Images de page
PDF
ePub

les esclaves anciens étaient soumis aux tourments les plus douloureux (et précisément à ceux indiqués par Xanthias) quand on les appelait comme témoins en justice. Le philosophe Aristote approuvait cette façon d'interroger les gens, alléguant qu'on pouvait s'y fier tout à fait, précisément parce que les réponses étaient un peu forcées. Et l'orateur Antiphon, dans son discours pour un danseur, indiquait trèsnettement les moyens de faire parler les diverses classes de témoins :

« Pour l'homme libre, disait-il, le serment; pour l'esclave, la torture qui en tire nécessairement la vérité, lors même qu'elle doit lui coûter la vie, parce que le sentiment de la douleur présente agit avec bien plus de force que la crainte du mal à venir. >>

C'est pourquoi l'on entendit un jour (et de pareils faits durent se répéter souvent) un esclave accusé d'un meurtre et confessé par la torture se déclarer coupable; il perit dans les supplices les plus cruels; après quoi l'homme qu'il avait tué reparut, revenant de voyage.

Je crois donc Aristophane sur Xanthias pour le moins autant qu'Hérodote sur les Nasamons. Cependant le poëte grec ne s'est guères occupé des miens, par la raison que, dans le vaste monde philosophique, politique et religieux où s'ébattait librement l'ancienne comédie, l'esclave, en réalité, n'existait pas. Aussi ne paraissons-nous guères dans les Acharniens, ni dans les Chevaliers, ni dans les Nuées où l'esclave de Strepsiade n'intervient que pour se faire

battre, parce qu'il a mis une trop grosse mèche à la lampe qui boit trop d'huile. Je trouve dans les Guêpes un Sosias et un Xanthias qui jouent à peu près les rôles de Petit-Jean et de l'Intimé; ce sont eux qui barrent les portes, bouchent les issues, tendent des filets autour du toit pour empêcher le juge Timocléon de courir au tribunal, car il s'agit de claquemurer chez lui ce Perrin Dandin d'Athènes. Le maniaque ne s'est-il pas fourré sous l'âne qui va au marché, pour sortir inaperçu de sa maison? Pour le retenir on lui arrange un procès à domicile; on lui donne à juger un chien accusé de vol. Débats solennels où les deux esclaves font leur partie : Sosias est le héraut, Xanthias l'accusateur. Mais ce sont là des rôles de fantaisie.

Dans les Oiseaux, cette merveille de grâce et de légèreté, cette féerie faite de chansons et d'ailes, il y a un esclave, c'est le pauvre roitelet.

[ocr errors]

Quand mon maître, dit-il, fut changé en coq, il demanda que je fusse oiseau moi-même, pour le

servir.

Un oiseau a donc besoin d'un serviteur ?

C'est sans doute parce qu'il fut un homme. » Sagement pensé pour un oiselet. Mais nous ne tenons pas plus de place dans l'œuvre d'Aristophane que n'en tient le roitelet dans les Nuées. Sur la scène. élargie où se débattaient les grands intérêts de la société, nous n'avions rien à faire. Cela est si vrai que la seule comédie où le grand maître grec nous ait mis bien en vue, est son Plutus, un tableau d'intérieur

[ocr errors]

tout bourgeois. J'y reconnais mon sang dans ce Ca-rion, confident de son maître, « le plus fidèle et le plus fripon de ses serviteurs. » Carion a de l'esprit et du sens il dit son mot, donne son avis, discute et se vante. Quand son maître Chrémyle, qui a pour hôte le dieu Plutus, supplie cet immortel de ne point quitter sa maison et lui demande pour le retenir :

[ocr errors]

Où trouverais-tu ailleurs un plus honnête homme que moi?

Il n'y en a qu'un, c'est moi,» dit Carion l'esclave.

O l'esprit bien avisé ! Il connaissait la puissance de la monnaie.

[ocr errors]

Moi, disait il, pour un peu d'argent d'autres m'ont acheté; si je suis esclave, c'est que je n'étais pas riche. »

Aussi se joignait-il à son maître pour fêter, choyer, séduire Plutus. Et quand Chrémyle disait à ce dieu :

« L'on est insatiable de tes dons. On se rassasie de tout le reste, d'amour...

De pain, ajoutait Carion.

- De musique, reprenait Chrémyle.

- De friandise...., continuait Carion.

[blocks in formation]
[blocks in formation]

- Mais de toi, l'on ne se rassasie jamais!

Carion était done gourmand, c'est le vice de ceux qui ont mange beaucoup de pain noir. La religion, en ce temps-là, ne commandait pas l'abstinence et le clergé n'en donnait pas encore l'exemple. Un jour, dans le temple d'Esculape, on venait d'offrir un sacrifice à ce dieu; les galettes et d'autres comestibles avaient été consacrés sur l'autel; après quoi, selon l'usage, les assistants s'étaient couchés sur des lits de feuilles, et le prêtre leur avait dit, éteignant les lumières dormez ! Mais Carion qui était là ne pouvait dormir.

« J'étais préoccupé, dit-il, de certaine marmite pleine de bouillie qui fumait encore près d'une vieille, juste derrière sa tête, et j'avais un furieux désir de ramper jusque là. Mais, tout à coup, je lève la tête, et qu'est-ce que j'aperçois? Le prêtre en personne faisant le tour des autels et raflant tout ce qu'il y trouvait à manger, les gâteaux, les figues et le reste il sanctifiait tous ces vivres en les enfournant dans un sac. Je résolus d'imiter le saint homme et j'allai droit à la bouillie.....

Sacrilege! et tu ne craignais pas le dieu ?

-Si, vraiment. J'appréhendais que le dieu, couronne en tête, n'atteignît la marmite avant moi. Tel prêtre, tel dieu, me disais-je. »

Ainsi parlait mon ancêtre Carion. J'entends affir

mer autour de moi que les anciens avaient trente mille dieux et pas un athée. Carion prouve le contraire, lui qui ouvrant la porte à Mercure, le traitait en égal et même en inférieur. Il l'accueillit avec des injures et finit par l'envoyer au puits, le chargeant de laver les entrailles des victimes. C'est ainsi que les esclaves se comportaient avec les dieux.

Cependant, après Aristophane, la muse comique devint casanière; elle quitta peu à peu la place publique et s'enferma, par ordre, dans le cercle étroit de la maison. Ce fut un grand malheur pour ceux qui aimaient les personnalités directes et le rôle politique et religieux du chœur. Mais ce fut un grand bien pour nous, les esclaves. En effet, nous n'étions rien dans la vie civile, mais nous étions quelque chose dans la vie privée; c'est pourquoi les Ménandre, de force ou de gré, nous mirent en scène et nous firent avancer jusqu'au premier plan. La domesticité (ceci n'est point un jeu de mots) devait compter dans le drame domestique. L'esclave ne fut pas seulement le bouffon, mais le meneur de la pièce et, en quelque sorte, l'auteur en action. Ovide cite quelque part les principaux personnages de Ménandre le père dur, l'entremetteuse perfide, la courtisane caressante ; mais le premier qu'il nomme, c'est l'esclave << fallacieux. Par malheur nous ne possédons des successeurs d'Aristophane que des bribes émiettées çà et là; précieux fragments, ou, comme on l'a dit, « poussière de marbres brisés » avec laquelle on ne saurait pourtant reconstruire une

[ocr errors]
« PrécédentContinuer »