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sait appeler Almaviva tout court. «< Madame sort sans livrée, disait Suzanne d'un air fàché, nous avons l'air de tout le monde. » Suzanne était devenue aristocrate, comine Beaumarchais qui tenait si fort à son nom de terre et prétendait, pour le garder, que ce n'était qu'un nom de guerre.

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Quant à Figaro, toujours valet, mais chirurgien, trésorier, secrétaire de son maître, son homme de confiance, une manière de factotum formé par l'expérience des affaires et des événements — il cessa d'attaquer les rangs et les castes, trouvant sans doute qu'il ne restait plus grand'chose à démolir, et il tourna son humeur batailleuse contre un ennemi de la maison, nommé Bégearss (en souvenir de Bergasse, l'ennemi de Beaumarchais). Ce ne fut donc plus une guerre sociale que livra le joyeux barbier devenu sérieux chirurgien ; ce fut une simple bataille domestique. Il en résulta ce triste drame de la Mère coupable qui ne m'attendrit pas. Figaro n'y a plus l'esprit d'autrefois, un pétillement d'étincelles ; c'est à peine s'il brille dans cette œuvre ténébreuse comme un ver-luisant. Il est presque toujours battu par son adversaire, comme le fut Beaumarchais dans ses dernières luttes; il ne fait qu'aller et venir, s'échauffer à froid, se démener dans le vide, comme la mouche du coche, ou comme Beaumarchais pendant la Révolution. Il refuse de l'argent à la fin de la pièce! « Non, s'il vous plaît, dit-il au comte; moi gåter par un vil salaire le bon service que j'ai fait! Ma récompense est de mourir chez vous. Jeune, si

j'ai failli souvent, que ce jour acquitte ma vie ! O ma vieillesse ! pardonne à ma jeunesse ; elle s'honorera de toi.... »

Ainsi-soit-il! Le diable devenu vieux se fait ermite. Ainsi finit Beaumarchais, ainsi Figaro.

XIII

CONCLUSION.

Figaro au lecteur.

Hé bien ! monsieur ai-je tenu ma promesse ? Vous connaissez maintenant mes ancêtres; vous les avez suivis pas à pas, au théâtre et dans le monde, depuis la mère Ève jusqu'à nos jours. Vous avez vu défiler sous vos yeux les Parménon, les Pantomalus, les Agnelet, les Sancho, les Arlequin, les Tabarin, les Scapin, la bonne La Forêt, Frontin et Lisette, Turcaret et Gil-Blas. Là bas, dans l'antiquité, je vous ai montré l'esclave, le misérable sans feu ni lieu, sans foi ni loi, méprisé, méprisable, corrompu, corrupteur. Il est maltraité, condamné sans jugement; on l'enchaîne, on le mutile, on le tue.

Mais à quelques siècles de là, vous avez rencontré dans la maison de Querolus un serviteur esclave

encore, déjà relevé pourtant; sa condition est plus douce, les misères dont il se plaint ne vous révoltent plus, ses peccadilles vous amusent; vous sentez que le christianisme est déjà venu. Marchons encore, les chaînes tombent; le serviteur est un homme, servus homo est. Certes, il craint encore le bâton, les étrivières, mais il ne craint plus le gibet; ou, du moins, ce n'est pas son maître qui l'y pend et qui l'y cloue. Quelquefois on le met aux galères, mais cette peine suppose un jugement. Le serviteur a désormais des juges.

Et cependant il est encore méprisé; la société le repousse de la grande route et, par conséquent, du droit chemin; elle le force à rôder dans les sentiers de traverse. S'il est intelligent, il ne peut avancer que par l'astuce, ressource des faibles et des petits. A la prépotence du plus fort, il doit opposer la dextérité du plus fourbe. C'est à peine si de temps en temps, dans la maison de Molière, il lui est permis d'élever franchement la voix en faveur de la sagesse et de l'équité.

Mais marchons encore; l'intelligence gagne du terrain, réclame ses droits, monte en grade. Les valets de Le Sage quittent le service pour se jeter dans les affaires. Ceux de Marivaux raisonnent sur l'égalité des conditions. Il faut que cette théorie se change en pratique, cette philosophie en révolution; c'est mon affaire. J'entre en scène, armé jusqu'aux dents; j'ouvre le feu contre la société chancelante. L'auteur du logis, le Frontin savant, Figaro, se ré

volte et casse les trônes. « Liberté, égalité, frater

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Je clos donc la série, je suis le dernier des subalternes. Après moi, plus de valets possibles; ils sont remplacés par les officieux ou les familiers, comme on les appelait à la Constituante. Pour trouver des centaines d'hommes appartenant à un seul maître, il faut aller en Russie ou dans les Indes; encore les Indiens gardent-ils quelque chose de l'homme libre; chacun d'eux n'accepte que les fonctions attribuées à sa caste; ne lui demandez pas autre chose, il vous répondrait : « Ma caste le défend. Nous prenons les mœurs de la jeune Amérique où le secrétaire de l'Union a moins de gens à son service (je ne compte pas les esclaves) que n'en occupe maintenant, en Angleterre, un seul des chevaux hanovriens de George III. Chez ces nations neuves, les valets blancs ne souffrent pas qu'on leur parle de leurs maîtres et de leurs maîtresses; ils veulent être appelés des aides, non des domestiques : c'est aux esclaves qu'ils abandonnent ce titre avilissant. Les soubrettes sont des amoureuses qui attendent un mari; elles font leurs conditions avant d'entrer en place; elles dictent des articles de contrat, stipulant qu'elles recevront librement leur sweet-heart. A la Jamaïque, les femmes de chambre daignent quelquefois ourler un mouchoir; c'est une suprême condescendance. Les filles du Canada (Françaises pour la plupart) ne s'engagent que pour un mois; celles qui restent quatre ou cinq mois dans une maison

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