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chot où il perit de frayeur; Gautier Garguille et Turlupin ne purent lui survivre; ils s'aimaient, ces paillasses! Ils n'avaient point admis de femme dans leur troupe, prétendant qu'une femme aurait troublé leur union.

Ainsi finit Turlupin ou, pour le désigner par son nom, Henri le Grand qu'on appelait aussi Belleville. Il était resté au théâtre près de cinquante-cinq ans. Mais il n'avait pu surpasser ni même balancer Tabarin, le bouffon de la rue; bouffon très-hardi qui se moquait de tout et particulièrement des distinctions sociales. Étant fils de boucher, il se disait noble de sang. Il attaquait la science, le plus souvent par de folles plaisanteries, mais parfois aussi par de fines malices. Il affirmait que le médecin valait moins que sa mule, le premier ne portant que sa doctrine, la seconde portant à la fois la doctrine et le docteur. Il prétendait que les gens les plus courtois de Paris sont les tire-laine, car non contents de vous tirer le chapeau, ils vous tirent aussi le manteau. Il déclarait encore que, si l'on ouvrait un sac où seraient enfermés un sergent, un meunier, un tailleur et un procureur, le premier qui en sortirait serait un larron. A cette question : « Quelle est la pierre la plus précieuse du monde ? » il répondait philosophiquement : « C'est la meule du moulin, parce qu'elle nous donne la vie. » Il n'avait peur de rien, pas même de la potence, qu'il regardait comme le plus hâtif des arbres fruitiers, car elle portait son fruit aussitôt plantée. Le menaçait-on, pour ses

impertinences, de lui trancher la tête, il s'en réjouissait bravement : « C'est un advantage qui me vient, disait-il. A tout le moins, j'irai par toutes les bonnes hostelleries qu'il ne m'en coustera rien, car, quand on va dîner en quelque cabaret, il est dit qu'on baillera tant par teste; je seray exempt de cette taille, car j'auray la teste coupée.

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Avec ces hardiesses et ces gaietés, il se fit de l'argent et des ennemis. Devenu riche, il eut l'étrange idée de s'acheter une seigneurie près de Paris; mais un contemporain raconte qu'il en jouit peu. Ses voisins, gentilshommes de bonne et ancienne maison, ne purent endurer d'avoir pour égal «< un Pantalon, un embabouineur de badauds. » Ils le tuèrent à la chasse.

Mais plus que par sa seigneurie, Tabarin devait être illustré par l'attention d'un de ses plus jeunes auditeurs, enfant de dix à douze ans au plus, traits accentués, épais sourcils, grosses lèvres, qui, chaque jour, du quartier des Halles, accourait haletant, entrait dans la foule et glissant entre les bottes et les jupes, entre les mains des tire-laine et les poches des badauds, parvenait ainsi, non sans peine, au premier rang, d'où il attachait sur les bourgeois, avec une étrange fixité, ses beaux yeux tout feu et flammes. C'est celui-là même qui, plus tard, ne rougira point de passer à Scapin le sac de Francisquine et d'allier, malgré Boileau, Térence à Tabarin. Place à Molière !

VII.

MOLIÈRE.

Figaro reconnaît en Molière deux hommes, deux poëtes, deux espèces de comédie, deux genres de valets. Servantes de Molière copiées sur nature : La Forêt. peuple.

Le bon sens du

Place à Molière ! Il est le comique par excellence : c'est en lui que vont se rejoindre les courants divers qui, partis de l'antiquité, ont réjoui les pays latins. Si l'antiquité est la source, Molière est le fleuve. On dirait que Plaute, Térence, l'Arioste, Machiavel, les Espagnols, les bateleurs, Arlequin et Scaramouche, Tabarin et Turlupin, ne se sont égayés que pour préparer son rire immortel. Il les continue et les achève, il les résume et les complète. Il ajoute à ce fonds commun son propre fonds, quelque chose qui, n'ayant point existé avant lui, n'appartient qu'à lui; — et, de tous ces éléments combinés, il compose la comédie définitive. Il y a donc chez lui deux poëtes, l'un

qui suit les anciens dans le chemin battu, l'autre qui, frayant son propre sentier, marche seul. L'un et l'autre se sont formés ensemble, au collége de Clermont, dirigé par les jésuites : ce fut là que Molière enfant étudia Plaute et Térence et qu'il trouva les premiers linéaments de son Tartufe.

L'enfant grandit et sa vocation se déclara aussitôt; il s'arrêtait avec joie aux spectacles forains, il étudia sous Scaramouche et, en même temps, il fit son droit, excellent moyen de se renseigner sur les mœurs. Bientôt sa vocation l'emporte; il court la France avec une troupe de comédiens et il acquiert avec eux cet art spécial qui n'a rien à faire avec celui des écrivains, l'art scénique. Tout en apprenant ainsi son métier, il observe le monde; il regarde, écoute, épie (à Pézenas, par exemple, dans la boutique du barbier), prend le ridicule sur le fait et rassemble ainsi de précieux documents sur la sottise humaine. Enfin il revient à Paris et il entre à la cour, non point en courtisan, ce qui l'aurait gêné, mais en subalterne; il peut examiner à son aise, avec la liberté d'un valet de chambre, toutes les particularités de ce nouveau monde qui pose ou passe sans façon devant lui.

C'est ainsi que se sont formés ensemble ces deux hommes réunis en un seul, celui qui a le mieux connu toutes les traditions et toutes les conventions de son métier et celui qui a pénétré le plus avant dans l'âme humaine. C'est ainsi que, d'un côté, les poëtes anciens, les modernes, l'étude des livres, les

tréteaux des rues, des centaines de rôles appris par cœur dans sa vie de comédien; et, d'autre part, tout ce que la France, depuis le dernier manant jusqu'au roi, pouvait offrir à l'observation d'un homme; la province, en un mot, la ville et la cour ont concouru à produire le plus incomparable inventeur et le plus inimitable imitateur qui ait illustré jamais le théâtre français : Molière.

Il y eut donc chez lui deux poëtes et, par conséquent, deux genres de comédie. D'abord l'Étourdi, le Dépit amoureux, imitation italienne, où tout vient d'outre-mont, même les mots (scoffions, capriole, à la malheure, donner la baie, etc.). Les personnages sont pris à la comédie de l'art : c'est le vieillard, le beau Léandre, le valet, le docteur, le spadassin, etc. Quant à l'intrigue, c'est de l'imbroglio tout pur : captives à racheter sans argent ou avec de l'argent volé, travestissements, substitutions, malentendus, complications inextricables, dénoùments fabuleux, frères arrivant d'Égypte ou pères tombant du ciel....

Puis, tout à coup, Molière apporte ou trouve à Paris les Précieuses ridicules, un pauvre petit acte en prose, offert au roi sans prétention, et qui était cependant la comédie moderne trouvée subitement par un homme de génie. Il faut avoir eu la patience de lire tout ce que la muse comique avait produit en France depuis un siècle et jusqu'au Dépit amoureux inclusivement, pour comprendre la révolution opérée dans le poëte d'abord et, par le poëte, dans

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