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« Beau projet, s'écrie Fabrice, et l'agréable imagination!»

Suit un plaisant croquis du pédagogue moderne, toujours subalterne. et dépendant, comme le pédagogue antique.

<< Fi donc ! reprend Fabrice, ne me parle donc point d'un poste de précepteur: c'est un bénéfice à charge d'âmes! mais parle-moi d'un poste de laquais; c'est un bénéfice simple et qui n'engage à rien. Un maître a-t-il des vices, le génie supérieur qui les sert, les flatte et souvent même les fait tourner à son profit. Un valet vit sans inquiétude dans une bonne maison. Après avoir bu et mangé tout son saoùl, il s'endort tranquillement, comme un enfant de famille, sans s'inquiéter du boucher ni du boulanger.

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On sait que Gil-Blas a fini par suivre le conseil de Fabrice. Il a perché comme valet sur tous les échelons de l'échelle sociale et, depuis le souterrain des brigands jusqu'au palais du monarque, il a parcouru, d'antichambre en antichambre, tous les degrés de la servitude ou tout au moins de la domesticité. Admirablement placé, dans cet état subalterne, pour voir en déshabillé tous les hommes, chanoines, médecins, petits-maîtres, comédiens, archevêques, gens d'épée, grands seigneurs, ministres, héros de tout genre qu'il juge librement, en valet; servant l'ambition des petits et des grands, les amours d'un vieux roué ou d'un prince royal, heureux parfois, souvent malheureux, ballotté par les hasards, aujour

d'hui riche et demain sur le pavé; plusieurs fois arraché d'un palais pour être jeté dans une prison, au demeurant le meilleur fils du monde: un peu naïf d'abord et fréquemment trompé, puis gâté par l'expérience et trompeur à son tour; arrivant d'école en école à ce profond mépris des hommes qui nous pousse à nous tenir toujours sur nos gardes et à nous défier de tout, état fatal où nous arrivons tous, plus ou moins, quand nous n'avons plus une extrême confiance en nous-mêmes (car il n'est rien de plus soupçonneux que les gens suspects), tel m'apparaît Gil-Blas, le plébéien sorti du siècle de Louis XIV et toujours dominé par ce monde supérieur au milieu duquel il s'est élevé par son talent. Dans ces régions plus hautes il porte, non-seulement la morgue du parvenu qui renie ses amis et sa famille, mais encore je ne sais quelle abjection première qui l'empêche de se comporter en homme de bien. La révolution n'étant pas encore venue, il est forcément armé contre une aristocratie qui l'écrase; il lui faut beaucoup de ruse pour tenir en face de cette prépotence qui peut, en moins de rien, le rejeter dans le néant; il lui faut encore, même quand il a l'oreille d'un ministre, quand il s'érige en confident de tragédie, garder l'astuce du valet comique, de Frontin démuselé. Aussi représente-t-il excellemment l'homme du peuple incapable alors d'arriver sans tours d'adresse et contraint, pour se soutenir, d'être souple, par l'impossibilité d'être fort. Voilà Gil-Blas, être multiple d'ailleurs et bigarré comme vous et moi, ni

scélérat ni héros, mais de taille moyenne : un de nos semblables, bon diable au fond, mais mauvais par nécessité, capable de détrousser un moine et de sauver l'honneur d'une femme: enfin, comme tout le monde, un composé de bien et de mal que nous aurions grand tort de nous proposer pour exemple, mais grand tort aussi de mépriser, car il nous vaut bien.

XI

MARIVAUX.

Les comédies de cœur, les valets diplomates.

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La métaphy

sique au théâtre. Frontin et Lisette psychologues. lequin philosophe.

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Le Sage s'intéressa donc aux plébéiens, qu'il tira des antichambres et qu'il lança dans le monde. Il prit dans les classes inférieures trois personnages principaux, ceux qui ont donné leur nom aux trois œuvres les plus heureuses qu'il ait produites : Crispin, Turcaret, Gil-Blas. Rien d'étonnant à cela : lui-même fut homme du peuple, sinon tout à fait par sa naissance, au moins par ses goûts. Il préférait les cafés aux salons, détestait les bureaux d'esprit, ne voulut pas être de l'Académie, et quitta le ThéâtreFrançais pour le théâtre de la Foire où il se sentait plus à l'aise. Mauvais écolier d'Apollon, il devint un bon maître pour Gilles et pour Fagotin :

J.-B. Rousseau, qui a dit cela, ne croyait pas si bien dire. C'est ainsi que Le Sage trouva la gloire sans la chercher, car il faisait des chefs-d'œuvre au jour le jour pour satisfaire son boulanger, non pour contenter Boileau. Il fut donc un vrai plébéien, trèssimple dans ses mœurs, même un peu fier (il était Breton): il refusa un jour cent mille francs qu'un Turcaret lui avait offerts pour n'être pas joué sur la scène, et il fit attendre deux heures la duchesse de Bouillon qui l'avait invité chez elle. Aussi mourut-il pauvre; mais il fut le premier, peut-être le seul, parmi nos écrivains de premier ordre, qui, vivant de sa plume, n'eût point reçu de pension et eût gagné tout son pain.

Voici maintenant un joli homme du monde, Pierre Carlet de Chamblain de Marivaux, né d'une bonne famille de robe, admis dans les salons où il brille, impatient d'y faire preuve de finesse et de sagacité. On le recherche, on le gàte, on le nourrit de fumée, on lui rend l'encens plus nécessaire que le pain quotidien. Quand il sera vieux, quoique pensionné par une reine de la main gauche, il deviendra malḥeureux comme une coquette sur le retour; il ne souffrira pas qu'on parle bas devant lui, craignant qu'on ne dise du mal de sa frêle personne. Avec tout cela, beaucoup d'esprit et du plus galant, une pénétration étonnante, une plume taillée en pointe et traçant des caractères si menus qu'on ne peut les lire qu'une loupe à la main; l'art des demi-teintes, des demimots; enfin le toucher si délicat, qu'il pèse des œufs

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