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l'âne au moyen d'œillères; quant à l'esclave, on lui crevait les yeux. Outre le moulin, il y avait la fustigation, bastonnade très-compliquée : les exécuteurs suspendaient l'homme par ses mains liées de menottes; ils le tiraient en l'air à l'aide d'une poulie, et, pour l'empêcher de se démener pendant qu'ils le rouaient de coups, lui attachaient aux pieds des poids de cent livres; souvent même ils le laissaient ainsi suspendu quelque temps après l'opération. Outre la fustigation, il y avait le chevalet, où l'on étendait le patient pour le frapper de laines ardentes, torture infligée par les juges aux serviteurs cités devant eux comme témoins, et qui remplaçait le serment imposé aux hommes libres. Si le témoignage ainsi obtenu paraissait incomplet, on recommençait jusqu'à huit fois; mais si le supplicié mourait dans les tourments, la justice était équitable, elle indemnisait le maître. Outre le chevalet, il y avait la marque, destinée surtout aux laboureurs qui, plus malheureux que les autres, vivaient enchaînés comme des forçats et demeuraient emprisonnés dans des ergastules. Quand l'un d'eux, s'étant évadé, se laissait reprendre, les bourreaux le marquaient au front d'un fer rouge, après lui avoir rasé les cheveux et les sourcils. Outre la marque, il y avait la croix. L'esclave étant hors la loi n'avait d'autre juge que son maître qui, sans procès ni sentence, pouvait le promener par la ville, menottes aux mains, fourche au cou, chaîne aux pieds, un écriteau sur la poitrine indiquant le crime commis, et ainsi accoutré, battu de verges,

traîné jusqu'en dehors de la porte Esquiline, le clouer au gibet infâme que le Dieu des chrétiens a rendu sacré. Outre la croix, il y avait les murènes, que Védius Pollion entretenait dans sa piscine et auxquelles, pour un pot cassé, il aurait livré un esclave, sans la clémence de l'empereur Auguste, qui luimême, pour une caille mangée, fit crucifier un des siens. Outre les murènes, il y avait les massacres en masse quatre cents esclaves furent exécutés à la fois pour n'avoir pas empêché l'un d'eux de tuer son maître; et trente mille autres, sous l'empereur Auguste, qui s'en vantait dans son monument d'Ancyre, parce que Pompée les avait enrôlés comme partisans. C'est ainsi qu'on les traitait, ces créatures qui étaient des choses, mais des choses qui souffrent.

« Où

Eh bien! tout cela est confirmé par les comiques anciens; seulement ils en rient. Tous ces tourments, même les plus cruels, deviennent un motif inépuisable de bruyante gaieté. La première des pièces de Plaute, alphabétiquement rangées, l'Amphitryon, débute par les coups de bâton que Sosie reçoit de Mercure. Le prémier mot de Liban, dans l'Asinaire, est cette question qu'il adresse à son maître me conduis-tu? Est-ce dans un endroit où l'on reçoit des coups de nerf de bœuf?» Mais il égaye cette question par une périphrase burlesque : « Est-ce dans les îles Bâtonnières et Ferricrepantes, où les boeufs morts se ruent sur le dos des hommes vivants? » Dès lors tous les instruments de supplice : la trique, la fourche, les liens en nerfs d'animaux,

les carcans en cuir, les bâtons terminés en fer pointu, les numellæ, ces pièces de bois enfermant les mains et les pieds, les lames rougies au feu pour les appliquer sur le corps, reviennent à chaque instant dans le discours, amenant toutes sortes de quolibets lugubres; le puits, le four, le moulin, la croix même font éclater de rire ces misérables qui se moquent de leur chaîne : c'est peut-être le plus héroïque moyen de la porter. Déjà Ménandre avait avoué les misères de ces pauvres gens, de ceux-là surtout dont les maîtres avaient été eux-mêmes esclaves; « car les bœufs dételés, disait le poëte, ont bien vite oublié le poids du joug. Tel serviteur, chez ce même comique, recevait tant de coups qu'il se comparait à un billot de cuisine, et il s'en consolait en riant; " car la bonne humeur, ô Tibius, est le soutien et la nourriture de l'esclave. » Ces hommes vendus se disaient de la race des ânes et des panthères : des ânes pour leur endurcissement aux coups, des panthères pour les plaies dont ils étaient bigarrés. Ils portaient des surnoms bouffons empruntés aux supplices qu'ils enduraient (Verbero, Furcifer, Stigmatias, etc.), et ces qualifications s'allongeaient en figures bouffonnes : l'un, par exemple, était assimilé à un champ où poussaient en abondance des bâtons ferrés; un autre, à un vigneron qui vendangeait des horions sous les ormes; un troisième était appelé Enfer des verges; un quatrième, Statue de coups de fouet. Et de rire! Mais de quoi pleuraient-ils donc ?

Ainsi toutes ces misères sont confirmées gaiement

par

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les beaux esprits de l'ancienne Rome. Les comiques les trouvaient drôles, les philosophes les trouvaient justes. Platon disait l'esclavage nécessaire; Aristote, non-seulement nécessaire, mais naturel. Cicéron regretta son lecteur Sosithée, mais se reprocha cette faiblesse : « Je suis affligé de sa mort, écrivait-il, plus qu'on ne devrait l'être de la mort d'un serviteur. Esclave, suis les ordres de ton maître, bons ou mauvais, » disait un proverbe grec. << Aider un esclave en ses travaux est d'un rustre, pensait Théophraste. D'autres Grecs, il est vrai, se montrèrent plus humains; on lit ceci dans Philémon: « Un esclave a, malgré tout, la même chair que nous. Nul n'est vendu ni livré par la nature; c'est la fortune qui asservit les corps. » Et encore ceci : « Un homme, une fois qu'il est né, reste toujours homme, malgré la servitude. » Le même Philémon faisait dire à un serviteur : «< Moi, je n'ai pour maître qu'un homme; mais toi et mille autres qu'on dit libres, vous avez vingt maîtres pour un : vous avez les lois, 'd'autres ont des tyrans, les tyrans ont la crainte. Les dieux sont les esclaves de la nécessité, les rois sont les esclaves des dieux, le ministre est le chien du roi, le premier commis est le chien du ministre, la femme est le chien du mari, ou le mari le chien de la femme; Favori est le chien de celle-ci, et Thibaut le chien de l'homme du coin.... » Cette fin n'est pas de Philémon, mais de Diderot, ce qui prouve que les vérités d'aujourd'hui sont encore celles d'il y a vingt siècles.

On commençait donc à prendre un peu notre parti, je le reconnais, trois siècles avant Jésus-Christ. Mais qu'on était loin de penser à l'abolition et même à la transformation de la servitude! Les comiques n'auraient jamais rien admis de pareil. Un auteur assez gai, nommé Cratès, amena un jour sur la scène un songe-creux rêvant une nouvelle constitution sociale où les esclaves seraient supprimés.

« Mais quoi, lui disait-on, un vieillard devra donc se servir tout seul?

— Pas du tout, répondait-il, c'est le service qui marchera de lui-même. Les vaisseaux arriveront de leur propre mouvement, dès qu'on les appellera. Il n'y aura qu'à dire Table, dresse-toi, couvretoi; huche, pétris; gobelet, remplis-toi; coupe, où es-tu? rince-toi bien! gâteau, viens sur table! marmite, retire ces bêtes de ton ventre! poisson, avance!

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Mais, dira le poisson, je ne suis pas encore cuit des deux côtés.

Eh bien! retourne-toi, saupoudre-toi et te frotte ensuite de graisse! »>

Ainsi l'abolition de la servitude, en ce temps-là, passait pour une utopie absurde. C'est à peine si quelques voix s'élevaient en faveur de l'homme ven-du. Quand Zénon trouvait autant de mal à frapper un esclave qu'à frapper un père, les auditeurs pensaient peut-être que Zénon parlait bien, mais l'esclave n'en était pas moins battu. Quand Pythagore disait à un serviteur en faute : « Je t'enverrais au

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