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Preparez-vous doncques, Philotée, à souffrir beaucoup de grandes afflictions pour Nostre-Seigneur, et mesme le martyre: resolvez-vous de luy donner tout ce qui vous est de plus precieux, s'il luy plaisoit de le prendre, pere, mere, frere, vos yeux mesme et vostre vie ; car à tout cela vous devez apprester vostre cœur. Mais tandis que la divine Providence ne vous envoye pas des afflictions si sensibles et si grandes, et qu'il ne requiert pas de vous vos yeux, donnez-luy pour le moins vos cheveux. Je veux dire, supportez tout doucement les menuës injures, ces petites incommoditez, ces pertes de peu d'importance, qui vous sont journalieres car par le moyen de ces petites occasions, employées avec amour et dilection, vous gaignerez entierement son cœur, et le rendrez tout vostre. Ces petites charitez quotidiennes, ce mal de teste, ce mal de dents, cette defluxion, cette bigearrerie, ce cassement d'un verre, ce mespris ou cette mouë, cette perte de gands, d'une bague, d'un mouchoir, cette petite incommodité que l'on se fait d'aller coucher de bonne heure et de se lever matin pour prier, pour se communier, cette petite honte que l'on a de faire certaines actions de devotion publiquement; bref, toutes ces petites souffrances estant prinses et embrassées avec amour, contentent extresmement la bonté divine, laquelle pour un seul verre d'eau a promis la mer de toute félicité à ses fideles; et parce que ces occasions se presentent à tout moment,

c'est un grand moyen pour assembler beaucoup de richesses spirituelles, que de les bien employer.

Quand j'ay veu en la Vie de Ste Catherine de Sienne, tant de ravissemens et d'elevations d'esprit, tant de paroles de sapience, et mesme des predictions faictes par elle, je n'ay point douté qu'avec cet œil de contemplation, elle n'eust ravy le cœur de son epoux celeste; mais j'ay esté egalement consolé quand je l'ay veuë en la cuisine de son pere tourner humblement la broche, attiser le feu; apprester la viande, paistrir le pain, et faire tous les plus bas offices de la maison, avec un courage plein d'amour et de dilection envers son Dieu. Et n'estime pas moins la petite et la basse meditation qu'elle faisoit parmy ces offices vils et abjects, que les extases et ravissemens qu'elle eut si souvent, qui ne luy furent peut-estre donnez qu'en recompense de cette humilité et abjection. Or sa meditation estoit telle: elle s'imaginoit qu'apprestant pour son pere, elle apprestoit pour Nostre-Seigneur comme une autre Ste Marthe; que sa mere tenoit la place de Nostre-Dame, et ses freres le lieu des apostres, s'excitant en cette sorte de servir en esprit toute la cour céleste, et s'employant à ces chetifs services avec une grande suavité, parce qu'elle sçavoit la volonté de Dieu estre telle. J'ay dit cet exemple, ma Philotée, afin que vous sçachiez combien il importe de bien dresser toutes nos actions, pour viles qu'elles soient, au service de sa divine majesté.

Pour cela je vous conseille, tant que je puis, d'imiter cette femme forte que le grand Salomon a tant louée, laquelle, comme il dit, mettoit la main à choses fortes, genereuses et relevées, et neantmoins ne laissoit pas de filer et tourner le fuseau « Elle a mis la main à choses fortes, et ses doigts ont prins le fuseau. » Mettez la main à chose forte, vous exerçant à l'oraison et meditation, à l'usage des sacremens, à donner de l'amour de Dieu aux ames, à respandre de bonnes inspirations dedans les cœurs, et enfin à faire des œuvres grandes et d'importance, selon vostre vocation; mais n'oubliez pas aussi vostre fuseau et vostre quenouille, c'est à dire, practiquez ces petites et humbles vertus, lesquelles, comme fleurs, croissent au pied de la croix, le service des pauvres, la visitation des malades, le soin de la famille, avec les œuvres qui dependent d'iceluy, et l'utile diligence qui ne vous laissera point oysive; et parmy toutes ces choses-là, entrejettez des pareilles considerations à celles que je viens de dire de St Catherine.

Les grandes occasions de servir Dieu se presentent rarement, mais les petites sont ordinaires : « Or qui sera fidelle en peu de chose, dit le Sau« veur mesme, on l'establira sur beaucoup. » Faictes donc toutes choses au nom de Dieu, et toutes choses seront bien faictes : soit que vous mangiez, soit que vous beuviez, soit que vous dormiez, soit que vous vous recreiez, soit que

vous tourniez la broche, pourveu que vous sçachiez bien mesnager vos affaires, vous profiterez beaucoup devant Dieu, faisant toutes ces choses, parce que Dieu veut que vous les fassiez.

CHAPITRE XXXV.

Qu'il faut avoir l'esprit juste et raisonnable.

Nous ne sommes hommes que par la raison, et c'est pourtant chose rare de trouver des hommes vrayement raisonnables, d'autant que l'amourpropre nous detraque ordinairement de la raison, nous conduisant insensiblement à mille sortes de petites, mais dangereuses injustices et iniquitez, qui comme les petits renardeaux, desquels il est parlé aux Cantiques, demolissent les vignes; car d'autant qu'ils sont petits, on n'y prend pas garde, et parce qu'ils sont en quantité, ils ne laissent pas de beaucoup nuire. Ce que je m'en vais vous dire sont-ce pas iniquitez et desraisons?

Nous accusons pour peu le prochain, et nous nous excusons en beaucoup; nous voulous vendre fort cher, et achepter à bon marché; nous voulons que l'on fasse justice en la maison d'autruy, et chez nous misericorde et connivence; nous voulons que l'on prenne en bonne part nos paroles, et sommes chatouilleux et douillets à celles d'autruy; nous voudrions que le prochain nous laschast son bien en le payant, n'est-il pas plus juste

qu'il le garde en nous laissant nostre argent? Nous luy sçavons mauvais gré de quoy il ne nous veut pas accommoder : n'a-t'il pas plus de raison d'estre fasché dequoy nous le voulons incommoder.

Si nous affectionnons un exercice, nous mesprisons tout le reste et contrerollons tout ce qui ne vient pas à nostre goust. S'il y a quelqu'un de nos inferieurs qui n'ait pas bonne grace, ou sur lequel nous ayons une fois mis la dent, quoy qu'il fasse, nous le recevons à mal, nous ne cessons de le contrister, et toujours nous sommes à le calanger. Au contraire, si quelqu'un nous est agreable d'une grace sensuelle, il ne fait rien que nous n'excusions. Il y a des enfans vertueux, que leurs peres et meres ne peuvent presque voir pour quelque imperfection corporelle. Il y en a des vicieux qui sont les favoris pour quelque grace corporelle. En tout nous preferons les riches aux pauvres, quoy qu'ils ne soient ny de meilleure condition, ny si vertueux; nous preferons mesme les mieux vestus; nous voulons nos droicts exactement, et que les autres soient courtois en l'exaction des leurs; nous gardons nostre rang pointilleusement, et voulons que les autres soient humbles et condescendans; nous nous plaignons aysement du prochain, et nous ne voulons qu'aucun se plaigne de nous. Ce que nous faisons pour au

• Quereller.

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