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ont esté mordus des serpens ne peuvent pas aisement guerir en la presence de ceux qui ont esté autrefois blessés de la mesme morsure: aussi la personne qui est picquée de cette passion guerira difficilement, tandis qu'elle sera proche de l'autre, qui aura esté atteinte de la mesme picqueure.

Mais qui ne peut s'esloigner, que doit-il faire? Il faut absolument retrancher toute conversation particuliere, tout entretien secret, toute douceur des yeux, tout sousris, et generalement toutes sortes de communications : ou pour le plus s'il est force de parler au complice, que ce soit pour declarer par une hardie, courte et severe protestation, le divorce eternel que l'on a juré. Je crie tout haut à quiconque est tombé dans ces pieges : Taillez, tranchez, rompez : il ne faut pas s'amuser à descoudre ces folles amitiez, il les faut deschirer; il n'en faut pas desnoüer les liaisons, il les faut rompre ou couper; aussi bien les cordons et liens n'en valent rien. Il ne faut point mesnager pour un amour qui est si contraire à l'amour de Dieu.

Mais apres que j'auray ainsi rompu les chaisnes de cet esclavage, encore m'en restera-t'il quelque ressentiment, et les marques et traces des fers en demeureront encore imprimées en mes pieds, c'est à dire, en mes affections. Non feront, Philotée, si vous avez conceu autant de detestation de vostre mal comme il merite: car si cela est, vous ne serez plus agitée d'aucun mouvement que de

celuy d'un extresme horreur de cette amitié, et de tout ce qui en despend: et demeurerez quitte de toute autre affection envers l'objet abandonné, que de celle d'une tres-pure charité pour Dieu; mais si pour l'imperfection de vostre repentir, il vous reste encore quelques mauvaises inclinations, procurez pour vostre ame une solitude mentale, selon ce que je vous ay enseigné cy-devant, et retirez-vous y le plus que vous pourrez, et par mille reïterez eslancemens d'esprit, renoncez à toutes vos inclinations, reniez-les de toutes vos forces; lisez plus que l'ordinaire des saincts livres; confessez-vous plus souvent que de coustume, et vous communiez; conferez humblement et naïfvement de toutes les suggestions et tentations qui vous arriveront pour ce regard, avec vostre directeur, si vous pouvez, ou au moins avec quelque ame fidelle et prudente. Et ne doutez point que Dieu ne vous affranchisse de toutes passions, pourveu que vous continuiez fidellement en ces exercices.

Ah! ce me direz-vous, mais ne sera-ce point une ingratitude de rompre si impiteusement une amitié? O que bienheureuse est l'ingratitude qui nous rend agreables à Dieu! Non, de par Dieu, Philotée, ce ne sera pas ingratitude, ains un grand benefice que vous ferez à votre ami; car en rompant vos liens, vous romprez les siens, puisqu'ils vous estoient communs, et bien que pour l'heure il ne s'aperçoive pas de son bon-heur, il le reco

gnoistra bientost apres, et avec vous chantera pour action de grace: « O Seigneur, vous avez « rompu mes liens, je vous sacrifieray l'hostie de «<loüange: et invoqueray vostre sainct nom. »>

CHAPITRE XXI.

Quelques autres advis sur le subjet des amitiez

L'amitié requiert une grande communication, autrement elle ne peut ny naistre, ny subsister. C'est pourquoy il arrive souvent qu'avec la communication de l'amitié, plusieurs autres communications passent et se glissent insensiblement de cœur en cœur par une mutuelle infusion et reciproque escoulement d'affections, d'inclinations et d'impressions; mais sur tout, cela arrive quand nous estimons grandement celuy que nous aymons: car alors nous ouvrons tellement le cœur à son amitié, qu'avec icelle ses inclinations et impressions entrent aysement toutes entieres, soit qu'elles soient bonnes, ou qu'elles soient mauvaises. Certes, les abeilles qui amassent le miel d'Heraclée, ne cherchent que le miel, mais avec le miel elles succent insensiblement les qualitez veneneuses de l'aconit, sur lequel elles font leur cueillette. Or donc, Philotée, il faut bien practiquer en ce subjet la parole que le Sauveur de nos ames souloit 1 dire, ainsi que

1 Avait cou!ume.

les anciens nous ont appris: soyez bons changeurs et monnoyeurs c'est à dire, ne recevez pas la fausse monnoye avec la bonne, ny le bas or avec le fin or; separez le precieux d'avec le chetif; ouy car il n'y a presque celuy qui n'ait quelque imperfection. Et quelle raison y a-t'il de recevoir pesle-mesle les tares et imperfections de l'amy avec son amitié? Il le faut, certes, aymer nonobstant son imperfection, mais il ne faut ny aymer ny recevoir son imperfection car l'amitié requiert la communication du bien et non pas du mal. Comme donc ceux qui tirent le gravier du Tage, en separent l'or qu'ils y trouvent pour l'emporter, et laissent le sable sur le rivage : de mesme ceux qui ont la communication de quelque bonne amitié, doivent en separer le sable des imperfections, et ne le point laisser entrer en leur ame. Certes, S. Gregoire Nazianzene tesmoigne que plusieurs aymant et admirant S. Basile, s'estoient laissez porter à l'imiter, mesme en ses imperfections exterieures, en son parler lentement, et avec un esprit abstrait et pensif, en la forme de sa barbe, et en sa desmarche. Et nous voyons des enfans, des amys, qui ayant en grande estime leurs amys, leurs peres, acquierent ou par condescendance, ou par imitation, mille mauvaises petites humeurs au commerce de l'amitié qu'ils ont ensemble. Or cela ne se doit aucunement faire,

Il n'en est presque pas qui n'ait quelque imperfection.

car chascun a bien assez de ses mauvaises inclinations, sans se surcharger de celles des autres ; et non seulement l'amitié ne requiert pas cela, mais au contraire, elle nous oblige à nous entre-aider pour nous affranchir reciproquement de toutes sortes d'imperfections. Il faut sans doute supporter doucement l'amy en ses imperfections, mais non pas le porter en icelles, et beaucoup moins les transporter en nous.

Mais je ne parle que des imperfections : car quant aux pechez, il ne faut ny les porter ny les supporter en l'amy. C'est une amitié ou foible ou meschante de voir perir l'amy, et ne le point secourir; de le voir mourir d'une apostheme, et n'oser luy donner le coup du rasoir de la correction pour le sauver. La vraye et vivante amitié ne peut durer entre les pechez. On dit que la salamandre esteint le feu dans lequel elle se couche, et le peché ruine l'amitié en laquelle il se loge. Si c'est un peché passager, l'amitié luy donne soudain la fuite par la correction; mais s'il sejourne et arreste, tout aussi tost l'amitié perit: car elle ne peut subsister que sur la vraye vertu : combien moins donc doit-on pecher pour l'amitié? L'any est ennemy quand il nous veut conduire au peché, et merite de perdre l'amitié quand il veut perdre et damner l'amy; ains c'est l'une des plus asseurées marques d'une fausse amitié, que de la voir practiquée envers une personne vicieuse, et de quelle sorte de peché que ce soit.

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