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n'est pas deffendu de douter, ains de juger; mais il n'est pourtant pas permis, ny de douter ny de soupçonner, sinon ric à ric, tout autant que les raisons et argumens nous contraignent de douter; autrement les doubles et soupçons sont temeraires. Quand une action est de soy-mesme indifferente, c'est un soupçon temeraire d'en tirer une mauvaise consequence, sinon que plusieurs circonstances donnent force à l'ar gument. C'est aussi un jugement temeraire de tirer consequence d'un acte pour blasmer la personne; mais cecy je le diray tantost plus clairement.

Enfin ceux qui ont bien soin de leurs consciences, ne sont gueres subjets au jugement temeraire. Car comme les abeilles voyant les brouillards ou temps nebuleux, se retirent en leurs ruches à mesnager le miel : ainsi les cogitations des bonnes ames ne sortent pas sur des objets embroüillez, ny parmy les actions nebuleuses des prochains, ains pour en eviter la rencontre, se ramassent les bonnes resolutions de leur amendement propre.

C'est le faict d'une ame inutile, de s'amuser à l'examen de la vie d'autruy, j'excepte ceux qui ont charge des autres, tant en la famille qu'en la republique car une bonne partie de leur conscience consiste à regarder et veiller sur celle des autres. Qu'ils fassent donc leur devoir avec amour passé cela, qu'ils se tiennent en eux-mesmes pour ce regard.

CHAPITRE XXVIII.

De la medisance.

Le jugement temeraire produit l'inquietude, le mespris du prochain, l'orgueil et complaisance de soy-mesme, et cent autres effets tres-pernicieux, entre lesquels la medisance tient des premiers rangs, comme la vraye peste des conversations. O que n'ay-je un des charbons du sainct autel pour toucher les levres des hommes, afin que leur iniquité fust ostée, et leur peché nettoyé, à l'imitation du seraphin, qui purifia la bouche d'Isaye! Qui osteroit la medisance du monde, en osteroit une grande partie des pechez de l'iniquité.

Quiconque oste injustement la bonne renommée à son prochain, outre le peché qu'il commet, il est obligé à faire la reparation, quoy que diversement selon la diversité des mesdisances; car nul ne peut entrer au ciel avec le bien d'autruy, et entre tous les biens exterieurs, la renommée est le meilleur. La medisance est une espece de meurtre ; car nous avons trois vies, la spirituelle, qui gist en la grace de Dieu; la corporelle, qui gist en l'ame, et la civile, qui consiste en la renommée. Le peché nous oste la premiere, la mort nous oste la seconde, et la medisance nous oste la troisiesme, Mais le medisant par un seul coup de sa langue fait ordinairement trois meurtres: il tue son amc,

et celle de celuy qui l'escoute d'un homicide spirituel, et oste la vie civile à celuy duquel il medit. Car comme disoit S. Bernard, et celuy qui medit, et celuy qui escoute le medisant, tous deux ont le diable sur eux; mais l'un l'a en la langue, et l'autre en l'oreille. David parlant des medisans: « Ils « ont affilé leurs langues, dit-il, comme un ser<< pent. » Or le serpent a la langue fourcheuë et a deux poinctes, comme dit Aristote; et telle est celle du medisant, qui d'un seul coup picque et empoisonne l'oreille de l'escoutant, et la reputation de celuy de qui elle parle.

Je vous conjure donc, tres-chere Philotée, de ne medire jamais de personne, ny directement, ny indirectement; gardez vous d'imposer de faux crimes et pechez au prochain, ny de decouvrir ceux qui sont secrets, ny d'agrandir ceux qui sont manifestes, ny d'interpreter en mal la bonne œuvre, ny de nier le bien que vous sçavez estre en quelqu'un, ny le dissimuler malicieusement, ny le diminuer par paroles; car en toutes ces façons vous offenseriez grandement Dieu; mais sur-tout accusant faussement et niant la verité au prejudice du prochain. Car c'est double peché de mentir et nuire tout ensemble au prochain.

Ceux qui pour medire font des prefaces d'honneur, ou qui disent de petites gentillesses et gausseries entre deux, sont des plus fins et veneneux medisans de tous. Je proteste, disent-ils, que je l'ayme, et qu'au reste c'est un galand homme ;

mais cependant il faut dire la verité, il eut tort de faire une telle perfidie, et semblables petits agencemens. Ne voyez-vous pas l'artifice? Celuy qui veut tirer à l'arc, tire tant qu'il peut sa fleche à soy, mais ce n'est que pour la darder plus puissamment. Il semble que ceux-cy retirent leur medisance à eux; mais ce n'est que pour la descocher plus fermement, afin qu'elle penetre plus avant dedans les cœurs des escoutans. La medisance dite par forme de gausserie, est encore plus cruelle que toutes; car comme la ciguë n'est pas de soy un venin fort pressant, ains assez lent, et auquel on peut aisement remedier, mais estant pris avec le vin, il est irremediable: ainsi la medisance qui de soy passeroit legerement par une oreille et sortiroit par l'autre, comme l'on dit, s'arrester fermement en la cervelle des escoutans, quand elle est presentée dedans quelque mot subtil et joyeux. Ils ont, dit David, le venin de «<l'aspic en leurs levres. » L'aspic fait sa picqueure presque imperceptible, et son venin d'abord rend une demangeaison delectable, au moyen de quoy le cœur et les entrailles se dilatent et reçoivent le poison, contre lequel par apres il n'y a plus de remede.

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Ne dites pas, un tel est un yvrongne, encore que vous l'ayez veu yvre; car un seul acte ne donne pas le nom à la chose. Le soleil s'arresta une fois en faveur de la victoire de Josué, et s'obscurcit une autre fois en celle du Sauveur : nul ne dira

pourtant qu'il soit immobile ou obscur. Noë s'enyvra une fois, et Loth une autre fois; ils ne furent pourtant yvrongnes, ny l'un, ny l'autre ; ny S. Pierre sanguinaire, pour avoir une fois respandu du sang, ny blasphemateur pour avoir une fois blasphemé. Pour prendre le nom d'un vice ou d'une vertu, il faut y avoir fait quelque progrez et habitude: c'est donc une imposture de dire qu'un homme est colere ou larron, pour l'avoir veu courroucer, ou derober une fois. Encor qu'un homme ait esté vicieux longuement, on court fortune de mentir, quand on le nomme vicieux. Simon le lepreux appeloit Magdelaine pecheresse, parce qu'elle l'avoit esté nagueres; il mentoit neantmoins, car elle ne l'estoit plus; mais une tressaincte penitente: aussi Notre-Seigneur prend en protection sa cause.

Ce fol Pharisien tenoit le Publicain pour grand pecheur, ou peut-estre mesme pour injuste, adultere, ravisseur, mais il se trompoit grandement ; car tout à l'heure mesme il estoit justifié. Helas! puis que la bonté de Dieu est si grande, qu'un seul moment suffit pour impetrer et recevoir sa grace, quelle asseurance pouvons-nous avoir qu'un homme qui estoit hier pecheur le soit aujourd'huy? Le jour precedent ne doit pas juger le jour present, ny le jour present ne doit pas juger le jour precedent: il n'y a que le dernier qui les juge

tous.

Nous ne pouvons donc jamais dire qu'un homme

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