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Je voyais tout cela de ma place; j'embrassais d'un regard cette multitude innombrable et tumultueuse, cet amphithéâtre couvert de toges blanches et surmonté de galeries monumentales sur lesquelles triomphaient des statues, des quadriges, tout un peuple de marbre et de bronze, un peuple de héros ou de dieux; enfin, par-dessus tout, la claire profondeur du ciel italien, l'infinie limpidité de la lumière antique.

Enfin le rideau se leva, se baissa pour mieux dire, car il s'enroulait sous le plancher, et non point au plafond, pour découvrir la scène : une scène immense, que fermait au fond un édifice en pierre, orné de sculptures et percé de trois portes : c'était le décor. Par la porte du milieu, haute comme un arc de triomphe, descendit vers nous le Prologue, personnage étonnant qui, de la place où j'étais, paraissait de grandeur naturelle, mais qui devenait énorme, si on le comparait aux édiles assis sur le proscenium. Il salua les excellents spectateurs qui estimaient la Bonne Foi, comme ils étaient estimés par elle. Puis il les pria de s'amuser de bon cœur sans songer à leurs dettes, car nous étions au temps des fêtes où les créanciers eux-mêmes étaient forcés de chômer. Il annonça ensuite une bonne vieille comédie de Plaute, car les bonnes vieilles choses. sont meilleures que les nouvelles, témoin le vin. Enfin il raconta la pièce, précaution nécessaire, paraît-il, devant ce peuple un peu mélangé qui ne comprenait, à première vue, que la pantomime san

glante des gladiateurs. Je n'entendis pas bien son récit, car le vacarme continuait dans la salle; l'ordonnateur passait à chaque instant devant moi, pour placer les nouveaux-venus; les femmes continuaient à jaser, les nourrissons à vagir, les esclaves les plus éloignés de la scène criaient à l'acteur de parler plus haut et les licteurs avec leurs verges et leurs faisceaux faisaient un bruit d'enfer pour rétablir le silence. Tout ce que je pus comprendre, c'est qu'il s'agissait d'une noce d'esclaves, et que le Prologue tâchait de justifier cette invraisemblance, car aucun esclave ne pouvait se marier chez les Romains.

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Qu'est-ce que cela? s'écriait-il, prévenant l'objection. Des noces d'esclaves! Des esclaves se marier! Voilà du nouveau qui ne s'est vu nulle part. Mais, ajouta-t-il, je vous assure que cela se fait en Grèce, à Carthage, et même chez nous, en Apulie. Bien plus, dans ces pays-là, les mariages sont plus soignés que ceux des hommes libres. S'il n'en est rien, parions! Mette qui voudra un vase de vin et prenons pour arbitre un Grec, un Carthaginois, ou un Apulien, dans mon intérêt. Hé bien? personne ne bouge? Je le vois, personne n'a soif ! »

Donc un esclave marié, dans ce temps-là, passait pour une impossibilité burlesque. Allons! mon pauvre Figaro, le monde a pourtant marché depuis lors.

Le Prologue nous dit en terminant : « Salut! faites bien vos affaires et gagnez des batailles, par

un courage véritable, comme vous avez fait jusqu'ici. » Puis il s'en retourna dans l'arrière-scène, pour laisser la place aux personnages de l'action. Deux hommes entrèrent aussitôt en se disputant, deux esclaves. Hissés sur des brodequins qui haussaient leur taille, drapés d'amples vêtements qui doublaient leur corpulence, coiffés de masques formidables dans lesquels leurs têtes pouvaient dandiner à l'aise, comme une bille de liége dans le gobelet d'un bateleur, ils étaient littéralement emprisonnés dans des mannequins gigantesques, comme ces histrions qui, à la foire, jouent des rôles de géants ou d'éléphants. Les masques surtout m'étonnaient : ceux de ces esclaves formaient de grandes figures chiffonnées, tourmentées, coiffées de cheveux roux, hérissés chez l'un, tressés chez l'autre, et tous deux ouvrant une bouche énorme qui restait béante, comme pour forcer le rire d'y éclater continuellement, démesurément. C'est par cette ouverture que les comédiens devaient regarder leurs interlocuteurs et le public, car leurs yeux n'auraient pu atteindre à ceux du masque. C'est par cette ouverture également que, munis d'un porte-voix, ils criaient ce qu'ils avaient à dire, pour se faire enten. dre de mes voisins, perchés peut-être cent pieds audessus d'eux.

Mais que criaient-ils? Des injures. L'injure est l'arme des âmes dégradées et des esprits médiocres, témoin Goëzman, Bertrand, Marin, Baculard, etc. Quand ils étaient en gaîté, les esclaves s'abordaient

avec des invectives; ils échangeaient, pour rire, des outrages obséquieux :

Gymnase des houssines, salut!

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Comment vas-tu, pilier des prisons?

· Conservateur des chaînes.

Délice des étrivières.

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Le gazetier de France n'aurait pas mieux dit. Cependant les deux esclaves que j'avais en face de moi paraissaient fort en colère; le premier, Olympion, était un rustaud de campagne; l'autre, Chalinus, une manière de traban qui suivait à la guerre son jeune maître dont il portait le bouclier. Ils se disputaient une fille que chacun d'eux voulait prendre pour femme, et, dans cette lutte discourtoise, le plus sot avait le dessus, comme il arrive toujours entre gens grossiers qui s'insultent. Les esclaves partis, un musicien souffla dans sa flùte et survint Cléostrate, la matrone romaine: triste femme de bien! Dès son premier mot, elle avait l'art de trahir sa défiance et sa ladrerie. Elle disait, sortant de chez elle :

<< Scellez l'office et rapportez-moi mon anneau ! » En d'autres termes :

<< Fermez les serrures et rapportez-moi les clés ! »

Car les anciens avaient l'habitude de sceller leurs coffres avec de la cire sur laquelle ils apposaient le cachet de leurs bagues. Ils cachétaient jusqu'aux salières, nous disent les auteurs. Sur quoi Cléostrate ajoutait :

« Je vais ici près, chez ma voisine; si mon mari me demande, qu'on m'y vienne chercher !

Mais il n'a pas encore déjeuné, disait une

esclave.

Qu'on se taise et qu'on s'en aille, répondait Cléostrate. Il ne déjeunera pas ce matin, je veux lui couper les vivres. Il se repentira, le vieux libertin, de nous contrarier, son fils et moi, pour satisfaire

ses sottes amours. »

Voilà donc une femme qui met son mari au pain sec pour le punir de ses fredaines. Quelle est donc cette maison? Nous sommes apparemment chez quelque argentier du Forum ou chez quelque entrepreneur de bains publics? Nullement, « le vieux libertin» est un citoyen de poids, un patron qui a des clients et qui les défend en justice. Il a pour ami l'honnête Alcesimus, un sénateur, l'appui du peuple; il montre enfin sur son visage cet air de gravité, de tristesse comme on disait alors, qui signalait les hommes de bien. Mais il s'est épris d'une esclave de sa femme, d'une Casina sur laquelle il réclamerait volontiers les droits du seigneur. A cet effet, il veut la marier à l'esclave Olympion, tandis que la matrone Cléostrate, secondant la passion de son fils pour cette même Casina, veut la donner à l'esclave Chalinus. Il s'agit en un mot d'un Almaviva de l'ancienne Rome amoureux d'une Suzanne qui a deux Figaro pour un. J'assistais donc à ma propre histoire, déjà vieille de vingt siècles. Ces deux esclaves qui se disputaient tout

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