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voulait assurer à sa patrie; s'il aspirait à reculer les bornes du territoire matériel, il prétendait élargir bien davantage encore le domaine intellectuel de la France, et faire régner l'esprit français là même où ne pouvaient pénétrer les armes françaises. Cette généreuse ambition pouvait sembler un rève, alors que l'Espagne et l'Italie1 accablaient notre littérature de leur éclatante supériorité; mais Richelieu a compris que les temps sont proches : il a senti tressaillir, dans les flancs de la France en travail, le grand siècle qui va naître et dont il est le père! A la pensée française prête à déborder sur le monde, il faut un instrument digne d'elle et surtout apte à l'œuvre qu'elle doit accomplir.

Richelieu avait jugé le caractère et la portée de notre langue; il en voulut aider les destinées : il espéra que la langue française, plus parfaite déjà que pas une des autres langues vivantes, pourroit bien enfin succéder à la latine, comme la latine, à la grecque, » et devenir le lien européen, la langue des relations sociales, politiques et littéraires entre les nations. Le moyen de parvenir à cette haute fortune, c'était de rendre le français propre, d'une part, à la haute éloquence, de l'autre, aux abstractions et aux formules de la science, en le dégageant des patois populaires et des afféteries courtisanesques, du jargon de l'école et de celui du Palais; c'était d'épurer la langue, d'en fixer les principes, les formes, le nombre; « d'établir un usage certain des mots, de distinguer ceux qui étoient propres au style sublime, au moyen et au bas, » d'atteindre à la clarte, à la logique et à l'unité, même en sacri

1 Nous ne parlons pas de l'Angleterre, parce que sa supériorité n'était pas reconnue au dehors; Shakespeare n'existait pas pour la France.

fiant quelque chose de la richesse et de la liberté anté

rieures.

Tels furent les motifs pour lesquels Richelieu éleva à la hauteur d'une institution nationale l'entreprise individuelle de Malherbe, qui n'eut pas le bonheur de vivre assez pour voir sa pensée recevoir cette consécration solennelle. L'Académie Française fut fondée par lettrespatentes de janvier 1655, et le savant Vaugelas reçut bientôt après « la charge principale » du Dictionnaire qui devait être le code de la langue et l'œuvre capitale de l'Académie1. Les vues les plus libérales, comme le remarque un historien de Richelieu, avaient présidé à l'organisation de ce sénat de la République des Lettres, type d'égalité au milieu d'une société toute hérissée de priviléges. Les prérogatives du rang et de la naissance Y

étaient inconnues.

1 Le parlement, selon son habitude, ne manqua pas de se montrer hostile à cette nouveauté, et n'enregistra les lettres-patentes du roi qu'au bout de deux ans et demi. Voyez l'Histoire de l'Académie française, depuis son établissement jusqu'en 1652, par Pellisson, édit. de 1729.- Nos citations entre parenthèses sont tirées du premier projet présenté à Richelieu par les académiciens, et de la lettre d'envoi qui le précède. — L'Académie devait donner, outre le Dictionnaire, une Grammaire, une Rhétorique et une Poétique françaises; mais son ardeur se ralentit fort après la mort de Richelieu, et le Dictionnaire lui-même n'avança que bien lentement.

2 M. Jay, Hist. du ministère du cardinal de Richelieu, t. Ier, p. 609. Nous saisissons avec plaisir l'occasion de rendre justice à cet estimable ouvrage, écrit avec un grand sens et dans un excellent esprit.

T. XIII.

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LIVRE III.

DEPUIS LA RUPTURE AVEC L'ESPAGNE ET L'AUTRICHE JUSQU'A

LA MORT DE RICHELIEU ET DE LOUIS XIII.

(1655-1643.)

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Les Français échouent dans l'invasion de la Belgique, du Milanais et de la FrancheComté, se maintiennent en Lorraine, établissent Weimar en Alsace. Invasion de la Picardie par les Espagnols et les Impériaux. Prise de Corbie. Élan patriotique de Paris et des provinces du Nord. L'ennemi est repoussé. Invasion des Espagnols dans le Midi. Elan patriotique du Languedoc et de la Provence. Victoire de Leucate. Reprise des îles de Lérins. Affaire de mademoiselle de La Fayette et du père Caussin. - Les Français rentrent dans la Franche-Comté. Victoires de Weimar sur le Haut-Rhin. Prise de Brisach. L'invasion de l'Artois et de la Biscaye échoue. Victoires navales de Guetaria et de Gênes. Essor de la marine française. - Naissance de Louis XIV. Mort du Père Joseph. Les Espagnols envahissent le Piémont, défendu par les Français. Echec de Thionville. On rentre en Artois. Prise d'Hesdin. Grande défaite navale des Espagnols par les Hollandais. Mort de Weimar. Les Weimariens se donnent à la France, avec l'Alsace et le Brisgau. Les Français entrent en Roussillon. Révolte des Va-nu-pieds en Normandie. Démêlés de Richelieu avec le clergé et avec Rome. Passage du Rhin par Guébriant. Les Français joignent les Suédois en Allemagne. Victoire de Casal. Reprise de Turin. Prise d'Arras. Révolutions de Catalogne et de Portugal. La Catalogne se donne à la France. Siége et batailles navales de Tarragone. Révolte du comte de Soissons et sa mort. Conjuration de Cinq-Mars et de Bouillon. Victoires de Wolfenbuttel et de Kempen. Echec de Honnecourt. Sedan livré à la France. Victoire de Lérida. Les Espagnols chassés du Piémont, Victoire de Leipzig. Mort de Richelieu. Louis XIII maintient le système de Richelieu. Mazarin appelé aux affaires. Mort de Louis XIII.

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Le lendemain de la déclaration de guerre, une bataille fut livrée sur le territoire ennemi, dans le Luxembourg. Les armées française et hollandaise s'étaient donné ren

dez-vous pour le 12 mai, à Rochefort en Ardennes. Le prince d'Orange tardant un peu à se mettre en mouvement, les maréchaux de Châtillon et de Brezé, qui commandaient l'armée française du Nord, résolurent d'aller au-devant des Hollandais jusqu'à Maëstricht: ils traversèrent la Meuse à Mézières les 7 et 8 mai, et entrèrent par Bouillon dans le Luxembourg, avec plus de vingt-cinq mille hommes. Le 20 mai, ils rencontrèrent, près du village d'Avein, au milieu des Ardennes, un corps d'armée ennemi aux ordres de Thomas de Savoie, prince de Carignan, qui, brouillé avec le duc son frère, était entré au service de l'Espagne, tandis que Victor-Amédée contractait de nouveaux liens avec la France. Le prince Thomas, qui n'avait que treize mille soldats, manœuvrait pour retarder la marche des Français et leur couper les vivres; posté avantageusement dans les bois et les ravins, il s'imagina pouvoir défier l'attaque de forces doubles des siennes il fut écrasé; cinq à six mille morts et prisonniers, seize canons, un grand nombre d'étendarts, restèrent entre les mains des Français. Quelques jours après, l'armée victorieuse opéra sa jonction avec les Hollandais aux portes de Maëstricht, et le prince d'Orange, d'après les conventions arrêtées, prit le commandement en chef. Cinquante mille combattants envahirent le Brabant. Le cardinal-infant, qui après sa victoire de Nordlingen,était venu prendre le gouvernement de la Belgique, avait à peine vingt-trois mille hommes à opposer cette masse formidable, Richelieu attendait, à chaque instant, la nouvelle de l'entrée des Franco-Bataves à Bruxelles et du soulèvement des grandes communes de Flandre contre les Espagnols. Il attendit en vain.

:

à

Le mouvement populaire espéré par Richelieu s'opéra,

mais en sens contraire. Les confédérés ayant emporté d'assaut Tillemout le 9 juin, cette malheureuse ville, malgré les efforts des généraux, fut pillée, saccagée el brûlée par les deux armées alliées, qui rivalisèrent de licence et de brutalité les églises furent profanées; les femmes, les filles, les religieuses, furent livrées aux derniers outrages. L'odieux traitement infligé à une population qu'on venait, disait-on, affranchir, excita en Belgique une exaspération générale dont les Espagnols tirèrent grand parti. Les Espagnols, depuis qu'ils se sentaient sérieusement menacés, se montraient fort respectueux en vers les franchises provinciales et municipales : les Belges se persuadèrent que l'appel à la liberté n'était qu'un piège des Français, qu'on allait les traiter en pays conquis, et qu'ils ne feraient que perdre au change; les sentiments favorables à la France qu'avait témoignés la conspiration de 1633, firent place, chez ces populations mobiles, à des dispositions tout opposées : les Brabançons surtout résolurent de se défendre jusqu'à l'extrémité plutôt que de subir le joug des hérétiques hollandais; la bourgeoisie s'arma; les campagnards se réfugièrent dans les villes avec leurs troupeaux, et les Espagnols obtinrent partout le concours le plus énergique.

La guerre de révolution se trouva ainsi changée en guerre de conquête, et cette guerre ne fut pas menée avec la promptitude et la décision qui pouvaient seules lui donner des chances favorables. Le prince d'Orange et les deux maréchaux menacèrent Malines et Bruxelles sans les attaquer, puis se rabattirent sur Louvain, qu'ils assiégèrent. La place fut bien défendue. Sur ces entrefaites, de fàcheuses nouvelles arrivèrent d'Allemagne. La paix avec l'électeur de Saxe, en désorganisant le parti protestant,

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