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Crime inutile! impuissante victoire! La science, comprimée en Italie, envahit l'Europe. La France, ou Galilée avait excité une profonde admiration et une tendre pitié1, était préparée à tous les progrès, et par le doute fécond de l'école de Montaigne, et par l'impulsion d'un esprit vraiment encyclopédique, de Peiresc, homme admirable d'intelligence et sublime de désintéressement, qui, dans une condition privée, fit plus pour la science que les plus grands rois, provoquant, indiquant, avec sa haute sagacité, aidant, avec son or, avec son travail, toutes les expériences, toutes les découvertes, et ne revendiquant pas même sa part de gloire dans l'oeuvre commune. Les corps consacrés au maintien des traditions furent entamés par la science nouvelle. Quelques années à peine après la condamnation de Galilée, les plus fortes têtes de la Sorbonne, les de Launoi, les Antoine Arnaud, professent à peu près ouvertement la doctrine proscrite. Les pays protestants, de leur côté, en dépit de leurs habitudes d'attachement judaïque à la lettre de l'Ecriture, ne condamnent pas leur Kepler. La physique nouvelle, appuyée sur les mathématiques, s'étend partout victorieusement, malgré la résistance de l'enseignement officiel.

Que manque-t-il donc encore au génie de l'homme, introduit par la métaphysique et par la physique dans les deux infinis visible et intelligible? Le doute est-il vaincu?

dans la Revue des Deux-Mondes; et, sur l'Academie del Cimento, un article de M. Charles Martins, Revue Indépendante du 10 novembre 1843.

1 Plusieurs de ses derniers ouvrages furent publiés en France de son vivant, par les soins du père Mersenne et du comte de Noailles on feignit de les avoir dérobés à l'auteur, pour lui éviter de nouvelles persécutions.

2 Mort en 1637. On lui doit l'introduction en France des jasmins d'Inde et d'Amémérique, des lilas de Perse et d'Arabie, du laurier-rose, du néflier, etc., ainsi que du chat angora.

T. XIII.

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Un dogmatisme nouveau a-t-il ordonné les éléments épars dans le chaos du seizième siècle?-Non! Pour les esprits qui ne se soumettent pas sans examen à l'autorité indécise elle-même sur bien des points, la morale flotte toujours, perdue dans les apparentes contradictions de l'histoire du genre humain, dont la loi n'est pas encore trouvée. La philosophie de la physique, malgré tant de prodiges, n'est pas constituée méthodiquement. De grands physiciens ont observé avec le coup d'œil du génie; Galilée surtout a eu en lui la méthode de sa pratique, mais il ne l'a point démontrée; il en a seulement livré les résultats au monde. Et, d'ailleurs, la science de la nature peut-elle être consti

tuée, quand la science de l'homme ne l'est pas et que les

principes ne sont pas fixés? La métaphysique, qui devrait donner ces principes, est bien moins avancée encore que la physique, en tant que science; elle n'a guère procédé jusqu'ici, en dehors de la tradition, que par intuitions, par élans poétiques, par à priori non justifiés, et a tenté, mais non réalisé, son alliance avec les procédés sévères des mathématiques. Reste donc à chercher la philosophie première, cette science des sciences, qui est le principe et la source commune de toutes les connaissances humaines; reste à chercher la méthode suprême qui doit apprendre à l'homme à se connaître lui-même pour connaître tout le reste, autant que Dieu l'en a rendu capable!

Ce fut cette pensée, encore obscure et incomplétement dégagée, mais déjà pleine d'inspirations puissantes, qui suggéra, sur ces entrefaites, à un homme d'un génie vaste et ardent, une entreprise d'une étonnante grandeur. François Bacon, lord-chancelier d'Angleterre, personnage qui partagea sa vie entre l'étude des sciences et une carrière politique plus agitée que glorieuse, essaya de donner au

monde premièrement, la classification générale des connaissances humaines, avec le tableau de leur situation présente, des progrès qu'elles avaient faits, des progrès qui leur restaient à faire; secondement, un nouvel instrument intellectuel (novum organum), une nouvelle méthode destinée à poursuivre la conquête des progrès futurs et à diriger la recherche de la vérité dans les sciences.

Cette nouvelle tentative de fondation de l'Encyclopédie universelle devait échouer au lieu d'établir dans l'esprit, dans le moi, le point de départ de la connaissance, Bacon va directement au monde extérieur, c'est-à-dire aux objets de la connaissance, sans avoir défini le sujet qui connaît, et, ainsi, faute d'assurer sa base, il se perd, dès le début, dans l'empirisme et le sensualisme. L'homme, suivant lui, a deux principes de certitude, la sensation et la foi, non la foi dans son acception générale et métaphysique, non la foi nécessaire aux vérités évidentes et indémontrables, ou même aux vérités indubitables sans être évidentes, mais la foi spéciale à la révélation positive. Il abandonne à l'Eglise, à la tradition, comme chose supérieure à la science, le domaine de la foi, comprenant le monde intelligible tout entier, et n'accorde à la science, pour domaine, que le monde des phénomènes sensibles. Cet abandon de la sphère spirituelle amène nécessairement une classification arbitraire et matérialiste, où les diverses branches de la science ne sont caractérisées que par leur aspect extérieur. La division de la science en histoire, poésie et philosophie, correspondant aux trois facultés primitives, qui sont, pour lui, la mémoire, l'imagination et la raison, ne soutient pas un examen sérieux. La poésie n'est pour Bacon que la faculté de reproduire les images des choses sensibles et d'imiter l'histoire; l'idéal et le sens du beau lui manquent

à tel point, qu'il sépare les beaux-arts de la poésie pour les rejeter, sous le nom de voluptuaire, parmi les sciences relatives au corps humain, entre la cosmétique et l'athlétique. Ceci est bien d'un fils de l'Angleterre, nation, entre toutes les nations modernes, la plus étrangère à l'esthétique! Bacon, conséquent à son principe sensualiste, ne méconnaît pas pas moins la grandeur des sciences abstraites que celles des beaux-arts; abaissant le général devant le particulier, l'idée devant le fait, il traite la logique et les mathématiques « en servantes de la physique. » Ainsi, pour lui, le réel est supérieur à l'idéal; mais ce réel, auquel il rapporte tout, est-il bien sûr de sa réalité? La sensation prouve-t-elle la réalité de l'objet qui paraît agir sur nos sens? Bacon n'ose répondre affirmativement. Dès lors, que devient la base du système?

La méthode de Bacon, sortie de la même conception, ne pouvait être l'universelle et fondamentale méthode; elle possède néanmoins une vérité relative, qui suffit à lui donner une haute importance. Convaincu que la logique d'Aristote est inutile pour l'invention des sciences et impuissante à créer ou même à atteindre les principes, Bacon oppose, à la vieille méthode du syllogisme, par laquelle on déduisait à priori, de principes vagues ou mème arbitraires, des conséquences scientifiques dénuées, par conséquent, de valeur, une nouvelle logique scientifique remontant à posteriori, par l'expérience et l'analyse, à l'induction qui conduit aux lois générales; c'est-à-dire qu'il réduit en théorie ce que pratiquaient Galilée, Kepler, et, plus près de lui, Gilbert et Harvey. De cette haute pensée, que la nature procède par des lois uniformes, il conclut que, d'une expérience faite dans des conditions suffisamment générales, on peut légitimement déduire la loi. Ses procédés

d'analyse et d'expérience ne laissent rien à désirer. Ses préceptes valent mieux que son point de départ; c'est par une heureuse inconséquence qu'il admet un peu vaguement les hypothèses, auxquelles l'induction ne saurait conduire immédiatement, et sans lesquelles il n'y aurait pas de science: il y a un abyme entre la sensation et les hypothèses. En somme, si Bacon ne donne pas la méthode générale, il donne la méthode spéciale de l'étude des phénomènes, et, à ce titre, il mérite d'avoir sa statue sous le péristyle du temple de la nature. On peut dire qu'il est le héraut et le porte-étendard de cette croisade contre les mystères de la nature, qui compte pour principaux champions Copernic, Galilée et Kepler. Cependant, plus zélé que clairvoyant, il méconnaît les siens dans la poussière du combat. On sait qu'il soutint, contre les coperniciens, le système bâ– tard de Tycho-Brahé, et nia les découvertes de Galilée.

Ce n'est point, à vrai dire, par ses doctrines philosophiques, car elles sont incomplètes et fausses; ce n'est point par ses découvertes scientifiques, car il en fit peu et méconnut celles des autres ; ce n'est pas même principalement par sa méthode, bien qu'elle lui soit un titre de gloire fort légitime, que Bacon est resté grand devant la postérité; c'est par ses larges et généreuses tendances, c'est par cet enthousiasme du progrès et de la perfectibilité qui respire dans toute son œuvre. Ses sentiments débordent de toutes parts ses formules; il a laissé des maximes immortelles. «-L'âge d'or est devant nous, non derrière. - C'est nous qui sommes les véritables anciens; ce qu'on appelle l'antiquité du monde n'était que son enfance. - Un peu de philosophie éloigne de Dieu beaucoup de philosophie y ramène. » Chez lui, le matérialisme est dans la forme : l'esprit religieux est au fond. Ses défauts mêmes, les dé

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