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La France reprenait, à la tête des nations, la préséance qu'elle avait eue lorsqu'elle guidait aux croisades l'Europe du moyen âge.

Cette grande symphonie de victoires retentissait autour d'un lit funèbre. Tous ces étendards conquis s'inclinaient sur le front d'un mourant. La majesté du dénoûment ne devait pas manquer à l'épopée, qui, depuis dix-huit ans, étonnait le monde, et le héros allait s'ensevelir dans son triomphe, que la Providence ne lui donnait pas de compléter.

La victoire remportée sur Cinq-Mars, et surtout les succès généraux de la politique française, avaient rappelé pour quelques mois chez Richelieu la vie qui s'enfuyait : l'organisme épuisé avait toutefois continué de se dissoudre lentement; la guérison des hémorrhoïdes et des abcès au bras qui tourmentaient le cardinal accéléra sa fin; le mal se rejeta sur la poitrine. Le 28 novembre au soir, Richelieu, qui était revenu de Ruel au Palais-Cardinal', fut pris d'une fièvre ardente avec point de côté et crachement de sang : quatre saignées ne purent abattre la fièvre. Le 2 décembre, on fit des prières publiques dans toutes les églises de Paris pour le malade, et le roi vint de Saint-Germain pour le voir Richelieu parla à Louis en homme résigné à la mort, le pria de protéger ses parents en souvenir de ses services, lui recommanda les ministres de Noyers et Chavigni, et surtout Mazarin, qu'il lui représenta, dit-on, comme le personnage le plus capable de remplir sa place, et lui remit une déclaration qu'il venait de faire dresser contre le duc d'Orléans, afin d'exclure ce

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1 Il y fit jouer, le 45 novembre, une pièce allégorique où l'on voyait Ibère et Francion se disputer le cœur de la princesse Europe. Francion l'emportait, comme de juste. Levassor, t. VI, p. 606.

que

prince de tout droit à la régence et à l'administration du royaume, en cas de mort du roi. C'était le dernier service Richelieu rendait à la France. Louis promit tout, Après la visite du roi, le cardinal, se sentant plus mai, demanda aux médecins combien de temps il pouvait vivre encore. Ceux-ci, voulant flatter le maître jusqu'au bord de la tombe, répondirent qu'il n'y avait rien de désespéré; «que Dieu, qui le voyoit si nécessaire au bien de la France feroit quelque coup de sa main pour le lui conserver, » Le cardinal secoua la tête, et, rappelant un des médecins du roi : « Parlez-moi, » lui dit-il, « à cœur ouvert, non en médecin, mais en ami.-Monseigneur, dans vingt-quatre heures, vous serez mort ou guéri. -C'est parler, cela! » dit Richelieu; « je vous entends! » Et il envoya chercher le curé de Saint-Eustache, sa paroisse, « Voilà mon juge, » dit-il, quand on lui présensa l'hostie consacrée ; «mon juge qui prononcera bientôt ma sentence; je le prie de me condamner, si, dans mon ministère, je me suis proposé autre chose que le bien de la religion et de l'État.-Pardonnez-vous à vos ennemis? » demanda le curé. » Je n'en ai jamais eu d'autres que ceux de l'Etat. »

La plupart des assistants contemplaient le mourant avec admiration, quelques-uns avec effroi. «Voilà, «disait tout bas l'évêque de Lisieux, Cospéan, « une assurance qui m'épouvante!» C'est qu'apparemment ces grands envoyés de la Providence sentent qu'ils seront jugés sur des principes que ne sauraient comprendre les âmes vulgaires.

Sans doute, Richelieu se répétait à lui-même, pour affermir sa conscience, les maximes de ces deux testaments latins qui contiennent sa pensée suprême : son testament officiel, dans lequel il distribue ses dignités et ses richesses, ne concerne que sa famille; les deux autres s'adres

sent à la postérité. « J'ai été sévère pour quelques-uns, >> disait-il, «< afin d'être bon pour tous!... C'est la justice que j'ai aimée, et non la vengeance!» En était-il bien sûr?... « J'ai voulu rendre à la Gaule les limites que la nature lui a destinées... identifier la Gaule avec la France et, partout où fut l'ancienne Gaule, y restaurer la nouvelle1...

Le 3 décembre, après-midi, le roi vint voir le cardinal une dernière fois. Les médecins, n'espérant plus rien, avaient abandonné le malade à des empiriques, qui lui procurèrent un peu de soulagement; mais la faiblesse croissait dans la matinée du 4, sentant les approches de la mort, il fit retirer sa nièce, la duchesse d'Aiguillon, << la personne qu'il avait le plus aimée, » suivant ses propres paroles ce fut le seul moment, non point de faiblesse, mais d'attendrissement, qu'il eut; son inébranlable fermeté ne s'était point démentie pendant ses longues souffrances; toute l'assistance, ministres, généraux, parents et domestiques, fondaient en larmes; car cet homme terrible était, de l'aveu des contemporains qui lui sont le moins favorables, « le meilleur maître, parent et ami qui ait jamais été. » Vers midi, il poussa un profond soupir, puis un plus faible, puis son corps s'affaissa et resta immobile sa grande âme était partie!

Il avait vécu cinquante-sept ans et trois mois!

1 Une de ces deux pièces, et la meilleure sans comparaison, le Testamentum Polilicum, paraît avoir été destinée à servir de préface au Grand Testament Politique. Elles ont été publiées par M. Foncemagne, à la suite de sa Lettre sur le Testament Politique du cardinal de Richelieu, dans le Recueil A-B; 1750. Il y a dans le Testamentum Politicum des traits qui révèlent la main du maître; il faut être Corneille ou Richelieu pour écrire de la sorte! L'autre piéce, le Testamentum Christianum, paraît avoir été composée, près du lit de Richelieu, par quelqu'un des écrivains de sa maison.

2 Les chirurgiens qui firent l'ouverture de sa tête lui trouvèrent, dit-on, les orga

Dieu sait le secret de la confiance avec laquelle cet homme, qui avait été si peu miséricordieux, attendait la miséricorde du souverain juge : les mystères des jugements divins sont insondables; mais les hommes ont absous, autant qu'il leur appartient, le ministre des rigueurs salutaires, l'héroïque laboureur dont la faux a si bien nettoyé notre sol et creusé si profondément les sillons où devait germer une société nouvelle. C'est en vain qu'aux époques de désordre et d'abaissement national, l'esprit aristocratique et l'esprit anarchique, si souvent alliés en France, ont cherché à obscurcir la renommée du plus grand ministre qu'ait enfanté l'ancienne monarchie: tant qu'il y aura une France, le souvenir de Richelieu sera glorieux et sacré; les monuments qu'il a laissés de son génie seront étudiés avec respect par les vrais patriotes, et les âmes bien trempées viendront puiser, dans sa conviction, à travers les siècles, des forces pour traverser les mauvais jours et préparer le réveil du pays.

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La France ne doit pas seule honorer sa mémoire s'il poursuivit surtout la grandeur de notre patrie, il le fit par les moyens qui conviennent au génie de la France, c'est-à-dire en servant la cause générale de la civilisation. La prépondérance à laquelle il aspirait pour son pays n'avait rien de commun avec la monarchie universelle rêvée

nes de l'entendement doubles et triples. Il serait curieux de savoir au juste ce qu'entendent par là les relations contemporaines. Le principe de localisation des facultés était entrevu dès le seizième siècle: Etienne Pasquier ( 1. XIX, let. 16) dit que le cerveau, selon l'opinion commune, est divisé en trois ventricules que celui de devant correspond à l'imagination; celui du milieu, au jugement; celui de derrière, à la mémoire. Sur les derniers moments de Richelieu, voyez Archives curieuses, 2e sér., t. V, p. 358; c'est une relation écrite par un carme, témoin occulaire ; autre relation, dans les pièces à la suite des mémoires de Montrésor, t. II, p. 170182; Leyde, 1665. Mém. de Montchal, t. II, p. 707-708.

Je sér., t. V, p. 131-134.

Mém. de Montglat,

par la maison d'Autriche. Le principe des frontières naturelles, et, subsidiairement, celui de l'identité de langue et d'origine, déterminaient pour lui les bornes de l'extension territoriale: plus de conquêtes de hasard, d'expansion sans règle et sans frein! Il avait systématisé, d'après la pensée de Henri IV, la vraie politique française vis-à-vis de l'Italie; quant à l'Allemagne, qu'on se demande ce qu'elle serait devenue si elle eût reçu l'unité par l'Autriche ! Le sort de l'Espagne est là pour nous l'apprendre. Tous les coups portés par Richelieu à l'Empire ont profité à l'avenir de l'Allemagne1; c'est le grand cardinal qui a sauvé la Germanie du Nord, la patrie de Luther, et, avec elle, le vrai génie teutonique. Les ennemis du progrès et de la civilisation moderne ne s'y sont pas trompés: on sait ce que signifie, dans la bouche de Schlegel, la politique athée de Richelieu, c'est-à-dire la politique providentielle qui a vaincu le Dieu de Philippe II et de Schlegel, le Dieu des ténèbres et de la mort!

On peut résumer en quelques lignes les caractères généraux de la vie et du règne de Richelieu. Prêtre par l'esprit, sinon par les actes et les habitudes, il n'entendait pas, sans doute, le bien de la religion comme on l'entendait à Rome; mais, alliant sa foi à son patriotisme, il releva l'intelligence et la moralité du clergé français par des établissements qui réalisèrent les vœux des derniers Etats Généraux, et qui préparèrent la génération ecclésiastique dont Bossuet fut le chef. Écrivain et orateur, il fonda l'Académie française, afin de fixer et d'épurer la

1 De même, c'est la France révolutionnaire, qui, en détruisant définitivement le Saint Empire Romain, a achevé de dégager l'Allemagne du poids de cette machine bizarre qui l'étouffait depuis des siècles. On a vu si l'Allemagne en a profité ! Ce rapprochement est important.

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