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L'humeur du roi, cependant, devenait de plus en plus inégale son hésitation était visible. La maladie et la demidisgrâce de Richelieu relâchaient un peu les ressorts du pouvoir; Louis voyait plus nettement le jeu de cette immense machine et l'impossibilité de trouver parmi les ennemis du cardinal une main capable de la gouverner. Il s'effrayait de la voie où on l'entraînait. Allait-il done lâchement abandonner la politique qui avait fait tout l'honneur de son règne, alors que cette politique était partout triomphante? Il examinait autour de lui avec anxiété la situation des esprits : une violente fermentation agitait l'armée, divisée en deux partis que la présence royale contenait à peine d'un côté, la plupart des courtisans et de la haute noblesse; de l'autre, les officiers de fortune, les vieux soldats, les gens d'affaires et de diplomatie. Les partisans de Cinq-Mars se donnaient le nom de royalistes, et qualifiaient de cardinalistes leurs adversaires, qui se faisaient gloire de ce titre. On put reconnaître alors si que, Richelieu avait soulevé bien des haines, il pouvait leur opposer de nombreux et d'inébranlables dévouements. Un jour, Louis s'avisa de dire à un de ses capitaines aux gardes : « Je sais que mon armée est partagée en deux factions, les royalistes et les cardinalistes; pour qui tenezvous? Pour les cardinalistes, sire, » répondit fièrement l'officier; « car le parti du cardinal est le vôtre. » Le roi se mit à rêver et ne démentit pas son interlocuteur.

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L'officier qui fit cette réponse hardie se nommait Abraham Fabert; fils d'un échevin de Metz, il fut le premier bourgeois qui parvint à la dignité de maréchal de France'. La chance commençait à tourner les ministres de

? Griffet, t. III, p. 434.

Noyers et Chavigni, et le cardinal Mazarin, qui avait reçu récemment le chapeau rouge, et qui, fixé à la cour de France, prenait une part de plus en plus active aux affai1 res, correspondaient journellement avec Richelieu et disputaient le terrain auprès du roi avec autant d'habileté que de zèle; mais personne ne nuisait plus à Cinq-Mars que lui-même sa fatuité ignorante, qui le rendait insupportable aux militaires expérimentés, lui valut plus d'un affront de la part du roi ; Louis se lassait de lui, et s'enferma plusieurs fois pour ne pas le recevoir, Cinq-Mars commença de prendre l'alarme, et envoya vers Gaston, qui était resté sur la Loire, afin d'engager ce prince à se préparer au voyage de Sedan et à la réalisation du traité avec l'Espagne.

Sur ces entrefaites, de mauvaises nouvelles arrivèrent du nord de la France. Deux corps d'armée, l'un de dixhuit à vingt mille hommes, l'autre d'une dizaine de mille, avaient été confiés au comte d'Harcourt et au maréchal de Guiche (plus connu sous le nom de maréchal de Grammont), afin de couvrir la Picardie et la Champagne. On espérait que la mort du cardinal-infant et le désastre des Impériaux à Kempen détourneraient les Espagnols de rien tenter de considérable sur cette frontière; mais le successeur du cardinal-infant à Bruxelles, don Francisco de Mello, actif et habile capitaine, assembla des forces au moins égales aux deux armées françaises réunies, entra en campagne de bonne heure, reprit Lens le 19 avril, et assaillit La Bassée, dont les Français avaient fait leur poste avancé en Flandre. Il se fortifia si bien, que les deux généraux français ne crurent pas pouvoir attaquer ses lignes, La Bassée duț capituler le 15 mai. Mello lança, aussitôt après, un fort détachement du côté de la Picardie

maritime. Harcourt marcha au secours du Calaisis et du Boulonnais Mello, alors, avec le gros de ses troupes, fondit brusquement sur le maréchal de Guiche, qui s'était établi à Honnecourt, sur l'Escaut, à l'entrée du Vermandois. Guiche ne sut ou ne put se retirer à temps sur SaintQuentin sa petite armée, après une vigoureuse résistance, fut accablée par le nombre, et mise en pleine déroute avec perte de plus de quatre mille hommes (26 mai).

Richelieu reçut avis de ce revers sur la route de Narbonne à Arles. Il avait quitté Narbonne le 27 mai, et cheminait à petites journées vers la Provence, dont le gouverneur, le comte d'Alais, l'avait assuré d'un dévouement précieux en de telles occurrences. L'instant de la crise décisive était venu la défaite de Honnecourt pouvait également perdre ou sauver le cardinal, suivant que le roi s'irriterait ou s'effraierait. Le 4 ou le 5 juin, le secrétaire d'Etat Chavigni arriva du camp royal et remit à Richelieu une lettre du roi. Louis annonçait au cardinal qu'il lui envoyait un mémoire sur les moyens de remédier au malheur du maréchal de Guiche, et terminait par ces mots :

Quelque faux bruit qu'on fasse courir, je vous aime plus que jamais il y a trop longtemps que nous sommes ensemble pour être jamais séparés, ce que je veux bien que tout le monde sache (Recueil d'Auberi, t. II, p. 841). »

La victoire était décidée; mais le roi hésitait encore à en accorder les conséquences au vainqueur, et à livrer son favori à la vengeance de son ministre, quand une révélation soudaine précipita le dénouement du drame et apporta la mort avec elle. Chavigni rapporta au roi, en réponse à sa lettre, un paquet qui venait d'être envoyé à Richelieu, on n'a jamais bien su par qui. C'était la copie ou l'extrait du traité avec l'Espagne! On a dit que Cinq

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Mars avait été trahi par le maréchal de Schomberg, qu'il avait cru gagner en le faisant associer à La Meilleraie dans le commandement de l'armée, et à qui il s'était imprudemment ouvert peut-être la révélation arrivait-elle tout droit de Madrid, où Richelieu entretenait un agent inconnu qui avait plus d'une fois éventé les secrets du cabinet espagnol, comme l'atteste la correspondance de Sourdis1.

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Quoi qu'il en soit, Cinq-Mars eût encore pu sauver sa tête, s'il se fût résolu de fuir dès qu'il eut la certitude de sa disgrâce; mais, par une puérile vanité, il voulut régler avec Gaston leur commune retraite à Sedan comme un acte diplomatique. Pendant ce temps, le roi avait annonce subitement son départ du camp pour raison de santé le 10 juin, Louis retourna à Narbonne, après avoir promis à l'audience royale (cour souveraine) de Catalogne, qui s'était transportée auprès de lui devant Perpignan, de revenir bientôt. Cinq-Mars eut la folie de suivre le roi au lieu de s'échapper. Un reste d'attachement combattait encore pour lui dans l'âme du roi, on dit que, pour obtenir l'ordre de son arrestation, Chavigni fut obligé d'employer l'intervention du père Sirmond, et que le confesseur du roi, écoutant plus sa conscience que l'intérêt de sa compagnie, engagea Louis à châtier les ennemis de l'Etat. L'ordre fatal fut donné le 12 juin au soir : CinqMars en eut vent et se cacha; il fut livré le lendemain par

1 MM. Bazin et de Sismondi ont accueilli une autre version, suivant laquelle Olivarez lui-même, n'espérant rien de Gaston ni de Cinq-Mars, aurait livré le traité, afin de jeter le désordre dans la cour de France; quelques fautes qu'ait pu commettre Olivarez, il nous est impossible d'admettre que ce ministre ait été capable d'une extravagance qui ne pouvait qu'assurer le triomphe de son mortel ennemi.

un bourgeois de Narbonne chez lequel il s'était réfugié. De Thou avait été saisi quelques heures auparavant, et l'ordre fut expédié aux maréchaux de camp de l'armée d'Italie d'arrêter leur général, le duc de Bouillon, qui, presque aussi imprudent que Cinq-Mars, n'avait pas su non plus pourvoir à sa sûreté. Cinq-Mars fut envoyé au château de Montpellier, et de Thou, à celui de Tarascon. Richelieu, qui avait continué sa route, malgré le changement de la situation, était arrivé, le 11 juin, dans cette dernière ville, et s'y arrêta pour prendre les eaux. Le roi, de son côté, était parti de Narbonne, très-souffrant, le jour même de l'arrestation de Cinq-Mars, et vint s'établir aux eaux de Montfrin, près de Tarascon, d'où il se fit porter chez le cardinal, comme pour lui demander pardon d'avoir pensé à le détrôner. Ce fut une étrange entrevue. Le roi et le ministre étaient si affaiblis tous deux, que Richelieu ne put se lever pour recevoir Louis, et qu'on fut obligé de dresser un lit au roi près de la couche du cardinal, afin qu'ils pussent converser ensemble. Richelieu fut généreux; il épargna au roi les plaintes et les reproches que Louis attendait presque en tremblant, et le remercia, au contraire, de n'avoir point ajouté foi aux calomnies de ses ennemis. Le roi, heureux et reconnaissant de cette magnanimité, rejeta tout le passé sur Cinq-Mars, et s'épuisa en protestations de tendresse, et, pour ainsi dire, de fidélité.

1 C'est à partir de Richelieu que les titres de lieutenant-général et de maréchal de camp désignent des grades réguliers dans la hiérarchie militaire. Le prince ou le maréchal de France, commandant un corps d'armée, avait ordinairement sous lui un lieutenant-général et deux ou plusieurs maréchaux de camp. En Allemagne et en Suède, le titre de maréchal de camp ( feld maréchalk) représentait dès lors une plus haute dignité, équivalant à notre titre de marchal de France.

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