son esclat n'est pas descouvert en ce monde; mais si est-ce pourtant qu'il est extremement beau et riche.

Ayez patience, vous estes en bonne compagnie, Nostre-Seigneur, Nostre-Dame, les apostres, tant de saincts et de sainctes ont esté pauvres, et pouvant estre riches, ils ont mesprisé de l'estre. Combien y a-t'il de grands mondains, qui avec beaucoup de contradictions sont allez rechercher avec un soir nompareil la saincte pauvreté dedans les cloistres et les hospitaux ! Ils ont pris beaucoup de peines pour la trouver, tesmoins S. Alexis, Ste Paule, S. Paulin, S. Angelc et tant d'autres ; et voilà, Philotée, que plus gratieuse en vostre endroict elle se vient presenter chez vous vous l'avez rencontrée sans la chercher et sans peine, embrassez-la doncques comme la chère amie de Jesus-Christ, qui nasquit, vesquit et mourut avec la pauvreté, qui fut sa nourrice toute sa vie.

Vostre pauvreté, Philotée, a deux grands privileges, par le moyen desquels elle vous peut beau

coup faire meriter. Le premier est, qu'elle ne vous est point arrivée par vostre choix, mais par la seule volonté de Dieu, qui vous a faicte pauvre, sans qu'il y ait eu aucune concurrence de vostre volonté propre. Or ce que nous recevons purement de la volonté de Dieu, luy est toujours tresagreable, pourveu que nous le recevions de bon cœur et pour l'amour de sa saincte volonté : où il y a moins du nostre, il y a plus de Dieu : la simple et pure acception de la volonté de Dieu rend une souffrance extremement pure.

Le second privilege de ceste pauvreté, c'est qu'elle est une pauvreté vrayement pauvre. Une pauvreté loüée, caressée, estimée, secouruë, et assistée, elle tient de la richesse, elle n'est pour le moins pas du tout pauvre; mais une pauvreté mesprisée, rejetée, reprochée, et abandonnée, elle est vrayement pauvre. Or telle "est pour l'ordinaire la pauvreté des seculiers, car parce qu'ils ne sont pas pauvres par leur election, mais par necessité, on n'en tient pas grand conte. Et en ce qu'on n en tient pas grand conte, leur pauvreté est plus pauvre que celle des religieux, bien que ceste-cy d'ailleurs ait une excellence fort grande et trop plus recommandable, àraison du vœu et de l'intention pour laquelle elle a esté choisie.

Ne vous plaignez donc pas, ma chere Philotée, de vostre pauvreté : car on ne se plaint que de ce qui desplait, et si la pauvreté vous desplait, vous

n'estes plus pauvre d'esprit, ains riche d'affection. Ne vous desoiez point de n'estre pas si bien secouruë qu'il seroit requis, car en cela consiste l'excellence de la pauvreté. Vouloir estre pauvre et n'en recevoir point d'incommodité, c'est une trop grande ambition; car c'est vouloir l'honneur de la pauvreté, et la commodité des richesses.

N'ayez point honte d'estre pauvre by de demander l'aumosne en charité. Recevez celle qui vous sera donnée avec humilité, et acceptez le refus avec douceur. Ressouvenez-vous souvent du voyage que Nostre-Dame fit en Egypte pour y porter son enfant, et combien de mespris, de pauvretez, de misere il lui convint supporter. Si vous vivez comme cela, vous serez tres-riche en vostre pauvreté.

CHAPITRE XVII.

De l'amitié, et premierement de la mauvaise et frivole.

L'amour tient le premier rang entre les passions de l'ame c'est le roy de tous les mouvemens du cœur, il convertit tout le reste à soy, et nous rend tel que ce qu'il ayme. Prenez doncques bien garde, ma Philotée, de n'en point avoir de mauvais ; car tout aussi-tost vous seriez toute mauvaise. Or l'amitié est le plus dangereux amour de tous, parce que les autres amours peuvent estre sans

communication; mais l'amitié estant totalement fondée sur icelle, on ne peut presque l'avoir avec une personne sans participer à ses qualitez.

1. Tout amour n'est pas amitié, car on peut aimer sans estre aymé, et lors il y a de l'amour, mais non pas de l'amitié, d'autant que l'amitié est un amour mutuel, ce n'est pas amitié. 2. Et ne suffit pas qu'il soit mutuel, mais il faut que les parties qui s'entr'aiment scachent leur reciproque affection. Car si elles l'ignorent, elles auront de l'amour, mais non pas de l'amitié. 3. Il faut avec cela qu'il y ait entr'elles quelque sorte de communication qui soit le fondement de l'amitié.

Selon la diversité des communications, l'amitié est aussi diverse; et les communications sont differentes, selon la difference des biens qu'on s'entrecommunique si ce sont des biens faux et vains, l'amitié est fausse et vaine; si ce sont des vrays biens, l'amitié est vraye; et plus excellens seront les biens, plus excellente sera l'amitié Car comme le miel est plus excellent quand il se cueille ès fleurons des fleurs plus exquises, ainsi l'amour fondé sur une plus exquise communication est le plus excellent. Et comme il y a du miel en Heraclée de Ponte, qui est veneneux, et fait devenir insencez ceux qui le mangent, parce qu'il est recueilly sur l'aconit, qui est abondant en ceste region-là, ainsi l'amitié fondée sur la communication des faux et vicieux biens, est toute fausse et mauvaise.

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