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fauts de sa race et de son pays, se rattachent en lui à d'éminentes qualités; il résume tout ce qu'il y a de vigueur pratique dans l'esprit anglais; s'il s'absorbe trop dans les phénomènes extérieurs, c'est afin d'apprendre à l'homme à dominer ces phénomènes, et à devenir, par la science, le roi de la nature et des éléments. C'est vraiment le génie de l'Occident, le génie moderne, qui parle par sa bouche, quand il affirme, contre la plupart des anciens philosophes, disciples de l'Orient, et contre les théologiens du moyen âge, que le souverain bien n'est pas dans la contemplation, mais dans l'action; qu'il est dans le bien commun, non dans le bien individuel. Moment solennel, que celui où le sentiment social, l'esprit de l'humanité, entre dans la philosophie et en bannit l'ascétisme!

Bacon ne se dissimulait pas entièrement l'imperfection de son œuvre, ni la faiblesse de sa base. Dans un de ces élans magnanimes, qui rachètent toutes ses erreurs, il fait appel à qui trouvera cette philosophie première, « trone commun de l'arbre dont toutes les sciences sont les rameaux, » cette science mère, qu'il n'a pas trouvée, et qu'il place en tête de ses Desiderata, imposant catalogue de ce qui reste à faire au génie de l'homme'.

L'appel sera entendu. Déjà grandit en silence celui qui doit y répondre.

En 1612, un jeune homme d'une noble famille de Touraine, appelé René Descartes, venait de terminer ses

1 Bacon, né en 1561, mourut en 1626. Ses œuvres ont été traduites et publiées en deux volumes par M. Franç. Riaux, Paris, 1843. Voyez, sur Bacon, l'Encyclopédie Nouvelle, art. BACON, par M. Pierre Leroux: art. ENCYCLOPEDIE, par M. J. Rayaaud; → Manuel de Philosophie moderne, par M. Renouvier, p. 36–435. Hallam, Hist. de la Littérature de l'Europe, t. Itl, chap 3, sect. 2.

2 Descartes n'était point du tout de race bretonne, comme on l'a souvent répété. Il était né le 31 mars 1596, à la Haie en Touraine, d'un péré tourangeau et d'une

études au collége des jésuites de La Flèche. Cet adolescent pâle et frèle, qu'une native irritation de poitrine semblait menacer de ne pas atteindre l'âge d'homme, avait, à seize ans, épuisé, non pas seulement la science qu'enseignaient ses maîtres, mais la science générale de son temps; et, en considérant les contradictions, les doutes, les erreurs des opinions humaines, les oppositions des sectes sur les fondements même de la connaissance, l'incertitude des principes de la philosophie, et, par conséquent, de toutes les autres sciences qui reposent sur cette science première, il avait conclu que la science n'existait pas.

Après une telle découverte, une âme qui n'aurait eu que la grandeur ordinaire des grandes âmes se serait abîmée dans le scepticisme. L'enfant comprit, lui, que, si la science n'existait pas, la vérité existait; que, si la science n'était pas faite, la science était à faire.

Il ne reprit point la trace des néo-platoniciens d'Italie : il sentit qu'il y avait quelque chose de plus héroïque à entreprendre qu'un nouvel essai de conciliation entre les opinions du passé. Pour concilier le passé, il fallait posséder un principe qui dominât le passé et qui en pût résoudre les contradictions dans l'unité. Ce principe, on ne l'avait pas. Il fallait donc que l'esprit de l'homme écartât pour un moment toutes ses notions acquises, et, gardant seulement de ses travaux antérieurs la virtualité qu'ils avaient développée en lui, s'interrogeât, non plus dans ses manifestations passées, mais dans sa puissance présente et dans les profondeurs de son immuable essence, afin d'en faire jaillir une nouvelle lumière, plus éclatante que toutes celles qui avaient jusqu'alors éclairé la raison humaine.

mère poitevine. L'origine de cette erreur provient de ce que son père avait acheté une charge de conseiller au parlement de Rennes. Voyez la Vie de M. Descartes, par Adrien Bailet, 1, 1o,

Voilà ce qu'entrevit, vaguement d'abord et par degrés, l'écolier de La Flèche. A seize ans, il quitta les livres des hommes pour chercher la science dans le grand livre du monde, dans l'étude directe des hommes et de la vie. Il passa sept années à visiter Paris et la province, la France et l'étranger, les cours et les armées, observant les hommes dans toutes les conditions, dans toutes les circonstances. Mais, là encore, le doute se dressa devant lui. Il retrouva, dans les mœurs et les idées des nations, les mêmes contradictions que dans les livres. Ces contradictions mêmes servirent à le délivrer de beaucoup des préjugés de « la fausse éducation qui altère la raison naturelle; » mais ce n'était là qu'un progrès négatif. Ses yeux ne rencontraient qu'ombres flottantes, que vacillantes lueurs. Des anxiétés sans nom remplissaient son âme.

Il se voit ainsi amené à chercher la sagesse et la vérité en lui-même, en lui seul.

Est-ce done l'énivrement de sa raison personnelle qui l'emporte? Est-ce qu'il se déifie par orgueil..... ou par désespoir ?- Non!-C'est que la raison ou le bon sens, c'est-à-dire, « la puissance de bien juger et distinguer le vrai d'avec le faux, qui seule nous rend hommes et nous distingue des bêtes, est naturellement égale en tous les hommes, et tout entière en un chacun. La diversité de nos opinions ne vient pas de ce que les uns sont plus raisonnables que les autres, mais seulement de ce que nous conduisons nos pensées par diverses voies, » c'est-à-dire, de ce que la plupart de nous ne veulent point s'appliquer suffisamment à la recherche de la voie qui conduit au vrai'.

1 Descartes s'appuie sur « l'opinion commune des philosophes qui disent qu'il n'y a du plus et du moins qu'entre les accidents, et non point entre les formes ou natures (ou essences) des individus d'une même espèce, » Discours de la Méthode, pre

Le philosophe a donc le droit de chercher dans sa raison, qui est, en essence, la raison de tous; mais qu'y va-t-il trouver, et comment cherchera-t-il ?

que

Prendra-t-il pour instrument de sa recherche la logide l'école ? Comme Bacon, il la juge plus propre, en général, à enseigner aux autres ce qu'on sait, qu'à apprendre ce qu'on ne sait pas '. Une autre science a mérité, à ses yeux, d'être exemptée de la proscription commune. Les mathématiques seules, entre toutes les connaissances humaines, sont arrivées à démontrer quelques vérités, à trouver << quelques raisons certaines et évidentes; » mais l'analyse géométrique et l'algèbre, les deux branches des mathématiques capables de servir à son dessein, sont bien imparfaites, enchaînées qu'elles sont, la première, aux figures, aux images des choses sensibles, la seconde, à des règles et à des chiffres qui en font « un art confus et obscur. » Il s'applique donc à découvrir une méthode qui réunisse les avantages de la logique, de l'analyse et de l'algèbre, sans leurs défauts. Il dégage la logique de tout ce qu'elle contient d'inutile ou de nuisible, et la réduit à quatre préceptes.

1° Ne recevoir aucune chose pour vraie qui ne soit évidemment et indubitablement teile.

2o Diviser les difficultés qu'on examine en autant de

mière partie. - Est-il besoin d'insister sur l'importance de cette idée de la raison identique en tous, d'après laquelle on peut établir à la fois comment un seul homme arrive à découvrir la vérité qui échappait à tous, et comment tous sont compétents pour reconnaître le vrai découvert par un seul, et pour en consacrer la découverte par leur adhésion? Le fond de la pensée de Descartes, c'est que la raison est impersonnelle et passive, et constitue le genre humain, tandis que la volonté est personnelle et active, et constitue l'individualité humaine.

Règles pour la direction de l'esprit, ap.

Discours de la Méthode, 2o partie.
Euvres de Descartes, éd. Cousin, 1. XI, p. 255.

parcelles qu'il sera possible et nécessaire pour les mieux résoudre.

3° Conduire par ordre ses pensées des objets les plus simples aux plus composés, en supposant même de l'ordre entre ceux qui ne se précèdent point naturellement les uns les autres.

4o Faire des dénombrements si entiers, qu'on soit assuré de ne rien omettre1.

Ainsi, au moment où François Bacon va mettre au jour son Novum Organum, résumé des travaux de toute sa vie, un jeune homme de vingt-trois ans a dépassé, dès ses premiers pas, le terme de la carrière du grand philosophe anglais, en réunissant, dans une méthode supérieure et universelle, l'analyse expérimentale de Bacon et la synthèse des géomètres anciens, en donnant aux hypothèses leur vraie fonction, et en assignant l'évidence pour point de départ et pour criterium à toute science2!

Maitre de la méthode, ayant substitué au syllogisme qui ne prouve que ce qu'on sait d'avance, et qu'il renvoie à la rhétorique, le sévère enchaînement de la déduction géométrique 3, il passe de la logique aux mathématiques, cherche la loi qui en relie ensemble les diverses branches, et reconnaît que les mathématiques, réduites à leur commune expression, sont la science des rapports; en considérant les rapports dans les nombres, qui les représentent

1 Le second et le quatrième précepte peuvent se réduire en un seul diviser et dénombrer sont corrélatifs. Descartes explique le troisième en disant que chaque vérité trouvée est une règle qui sert à en trouver d'autres.

2 Le Novum Organum de Bacon parut en 1620; Descartes avait trouvé sa méthode

le 10 novembre 1619. Voyez Abrégé de la Vie de M. Descartes, par A. Baillet, p. 45.

- Il y a d'importantes réserves à faire sur l'universalité attribuée par Descartes à l'évidence rationnelle. On y reviendra plus loin.

3 A Ramus appartient l'honneur d'avoir indiqué cette réforme. Voyez P. Rami, Schole in Aristol. libros, etc., præfatio,

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