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nature; ils professaient le pantagruélisme dans la pratique, l'incrédulité pure dans la théorie; ils propageaient leurs maximes et leurs habitudes parmi la jeunesse de la cour et de la ville. Ce n'était plus ce paganisme élégant, sous lequel Ronsard ou Desportes abritaient les débauches des derniers Valois le troupeau d'Epicure ne se souciait plus guère de l'Olympe; on s'intitulait franchement les goinfres. Parfois, du sein des orgies, s'élevaient des chants étranges: des poésies clandestines, toutes chaudes d'une verve licencieuse et impie, se répandaient dans le public étonné. On ne connaît plus guère que de nom le Parnasse satyrique et les Quatrains du déiste; mais on cite encore quelques tirades de l'Agrippine de Cyarno, et surtout ces deux vers restés fameux :

Une heure après la mort, notre âme évanouie
Sera ce qu'elle était une heure avant la vie.

L'Eglise jeta un cri d'alarme, Dès 1615, les cahiers généraux du clergé avaient réclamé le bannissement ou le supplice des athées. Le jésuite Garasse, écrivain et prédicateur à la bouffonne et turbulente éloquence, le minime Mersenne, personnage plus imposant, et bien d'autres, dénoncèrent bruyamment les progrès de l'athéisme. Mersenne, en 1623, prétendait qu'il y avait cinquante mille athées dans Paris; il est vrai que tout ce qui n'était ni catholique, ni protestant, était athée à ses yeux.

L'orage éclata le parlement intervint. Le plus brillant et le plus hardi des beaux-esprits libertins, le poëte Théophile de Viaud, fut poursuivi comme accusé d'être le principal auteur du Parnasse satyrique: il renia et l'œuvre et les sentiments qu'on lui attribuait. Après un long procès, il échappa au bûcher que lui destinaient ses ennemis,

fut condamné au bannissement, et mourut, au bout de quelques mois, à trente-six ans, des suites de sa dure = captivité (1626)1.

Le malheur de Théophile avertit ses amis ; ils s'imposèrent un peu plus de réserve, évitèrent les grands scandales, se rapprochèrent des autres sceptiques plus sérieux, sans se confondre avec eux. Ainsi se forma une petite société incrédule, qui, revenue de l'athéisme effronté des premiers jours à un sensualisme plus délicat et moins emporté, se perpétua dans une sorte de demi-jour, comme une protestation timide contre le spiritualisme dogmatique du dix-septième siècle, et devint, plus tard, avec St.-Evremont, avec Ninon de l'Enclos, avec Chaulieu, une des sources du dix-huitième siècle.

La triste fin de Théophile avait été précédée par une catastrophe plus tragique, qui se rattachait aux mêmes causes, et qui avait dû répandre encore plus de terreur. Les incrédules ne s'en étaient pas tenus à la négation et à la raillerie : une tentative de dogmatisme avait été essayée dans leurs rangs par un homme étranger à la France, par un jeune métaphysicien italien. Malgré le régime de terreur établi par les papes en Italie, la philosophie hétérodoxe y sortait parfois encore de dessous terre. L'école néo-péripatéticienne, qui tirait de l'aristotélisme, en depit de la scolastique, des conséquences fatalistes et matérialistes, s'était transmise de Pomponace à Cremonini. Un beau génie, Cesalpini, transforma cette doctrine en un panthéisme spiritualisme, qu'une profession de foi catholique abrita vis-à-vis de Rome. Lucilio Vanini sembla d'abord suivre la trace de Cesalpini. Après une jeunesse

1 Sur Théophile, voyez le Mercure françois, t. X1, p. 1013 et suivantes ; et la Notice de M. Bazin. Dictionnaire de Chaufepié, art. MERSENNE,

errante, il vint s'établir en France, et publia, en 1615, à Lyon, son Amphitheatrum æternæ Providentiæ : un pompeux éloge des jésuites, et une déclaration emphatique d'orthodoxie, firent passer d'abord sans encombre l'apothéose d'Averrhoès et de Pomponace, auxquels Lucilio immolait Platon et les scolastiques. Son livre étincelle de beautés philosophiques et poétiques, et se termine par un des hymnes les plus splendides que la poésie religieuse ait élevés vers l’Être infini. Plus d'une contradiction, plus d'une obscurité attestent cependant déjà les incertitudes de son esprit. L'année suivante, un second ouvrage fut publié à Paris; le titre était significatif : Des secrets admirables de la Nature, reine et déesse des mortels. (De admirandis Naturæ reginæ deæque mortalium Arcanis). La censure donna son visa sans

voir de malice. Vanini, pourtant, reniait assez clairement les parties religieuses de son premier livre, et changeait sa Théodicée brillante et vague en un pur naturalisme, où l'amour physique et toutes les forces aveugles étaient divinisés, et où Dieu, conservé par grâce, devenait à peu près inutile.

Vanini s'était acquis de puissants protecteurs; il ne fut inquiété que lorsque son prosélytisme parmi la jeunesse, ses imprudences et ses déréglements ne permirent plus aux magistrats de méconnaître son but. Rien alors ne put le sauver. Traduit devant le parlement de Toulouse, il essaya en vain de revenir sur ses écrits et sur ses enseignements : il fut condamné, pour athéisme et blasphème, à être brùlé vif, après avoir eu la langue coupé!... Il marcha au supplice avec un courage farouche: les contemporains nous ont conservé les horribles détails de sa lutte avec le bourreau sur le bûcher même! Il avait à peine 33 ans (1619)'.

1 Les œuvres de Vanini ont été récemment traduites et publiées. M. Cousin a

Quelques années avant que le néo-péripatétisme vint périr à Toulouse, dans les flammes qui dévorèrent Vanini, une autre école plus glorieuse et plus pure, qui, sauf quelques affinités avec Ramus, avait peu pénétré en France, le néo-platonisme italien était aussi monté sur le bûcher à Rome, avec le martyr Giordano Bruno; mais ses cendres furent plus fécondes. Aucune secte philosophique n'a peut-être répandu dans le monde plus d'idées sublimes que ne l'ont fait ces successeurs des Plotin et des Porphyre, si grands jusque dans leurs erreurs. Si le néoplatonisme moderne s'absorba trop dans les séduisantes illusions du super-naturalisme alexandrin; si sa physique resta, au moins jusqu'à Bruno, sans base dans la réalité; si un de ses plus illustres adeptes, Campanella, tira d'une métaphysique trinitaire, profondément vraie, des conséquences sociales erronées, qu'il avait empruntées à Platon, et qu'on devait reproduire de nos jours; si, en un mot, les néo-platoniciens des quinzième et seizième siècles ne surent pas se dégager suffisamment du passé, ils n'en furent pas moins les initiateurs de l'avenir, par ce sentiment de l'infini qui vivifie leur école durant près de deux siècles, depuis Nicolas de Cusa jusqu'à Bruno, et qui prend parmi eux un caractère absolument inconnu au moyen âge. Ce n'est plus une aspiration vague, ce n'est plus un simple sentiment: c'est une pensée qui tend à

donné depuis, sur Vanini, dans la Revue des Deux Mondes, un article plein de recherches intéressantes, mais que nous ne citons que sous toutes réserves pour les opinions personnelles qu'y exprime M. Cousin. Si Vanini eût été traduit devant un tribunal ecclésiastique et non devant un parlement, il eût échappé à la mort, en cas de rétractation. - Suivant la relation manuscrite de Malenfant, greffier du parlement de Toulouse, Vanini ne visait à rien moins qu'à renverser le trône et l'autel. Malenfant accuse Vanini d'avoir propagé parmi les jeunes gens le vice contre nature. L'arrêt du parlement n'en dit rien. La peine barbare de la mutilation de la langue pour blasphême fut supprimée sous Richelieu.

:

devenir science, et qui sort de l'extase mystique pour envahir les mathématiques, la physique, la sphère de la raison abstraite et celle de la nature. On ne peut se défendre d'un frémissement religieux, quand on voit Nicolas de Cusa, au moment où le cercle de la scolastique se ferme chez nous avec Gerson, rejeter les chaînes des formules pour s'élancer d'un bond dans l'infini, et tenter d'y fonder la philosophie de l'incompréhensible. Des idées d'une portée immense attestent que c'était l'audace du génie et non du délire ainsi, cette idée de la conciliation des contraires au sein de l'absolu, qui menait au renversement de toute la vieille logique, et dont la philosophie allemande de notre temps a tenté hardiment la formule. Marsile Ficin, Pie de la Mirandole, Cardan, Telesio et tant d'autres, forment la chaîne entre Cusa et Bruno, qui reprend et développe les plus hautes pensées de ses devanciers, voit, par exemple, comme Cusa, se rejoindre dans l'absolu le double infini de l'infiniment grand et de l'infiniment petit, de l'un et du multiple, mais n'arrive pas jusqu'à reconnaitre la contradiction suprême, la double réalité de l'être individuel et de l'être absolu, et, tout ébloui de la prodigieuse vision de l'unité, abîme la personne humaine dans le Tout divin. Après avoir longtemps vécu et enseigné en France, en Allemagne, en Angleterre, il revint imprudemment à Rome, abusé, apparemment, par l'impunité, par la faveur même dont jouissait Cesalpini; mais, lui, n'était pas homme à déguiser sa foi : il fut condamné au feu par l'inquisition, et mourut, non point avec la furieuse exaltation de Vanini, mais avec la sérénité des saints et des martyrs (1600).

1 Né aux environs de Trèves, il devint cardinal, et mourut en 1460. Voyez, sur ses idées, le Manuel de Philosophie moderne, par M. Renouvier, p. 17-395,

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