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On eut beau tuer Bruno, on ne tua pas ses erreurs, qui reparurent bientôt chez un genie plus fort que le sien, chez Spinosa; on tua bien moins encore, grâce à Dieu, les immortelles vérités, la révélation nouvelle, dont il avait été un des apôtres! Il n'était pas mort seulement pour avoir confondu le créateur et la création, mais pour avoir enseigné la création sans bornes dans le temps ni dans l'espace et les mondes sans nombre, pour avoir prophétisé la ruine de l'ignorante et barbare cosmogonie qui emprisonnait l'œuvre du Tout-Puissant dans notre humble globe, et qui allait s'écrouler sous les coups de Copernic, de Galilée et de Kepler!

Les jours marqués dans les décrets éternels étaient arrivés, où la Providence allait permettre au regard de l'homme d'entrevoir les profondeurs de l'infini visible, symbole et reflet de l'infini intelligible. Tout ce que l'antiquité avait pris pour la science de la nature n'en avait guère été que l'ombre la science véritable venait de naître! Suivant une loi mystérieuse du développement de l'humanité, le sentiment aperçoit longtemps d'avance ce que l'intelligence est destinée à posséder pleinement un jour les philosophies primitives avaient aperçu par intuition des vérités qui avaient depuis échappé à l'esprit humain; ces vérités reparaissaient comme des astres longtemps perdus, et allaient entrer pour jamais dans le do maine de la science. L'Inde, autrefois, n'avait pas transporté complétement dans sa cosmogonie ce sentiment de l'infini qui remplissait sa métaphysique la Grèce avait fait un pas de plus; Leucippe et Demoerite avaient proclamé l'existence de mondes sans nombre, tandis que Pythagore et son disciple Philolaüs, s'élevant au-dessus de l'illusion des sens, montraient la terre et non la sphère

céleste tournant sur elle-même en vingt-quatre heures, et affirmaient la sphéricité de la terre. Mais cette grande vision du ciel s'était bientôt évanouie! Sans doute il était nécessaire que l'espace se voilât de nouveau pour un temps; le génie de l'Occident, trop faible encore, se serait perdu dans l'infini comme avait fait le génie de l'Inde : il avait besoin de s'attacher fortement à la terre pour ne plus s'exposer à la perdre quand il s'élancerait au delà. La science proprement dite, la science d'observation et de calcul, après quelques tentatives hardies, se renferma dans un étroit horizon: Aristote fait les cieux solides et immuables; le monde des stoïciens est fini; l'abîme du vide environne la sphère bornée de la création. L'astronome Ptolémée, étouffant la voix inspirée d'Aristarque de Samos, qui proclamait le soleil centre du système planétaire, consacre les erreurs des philosophes par un système ingénieux et complexe : les étoiles fixes sont attachées comme des flambeaux à une voûte inaltérable; les planètes se meuvent, ainsi que le soleil lui-même, autour de la terre, centre de l'univers. Lorsque l'ère de l'antiquité fait place à l'ère chrétienne, le christianisme s'approprie et exagère cette doctrine conforme à la tradition hébraïque, où le fini réagit avec tant de vigueur contre l'immensité du panthéisme oriental et où tout se rapporte au genre humain sur la terre. Le christianisme, en élargissant la sphère théologique et morale, resserre encore le monde visible: la terre n'est plus seulement le centre du monde, mais le monde tout entier, dont les astres ne sont que les luminaires; et ce monde est destiné à périr : dans ses entrailles mêmes est l'enfer, au-dessus de lui, le paradis, qui doivent se partager ses habitants, au jour de sa destruction. La terre est trop grande encore: elle n'est plus

même un globe partout habitable; la croyance aux antipodes est une hérésie!

Cependant l'esprit chrétien est enfin sorti de sa longue enfance; le grand réveil du quinzième siècle est arrivé! C'est alors que l'intelligence de la nouvelle Europe étouffe dans cette science étroite, dans cette cosmogonie enfantine! Un premier coup est porté à la théorie par la découverte de l'Amérique et par la preuve acquise de la sphéricité de la terre. Cette terre, si vaste et si vague pour le moyen âge, devient bien petite pour l'homme moderne, depuis qu'il en a fait le tour avec Colomb, Vasco et Magellan. Et cette terre elle-même, et sa nature, et les êtres qui couvrent sa surface, comme ils sont ma! étudiés et mal connus! Les solutions admises ne sont-elles pas aussi impuissantes à expliquer le corps humain et les moindres phénomènes terrestres, que les secrets des cieux? On reconnaît à la fois la supériorité scientifique des anciens sur le moyen âge, et l'extrême insuffisance des anciens euxmêmes. On interroge en vain l'autorité : il faut laisser là les réponses confuses des oracles; il faut être, penser et voir par soi-même.

L'esprit nouveau était prêt : un prodigieux souffle de vie se répandit dans toute l'Europe savante. Les physiciens et les mathématiciens furent partout saisis d'une ardeur surhumaine. Ils ne firent pas comme les moralistes: ils ne doutèrent pas; ils cherchèrent, ils trouvèrent l'observation et le calcul succédèrent, dans les sciences naturelles, à l'imagination et à la tradition, et, de jour en jour, on leva plus haut le voile qui cachait la nature. Dès le quinzième siècle, Nicolas de Cusa avait retrouvé, au fond de l'antiquité, la doctrine de Pythagore sur le système du monde : bientôt le Polonais Copernic, partant de la grande idée que

la nature agit toujours par les voies les plus simples, et voyant le système compliqué de Ptolémée inconciliable avec cette idée, systématise la doctrine ressuscitée par Cusa et celle d'Aristarque de Samos, et donne la théorie du mouvement diurne de la terre sur son axe et du mouvement annuel de la terre autour du soleil, en y rapportant toutes les observations astronomiques connues.

L'étrange nouveauté n'est d'abord accueillie que par quelques disciples les sens se révoltent contre les révélations de l'intelligence; notre Etienne Pasquier (liv. xx, lett. 5) appelle Copernic « un grand homme faiseur de paradoxes qui lui ont mal réussi; » mais, dans les dernières années du seizième siècle, le mouvement déborde de toutes parts et se résume dans deux de ces puissants génies qui décident le succès des révolutions: l'Allemagne enfante Kepler, l'Italie, Galilée. C'est la cité sainte de l'art, l'Athènes moderne, la glorieuse Florence, qui donne encore au monde un des deux géants de la science: avant de s'éteindre, ce flambeau de la chrétienté jette ainsi une dernière et immense splendeur; l'incomparable série des génies florentins, cette chaîne d'or qui compte pour anneaux Dante, Pétrarque, Giotto, Masaccio, Léonard de Vinci, Michel Ange, vient finir à Galilée!

Galilée et Kepler commencent tous deux à étudier le ciel d'après Copernic, les phénomènes de la terre d'après eux-mêmes, d'après eux seuls alors une même pensée les saisit; il n'est pas d'autres lois pour le ciel que pour la terre; la terre fait partie du ciel; il n'est qu'une physique, il n'est qu'une nature. « C'est dans le ciel, » dit Kepler, « que nous nous mouvons et que nous sommes, nous et tous les corps de ce monde. » Il n'est donc point de ciel immuable et inaltérable au-dessus du ciel mobile

des planètes le ciel mystique du moyen âge, les cieux solides d'Aristote, s'écroulent du même coup! Mais les bases manquent à cette physique que l'on appelle à de si hautes destinées : elle a été jusqu'ici presque uniquement conjecturale, les anciens n'ayant pas su appliquer efficacement les mathématiques à l'ordonnance de la nature; Galilée donne à la physique deux bases indestructibles, le poids et la mesure; l'observation de la chute des corps graves lui révèle les lois de la pesanteur, et il détermine la mesure de la chaleur par le thermomètre1, la mesure de la durée par les temps égaux des oscillations du pendule (1589-1597). L'esprit géométrique entre avec lui en conquérant dans la philosophie de la nature pour en débrouiller le chaos. La dynamique, la statique, l'hydrostatique, la mécanique, marchent aussitôt à pas de géant. Pendant ce temps, l'optique, la science de la première de nos facultés organiques, se déploie avec Kepler, qui établit la vraie structure de l'œil humain et la vraie connaissance de ses fonctions (1604).

Sur ces entrefaites, une nouvelle étoile apparaît dans le ciel, comme si Dieu lui-même portait témoignage en faveur de ceux qu'il a envoyés annoncer la vérité aux hommes. La voici, la preuve que les cieux se meuvent et changent; que des mondes y peuvent naître et mourir! C'est le signal des grandes victoires. L'année 1609 s'ouvre, année qui sera fameuse, à jamais, dans les fastes de l'humanité. Les deux héros de la science luttent de prodiges; l'Astronomie nouvelle de Kepler enseigne le vrai cours des planètes elliptique et non circulaire, et leur vitesse croissante ou

1 L'invention du thermomètre est débattue en Gallilée et Bacon, qui présenta au comte d'Essex un thermomètre de sa façon en 1596. Peut-être la découverte n'appartient-elle ni à l'un ni à l'autre,

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