Images de page
PDF
ePub

Si celuy que nous aymons est vicieux, sans doute nostre amitié est vicieuse car puis qu'elle ne peut regarder la vraye vertu, il est force qu'elle considere quelque vertu folastre, et quelque qualité sensuelle.

La societé faicte pour le profit temporel entre les marchands, n'a que l'image de la vraye amitié car elle se fait, non pour l'amour des personnes, mais pour l'amour du gain.

Enfin ces deux divines paroles sont deux grandes colonnes pour bien asseurer la vie chrestienne; l'une est du Sage: « Qui craint Dieu, aura pareil«<lement une bonne amitié. » L'autre est de S. Jacques: « L'amitié de ce monde est ennemie << de Dieu. >>

CHAPITRE XXII.

Des exercices de la mortification exterieure.

Ceux qui traictent des choses rustiques et champestres, asseurent, que si on escrit quelque mot sur une amande bien entiere, et qu'on la remette dans son noyau, le pliant et serrant bien proprement, et le plantant ainsi, tout le fruict de l'arbre qui en viendra se trouvera escrit et gravé du mesme mot. Pour moy, Philotée, je n'ay jamais pu approuver la methode de ceux qui, pour reformer l'homme, commencent par l'exterieur, par les contenances, par les habits, par les cheveux.

Il me semble, au contraire, qu'il faut commen

cer par l'interieur : « Convertissez-vous à moy, « dit Dieu, de tout vostre cœur; mon enfant, donne «moy ton cœur. » Car aussi le cœur estant la source des actions, elles sont telles qu'il est. L'espoux divin, invitant l'ame: «Mets-moy, dit-il, «< comme un cachet sur ton cœur, comme un ca<«< chet sur ton bras. » Ouy vrayement; car quiconque a Jesus-Christ en son cœur, il l'a bientost apres dans toutes ses actions exterieures. C'est pourquoy, chere Philotée, j'ay voulu avant toutes choses graver et inscrire sur vostre cœur, ce mot sainct et sacré : Vive Jesus, asseuré que je suis, qu'apres cela vostre vie, laquelle vient de vostre cœur comme un amandier de son noyau, produira toutes ses actions, qui sont ses fruicts, escrites et gravées du mesme mot de salut. Et que comme ce doux Jesus vivra dedans vostre cœur, il vivra aussi en tous vos deportemens1, et paroistra en vos yeux, en vostre bouche, en vos mains, voire mesme en vos cheveux; et pourrez sainctement dire à l'imitation de S. Paul: « Je vis, mais non

plus moy; ains Jesus-Christ vit en moy. » Bref, qui a gaigné le cœur de l'homme, a gaigné tout l'homme. Mais ce cœur mesme, par lequel nous voulons commencer, requiert qu'on l'instruise comme il doit former son train et maintien exterieur, afin que non seulement on y voye la saincte devotion, mais aussi une grande sagesse et dis

[blocks in formation]

cretion. Pour cela je vous vay briefvement donner plusieurs advis.

Si vous pouvez supporter le jeusne, vous ferez bien de jeusner quelques jours, outre les jeusnes que l'Eglise nous commande; car outre l'effet ordinaire du jeusne, d'eslever l'esprit, reprimer la chair, practiquer la vertu, et acquerir plus grande recompense au ciel; c'est un grand bien de se maintenir en la possession de gourmander la gourmandise mesme, et tenir l'appetit sensuel et le corps subjet à la loy de l'esprit; et bien qu'on ne jeusne pas beaucoup, l'ennemy neantmoins nous craint d'avantage, quand il cognoist que nous sçavons jeusner. Les mercredy, vendredy et samedy, sont les jours esquels les anciens chrestiens s'exerçoient le plus à l'abstinence. Prenez-en donc de ceux-là pour jeusner, autant que vostre devotion et la discretion de vostre directeur vous le conseilleront.

Je dirais volontiers comme S. Hierosme dit à la bonne dame Leta: «Les jeusnes longs et im« moderez me desplaisent bien fort, surtout en <«< ceux qui sont en aage encore tendre. » J'ay appris par experience, que le petit asnon estant las en chemin, cherche de s'escarter : c'est à dire, les jeunes gens portez à des infirmitez par l'excez des jeusnes, se convertissent aisement aux delicatesses. Les cerfs courent mal en deux temps, quand ils sont trop chargez de venaison et quand ils sont trop maigres. Nous sommes grandement exposez

aux tentations, quand nostre corps est trop nourry et quand il est trop abattu; car l'un le rend insolent en son aise, et l'autre le rend desesperé cn son mesaise. Et comme nous ne le pouvons porter quand il est trop gras, aussi ne nous peut-il porter quand il est trop maigre. Le defaut de cette moderation ès jeusnes, disciplines, haires et aspretez, rend inutile au service de la charité les meilleures années de plusieurs comme il fit mesme à S. Bernard, qui se repentit d'avoir usé de trop d'austerité; et d'autant qu'ils l'ont mal traicté au commencement, ils sont contraints de flatter à la fin. N'eussent--ils pas mieux faict de luy faire un traictement egal et proportionné aux offices et travaux auxquels leurs conditions les obligeoient?

Le jeusne et le travail mattent et abbattent la chair .Si le travail que vous ferez vous est necessaire ou fort utile à la gloire de Dieu, j'ayme mieux que vous souffriez la peine du travail, que celuy du jeusne. C'est le sentiment de l'Eglise, laquelle pour les travaux utiles au service de Dieu et du prochain, descharge ceux qui les font du jeusne mesme commandé. L'un a de la peine à jeusner, l'autre en a à servir les malades, visiter les prisonniers, confesser, prescher, assister les desolez, prier, et semblables exercices: cette peine vaut mieux que celle-là. Car outre qu'elle matte esgalement, elle a des fruicts beaucoup plus desirables. Et partant generalement il est mieux de garder

plus de forces corporelles qu'il n'est requis, que d'en ruiner plus qu'il ne faut. Car on peut toujours les abattre quand on veut, mais on ne les peut pas reparer tousjours quand on vent.

Il me semble que nous devons avoir en grande reverence la parole que nostre Sauveur et Redempteur Jesus-Christ dit à ses disciples : « Mangez <«< ce qui sera mis devant vous. » C'est (comme je croy) une plus grande vertu de manger sans choix ce qu'on vous presente, et en mesme ordre qu'on vous le presente, ou qu'il soit à vostre goust, ou qu'il ne le soit pas, que de choisir tousjours le pire. Car encore que cette derniere façon de vivre semble plus austere, l'autre neantmoins a plus de resignation; car par icelle on ne renonce pas seulement à son goust, mais encore à son choix; et ce n'est pas une petite austerité de tourner son goust à toute main et le tenir subjet aux rencontres. Joint que cette sorte de mortification ne paroist point, n'incommode personne et est uniquement propre pour la vie civile. Reculer une viande pour en prendre une autre, pincer et racler toutes choses, ne trouver jamais rien de bien appresté, ny de bien net, faire des mysteres à chaque morceau; cela ressent un cœur mol et attentif aux plats et aux escuelles. J'estime plus que S. Bernard beut de l'huile pour de l'eau ou du vin, que s'il eust beu de l'eau d'absynthe avec attention: car c'estoit signe qu'il ne pensoit pas à ce qu'il beuvoit. Et en cette nonchalance de ce qu'on doit

;

« PrécédentContinuer »