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DU

MOUVEMENT INTELLECTUEL ET MORAL

DE LA FRANCE

DANS LA PHILOSOPHIE, LES SCIENCES, LA RELIGION,
LES LETTRES ET LES ARTS,

DEPUIS LA MORT DE HENRI IV JUSQU'A L'AVÉNEMENT DE LOUIS XIV
AU GOUVERNEMENT DE L'ÉTAT.

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Il convient ordinairement que tout marche de front dans l'histoire comme dans la réalité : l'historien doit rarement s'écarter de la loi du synchronisme, et séparer, dans ses tableaux, les divers aspects de la vie des nations. Il est pourtant, à de certaines époques décisives, des drames politiques si puissamment noués, si vivement menés par la main de la Providence, qu'on ne saurait détourner son regard de leur action pour le reporter sur d'autres objets, ni s'arrêter un instant au milieu de leurs péripéties haletantes qui vous emportent; on ne peut respirer qu'au dénouement.

Tel est le grand ministère dont nous avons essayé cidessus de retracer une faible et incomplète image.

Il est temps maintenant de suivre dans une autre sphère

le génie de la France, qu'on vient de voir se déployer avec tant de gloire dans les conseils et dans les combats. Le monde des idées a aussi ses batailles et ses révolutions, qui correspondent mystérieusement aux vicissitudes de la région des faits. Là, d'autres Richelieu vont apparaître, portant au front le même signe de puissance, et, comme Armand du Plessis, opposant la raison à la coutume, la volonté à la fatalité. Dans cette première moitié du dixseptième siècle, la plus forte, sinon la plus éblouissante des deux, le même esprit s'empare du monde intelligible et du monde réel; la politique, la philosophie, la poésie, les beaux-arts poursuivent le même idéal de raison et de grandeur morale: Richelieu, Descartes, Corneille et Poussin, sont frères.

Lorsque s'ouvre cette période, le chaos est dans les intelligences, chaos fécond que sillonnent mille éclairs, et au fond duquel s'agitent les germes innombrables d'une création nouvelle. Au sortir du moyen-âge, qui avait si longtemps emprisonné les forces de l'esprit humain dans les formules abstraites de la scolastique, la pensée moderne, encore éblouie et mal assurée d'elle-même, n'avait point abordé en face la nature et la vie : continuant de demander au passé la science toute faite, elle avait seulement agrandi son école, et s'était ruée vers toutes les sources du savoir antique, avec la curiosité ardente et crédule de l'enfant qui veut tout apprendre auprès de maîtres qui doivent tout savoir. Il était nécessaire que la substance de l'antiquité passât dans l'esprit nouveau avant qu'il prit la route de l'avenir; c'était là l'indispensable viatique de ce grand pèlerinage. Mais la fusion du passé dans le présent ne pouvait être l'affaire d'un jour : les éléments se justaposèrent et s'accumulèrent longtemps avant de se com

biner. Ce ne fut d'abord qu'un énorme entassement de notions réelles ou imaginaires, sans vérification, sans ordre et sans critique; les deux antiquités helléno-latine et juive, les Pères, le moyen-âge, s'entre-heurtaient à tous les étages de cette Babel. Aucun mode rationnel de procéder en métaphysique, en physique, ni dans l'histoire sacrée ou profane. L'émancipation consistait à opposer une autorité à une autre autorité, la Bible aux canons et aux décrétales, l'hellénisme à la Bible, les Alexandrins aux Pères, presque nulle part, la raison à la tradition et à l'autorité, soit pour les combattre, soit pour les interpréter. Cà et là, dès le quinzième siècle, en Italie, et, durant le seizième, chez nous et ailleurs, avaient commencé cependant à paraître de hardis novaleurs, des hommes doués du génie de l'observation ou d'une haute aptitude aux mathématiques : tels, en France, Palissi, ce précurseur infatigable de tous les modernes philosophes de la nature; Fernel et Paré, réformateurs de la médecine et de la chirurgie; Ramus, qui attaqua si opiniâtrement la logique péripatéticienne de l'école, tout à la fois au nom de la logique naturelle et de la méthode mathématique, au nom de Platon et de la Bible; Viète, enfin, qui fournit à la science un instrument d'une portée incalculable en constituant définitivement l'algèbre'. Mais ces efforts isolés, ou se perdaient dans le tumulte universel, ou enfonçaient en terre des semences qui ne fructifiaient pas sur-le-champ. De belles découvertes sans preuves scientifiques ou sans lien entre elles, de grandioses inspirations sans résultat réalisable, des tentatives de syncrétisme universel, pleines d'éclat et de séduction, mais croulant par la base, tel était l'aspect général de la connaissance humaine.

1 Voyez notre tome IX, p. 640 et suivantes.

Le temps était venu pour le génie moderne, arrivé à la virilité, d'user de sa raison après avoir tant usé de son imagination et de sa mémoire, pour ouvrir le livre de Dieu après avoir tant pâli sur les livres des hommes. L'insuffisance de la science antique éclatait de toutes parts; il ne s'agissait pas seulement de concilier les contradictions du passé, mais de trouver des vérités inconnues des anciens. La question n'était pas si claire pour les générations appelées à la résoudre, qu'elle l'est devenue pour la postérité. Les esprits flottaient et tournoyaient dans un tourbillon immense, ballottés incessamment entre le bien et le mal, entre l'erreur et la vérité. Après avoir cru à tout, successivement ou à la fois, on se prenait à douter de tout

réaction inévitable! Le scepticisme, profond en Italie du quinzième au seizième siècle, y avait été comprimé violemment par la recrudescence catholique; en France, après avoir enfanté les saturnales philosophiques de Rabelais, il aboutit à Montaigne et à l'école de douteurs érudits et moralistes qui sortit du livre des Essais. Le scepticisme de ces hommes n'était pas le doute inerte de l'indifférence, mais un doute vivace et curieux, actif et chercheur, qui revêtait des formes diverses, tantôt systématique et dogmatique chez Charron, du moins dans celui de ses ouvrages où cet héritier direct de Montaigne paraît avoir exposé franchement sa pensée (le Livre de la Sagesse)1; tantôt errant, digressif et masqué sous la fantaisie scientifique et littéraire, comme chez Naudé ou La Mothe-Levayer. Ces sceptiques prudents se maintenaient assez bien avec les puissances: Charron, un moment in

1 La première édition (Bordeaux, 1601) est la bonne; dans la deuxième (Paris, 1604), ont disparu les passages les plus caractéristiques. Un livre de scepticisme plus systématique encore est celui de Sanchez, Portugais devenu professeur de philosophie à Toulouse, de Scientia quod nihil scitur.

quiété, avait été patronisé par le ministre Jeannin, qui déclara qu'on devait permettre la vente du livre de la Sagesse comme d'un livre d'Etat, Richelieu, tout théologien qu'il fût, goûtait Montaigne et accepta la dédicace d'une édition des Essais, que lui présenta la fille adoptive du philosophe, la savante mademoiselle de Gournai; La Mothe-Levayer, malgré les hardiesses de son Oratius Tubéro, fut nommé précepteur du petit duc d'Anjou, second fils de Louis XIII; Naudé, qui était, suivant son ami Gui Patin, de la religion de Lucrèce et de Pline, fut également favorisé du pouvoir à Paris et à Rome, où il apprit l'indifférence en matière de religion, et aussi en matière de morale apparemment, comme l'atteste son triste livre des Coups d'Etat, apologie des crimes politiques plus crue et plus cynique que le Prince de Machiavel lui-même. Heureusement pour sa mémoire, il employa mieux la faveur des grands qu'il ne l'avait acquise; il valait mieux que ses paradoxes, et son indifférence ne s'étendait pas jusqu'aux progrès de la science et de l'esprit humain; son Plan d'une Bibliothèque encyclopédique publique, pensée constante de sa vie, peut être considérée comme le principe de l'organisation de notre grande Bibliothèque nationale; il en fit commencer la réalisation par le cardinal Mazarin. Il partageait l'ardeur infatigable et les tendances universelles de l'illustre Peiresc, dont l'amitié intercède pour lui auprès de la postérité'.

L'école du doute n'était pas tout entière dans le cercle de ces graves personnages : à côté des savants, il y avait les hommes d'imagination, les mondains, les poëtes. Ceuxlà se jetaient en avant avec l'audacieuse légèreté de leur

1 Voyez Bayle, art. CHARRON et LA MOTHE-LEVAYRE. M. Sainte-Beuve a publié dans la Revue des Deux Mondes, une notice très-substantielle sur Naudé,

T. XIII.

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