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LES TROIS CHAPELLES DES VANEL

DANS L'ÉGLISE SAINT-SATURNIN DU PONT-SAINT-ESPRIT

Les fondations pieuses d'autrefois n'étaient pas uniquement des œuvres spirituelles dans lesquelles la générosité du donateur et la conscience du donataire ne devaient avoir d'autre arbitre de leurs différends que le Juge d'en-haut; elles comportaient, en outre, une série de préséances, de distinctions honorifiques et de droits auxquels les fondateurs tenaient. comme à des titres de noblesse et de propriété et, comme telles, étaient en définitive des obligations imposées par l'usage, non moins que par la foi, aux classes dirigeantes d'alors. Le jus patron, dans sa chapelle desservie par son chapelain, se levant à-demi sur son banc armorié, pour recevoir l'eau bénite de l'officiant, est plutôt un suzerain acceptant l'hommage d'un vassal qu'un chrétien s'inclinant sous l'aspersion symbolique du ministre de Dieu. D'un autre côté, la piété des ancêtres devenait parfois une lourde charge pour les descendants et le clergé pouvait trouver excessives les conditions imposées par les bienfaiteurs des églises, quand les circonstances, le changement des mœurs et la rigueur des temps les rendaient difficiles et parfois impraticables. Alors les tribunaux d'intervenir, les huissiers d'instrumenter; on saisissait les revenus des chapelles et les procès se poursuivaient à travers les siècles, au grand scandale des esprits prévenus ou superficiels de nos jours, qui ne se rendent pas compte des conséquences légales et sociales de la pénétration profonde de l'Église dans l'État à cette époque.

Je veux prendre pour exemple de ces luttes inévitables les principales fondations des familles de Roc, de Joyes et de Vanel, au Pont-Saint-Esprit, et les difficultés qu'elles occasionnèrent. Je me hâte de dire qu'elles se terminèrent toujours par des transactions, et que ces débats ne laissent subsister dans l'esprit que l'intention louable et la piété héréditaire qui avaient inspiré et guidé les fondateurs. Mais auparavant il est indispensable d'expliquer l'origine et les liens de parenté de ces trois familles qui, s'entant successivement l'une sur l'autre, se sont continuées depuis près de six siècles jusqu'à nos jours, et ont encore, dans la même ville et sur les mêmes terres, de nombreux descendants.

Au commencement du xive siècle, il existait à St-Saturnindu-Port, c'était encore le nom du Pont-Saint-Esprit, une famille noble assez importante pour, qu'en 1319, son représentant, Pierre de Roc, fût un des recteurs du pont, hôpital et hôtel du Saint-Esprit. Quelques années plus tard, en 1327, mourait à Montpellier, en odeur de sainteté, le fils d'un gentilhomme de même nom, célèbre par son ardente charité pour les pauvres, son dévouement sublime pour les pestiférés et les miracles nombreux obtenus pour leur guérison. Appartenait-il à la branche aînée des Roc ou Roch du Pont-Saint-Esprit ? c'est ce qu'affirment la tradition et la pieuse croyance de leurs descendants. Les faits et les documents le prouvent-ils ? c'est un problème historique dont on devra bientôt sans doute la solution à une plume plus savante et plus autorisée que la mienne.

Quoiqu'il en soit, après Pierre de Roc apparaissent successivement dans le pays Dragonnet de Roc, co-seigneur de La Motte en 1364, condominus loci Moto, et syndic de la ville en 1371, puis Jean de Roc, recteur de l'hôpital en 1416, dont la descendance est régulièrement établie. Son fils Gabriel, seigneur de Saint-Christol, de Saint-Marcel et de Saint-Just, maria sa fille Isabelle, en 1484, à Jean de Joyes,

d'une maison moins ancienne que la sienne mais connue cependant depuis 1474.

Un siècle plus tard, en 1582, Louis de Joyes donnait sa fille à Guillaume de Vanel, grènetier et viguier pour le Roi de la ville du Pont-Saint-Esprit. Ces trois familles, unies étroitement par plus d'une alliance, semblaient l'être aussi dans la même communauté de sentiments religieux; non que les fondations et legs pieux fussent choses rares dans les testaments de cette époque, mais parce qu'il se trouve dans ceux que nous citerons une préoccupation singulière des cérémonies de leurs obsèques et une foi profonde à la vertu des dernières prières.

En 1479, Laurent Vanel, seigneur de Recoules, au diocèse de Mende, ordonne dans son testament qu'il y aura à ses funérailles onze prêtres et douze pauvres habillés de gris. Il rappelle aux uns et aux autres ce qu'ils doivent faire: « Capellani cantabunt, alta voce, Stabat Mater dolorosa et alias orationes consuetas pro defunctis et duodecim pauperes interea, positis genuis, pro anima mea Deum orabunt.

En 1561, Antoine de Roc,qui s'était affilié dans sa jeunesse, avec sa femme et sa nièce, aux prières des Chartreux de Valbonne, demande un cérémonial plus solennel. Il veut que son corps soit enseveli dans l'église paroissiale de SaintSaturnin et dans sa chapelle de Sainte-Catherine; qu'il soit accompagné par le clergé des églises de Saint-Saturnin, du Saint-Esprit et les religieux de Saint-Pierre, avec leurs croix; qu'il soit d'abord déposé dans l'église Saint-Pierre, puis devant la croix de la place publique, où l'on chantera le Vexilla Regis prodeunt, et enfin dans l'église Saint-Saturnin où l'on dira à haute voix, devant le crucifix, le Salve Regina.

En 1581, Louis de Joyes confirmait les fondations de messes dans la chapelle de Sainte-Catherine instituées par son arrière-grand-oncle et son bisaïeul.

De tout ce qui précède cependant il ne faudrait pas con

clure que les héritiers des fondateurs n'aient pas su maintenir leurs droits, malgré leur piété, envers la paroisse et les religieux. Nous entrons maintenant dans l'arène judiciaire,

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« Il se forma anciennement, dit un ancien document, une isle dans le Rosne, vis-à-vis du lieu de La Palud, qui fut appelé l'isle du Roy parce qu'elle resta un certain temps en la possession de Sa Majesté. En 1445, devenue, assez ferme pour être cultivée, Charles VII l'inféoda à Jean de Roc «sieur de Saint Christol, habitant Saint-Saturnin, à présent le SaintEsprit, sans spécifier aucun rendement et pour l'albergue de cinq livres.» Quand la terre fut tout-à-fait en valeur et qu'il fallût en payer la dîme, le seigneur la donna aux religieux béné dictins de Saint-Pierre à la sollicitation d'un oncle qu'il avait parmi eux, sous la condition que leur syndic « viendroit la percevoir sur les lieux, à la cote trentième, (1) et porteroit un bon gros flacon d'excellent vin, une éclanche de mouton avec un jambon de vingt livres et autres appartenances pour bancqueter le maistre de ladite isle et ceux de sa suite. » Cela alla bien pendant la vie de Jean de Roc; mais après lui, les religieux refusèrent le « régal » à Louis de Joyes, héritier des Roc et acquéreur de l'île, sous prétexte qu'il était onéreux; ils offrirent seulement d'apporter le flacon « d'excellent vin »; les juges les condamnèrent à payer le tout. A la prise de possession de Louis de Vanel, héritier des Joyes, nouveau procès et transaction: la dîme consistera en une rente annuelle de cinq émines de froment (2) et il ne sera plus question de régal; mais à sa mort, « Messieurs de Saint-Pierre >> s'en prennent à la veuve, Marguerite de La Coste, et exigent de sa faiblesse ou de son ignorance dix émines au lieu de cinq. En 1715, Jean-François de Vanel intentait un nouveau procès qui durait encore en 1754 il ne datait que de trois siè cles! Le plus curieux est que, quelques années auparavant, Louis XIV avait déclaré nulles toutes les inféodations de ses

:

(1) C'est-à-dire le trentième de la récolte,

(2) 12 décalitres, 10 litres.

prédécesseurs et disposé, en faveur d'un de ses courtisans, de l'île du roi dont il avait fait saisir les revenus. Voilà qui tranchait la question à la façon de la fable de l'Huître et des Plaideurs. Elle fut résolue cependant à l'avantage des Vanel, car leur direct mais lointain héritier, celui qui écrit ces lignes, jouit de leur île devenue continent et y vit en paix avec l'Eglise comme avec l'Etat. Seulement il a soin d'apporter son vin et son jambon quand il veut déjeuner sur sa terre,

Revenons à la question primordiale des fondations, sujet de cette notice, l'histoire de l'île royale et de son régal n'étant qu'un hors-d'œuvre pour nous mettre en appétit.

Les Vanel, comme héritiers des Roc et des Joyes, possédaient trois chapelles dans l'église de St-Saturnin, avec droit de sépulture et nomination de chapelains: celle de SainteCatherine, de toute ancienneté sépulture des Roc, celle de la Croix, fondée le 12 mai 1488, par Antoine de Joyes, et celle de St-Jacques, donnée le 2 février 1597, par Jean Reboul à Guillaume de Vanel, avec tous les droits dont jouissaient ses juspatrons depuis deux siècles.

Antoine de Joyes avait doté la chapelle de la Croix d'une pension annuelle et perpétuelle de trente livres sous le fonds et capital de 600 livres, avec droit de patronage, nomination de trois recteurs, « à prendre parmi les plus anciens du corps des prêtres de la Confrérie de St-Antoine, » et service d'une messe tous les jours de la semaine. Pendant combien de temps les intentions du bienfaiteur furent-elles exécutées ? Nous l'ignorons; nous savons seulement par l'accord passé, le 16 avril 1632, entre les prêtres de la Congrégation et Louis. de Vanel qu'il n'avait pas été entièrement satisfait, ni à la charge du service religieux, ni au paiement de la pension par les héritiers et successeurs du fondateur, « à raison de l'injure du temps de guerre, occupation des églises et biens ecclésiastiques par ceux de la religion prétendue réformée, aussy par l'esgarement et ignorance des titres de la fondation. »>

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