Images de page
PDF
ePub

publier les démonstrations, que les efforts réunis des plus puissants géomètres n'ont pas encore complétement retrouvées après deux siècles; il alla si avant dans l'arithmétique philosophique, qu'on ne l'a point encore dépassé, et créa, ou du moins ébaucha la méthode du calcul infinitésimal, en s'avançant hardiment dans cette voie de l'infini mathématique que la géométrie des indivisibles avait ouverte avec Kepler, Roberval et Cavalieri, à la suite des anciens. Descartes s'en tenait à l'indéfini, quoiqu'il eût fait un pas immense en appliquant les symboles algébriques à la quantité continue. Son amour des idées claires et distinctes, et la mission qu'il s'était imposée de déterminer tout ce qui est déterminable, ne lui permettaient pas de s'engager volontiers dans les mystères dont il ne pouvait acquérir une connaissance adéquate; mais aussi avec quelle puissance il tient ce qu'il tient! On arracherait plutôt à Hercule sa massue!

Fermat, au contraire, dans ses intuitions audacieuses, présentait les premières notions du calcul infinitésimal sous une forme obscure et incomplète, si bien que son rival pût méconnaître sa grande création, qui ne fut définitivement constituée et acquise à la science que par Leibnitz et Newton".

Dans ces luttes intellectuelles qui suffisaient à l'activité de savants du premier ordre, Descartes n'engageait

1 D'Alembert et Lagrange regardaient cette seule découverte de Descartes comme supérieure à toute l'œuvre scientifique de Newton. Dutens; Origine des découvertes attribuées aux modernes, t. II, p. 470; Paris, 1812.

2 Pierre de Fermat, conseiller au parlement de Toulouse, né en 1595, mourut en 1665 Sa négligence a privé la postérité d'une grande partie de ses travaux. Quelques-uns de ses manuscrits ont été retrouvés par M. Libri, qui a promis de les publier. Voyez, dans l'Encyclopédie nouvelle, l'art. FERMAT, par M. Renouvier. Les œuvres de Fermat doivent être réunies et réimprimées prochainement aux frais de l'État.

que la moindre partie de sa pensée : ce n'était pour lui qu'une sorte de délassement gymnastique entre ses vrais travaux; il poursuivait un problème bien autrement vaste que tous ceux des géomètres ! Il avait enfin trouvé, comme il le dit, le roc vif sur lequel devait être posé le fondement inébranlable de la connaissance humaine!

Tout étant préparé, il avait abordé de front la recherche de la vérité, rejetant successivement de son esprit tout ce qui souffrait le moindre doute, afin de voir si quelque chose subsisterait d'entièrement indubitable. Nos sens nous trompent quelquefois; il rejette le témoignage des sens on fait des paralogismes en géométrie; il rejette les démonstrations rationnelles : les pensées que nous avons, étant éveillés, nous peuvent aussi venir dans notre sommeil, sans correspondre à rien de réel; il rejette tout ce qui lui est jamais entré en l'esprit, comme pouvant n'être qu'illusion et songe. L'esprit humain, ainsi dépouillé de tout rapport, de tout précédent, de toute contingence, reste nu dans la nuit et le silence, pareil au Brahm des mythes indiens, quand il a résorbé en lui tous les mondes et qu'il demeure en face de lui-même dans la solitude de son vide infini.

Mais de ce vide renaît l'univers. Tout s'est évanoui autour de l'esprit et dans l'esprit; mais l'esprit lui-même subsiste. Si je pense que tout est faux, que rien n'existe, moi qui le pense, je suis pourtant quelque chose.

JE PENSE, DONC JE SUIS.

« Le voilà trouvé, s'écrie-t-il, « ce premier principe de la philosophie que je cherchais ! »

Oui, la voilà posée cette forte assise sur laquelle bâtiront toutes les générations de l'avenir! Les vents du doute pour

T. XIII.

26

ront battre contre elle pendant les siècles des siècles : ils ne l'ébranleront pas !

Il poursuit.

Je suis, que suis-je?.... Je puis me séparer, par abstraction, de la notion de corps et de celle de lieu, mais non pas de la notion d'être ni de celle de pensée, car si je ne pense pas, rien ne me prouve que je sois. Je suis done quelque chose, dont toute l'essence ou nature n'est que de penser', et qui, pour être, n'a besoin d'aucun lieu ni d'aucune chose matérielle. Le moi, c'est-à-dire l'âme par laquelle je suis ce que je suis, est donc distincte du corps et même plus aisée à connaître que lui.

Je pense, donc je suis! Cette première vérité trouvée, qui m'en garantit la certitude? Rien que la conception claire et distincte que j'en ai. La conception claire et distincte, l'EVIDENCE, est donc le criterium des vérités fondamentales, le principe de la certitude. Les vérités premières ne se démontrent pas (ainsi qu'Aristote l'a déjà reconnu); on les conçoit, on les voit, on ne les définit point; pour les démontrer, il faudrait partir de principes qui leur fussent supérieurs; il faudrait qu'elles-mêmes ne fussent pas des principes.

Quelles sont les autres vérités premières qui se présentent à l'esprit, après qu'il s'est ainsi reconnu par

1 Il ne faut point entendre par là que la pensée soit nécessairement le seul altribut de notre substance, mais que c'est l'attribut nécessaire et caractéristique par lequel nous connaissons le reste. L'expression de Descartes peut paraître trop absolue ; mais on doit remarquer que, dans la pensée posée de la sorte, il enveloppe le sentiment et la sensation; on peut dire : J'aime, donc je suis; on peut même dire: Je sens, donc je suis; mais, pour cela, il faut penser que l'on aime ou que l'on sent. Les autres facultés essentielles de l'homme, au point de vue logique où se place Descartes, peuvent done légitimement se ramener à la pensée.

l'identification de l'être et de la pensée? Quelles sont les formes essentielles de la pensées, les idées générales, absolues, irréductibles, les seules choses immédiatement présentes à l'esprit? Ce sont : 1° l'idée même de la pensée ou de l'être pensant, ayant pour corrélation nécessaire l'idée d'unité et d'indivisibilité1; 2° l'idée de l'étendue ou de l'être étendu, avec ses trois dimensions, largeur, longueur et profondeur, conçue, au contraire de la pensée, comme essentiellement et indéfiniment divisible, source commune de toutes les idées de nombre, de figure, de grandeur, etc., source de l'idée de corps, comme la pensée est la source de l'idée d'esprit; 3o l'idée de l'infini, c'est-à-dire de l'être qui ne peut être contenu dans aucunes limites; idée plus réelle et plus primitive que celle du fini, qui n'en est que la négation: première et obscure révélation de Dieu; 4° l'idée de la substance, c'est-à-dire de l'être qui est par soi, de ce qui se conçoit distinct de toute autre chose, de ce qui subsiste (sub stat) après qu'on a écarté tous les phénomènes. Nous concevons deux substances, la substance pensante et la substance étendue, l'esprit et la matière : ce sont là les deux universaux réels, les deux genres essentiels. A l'idée de la substance ou de l'être en soi se rattachent les idées d'attributs et de modes, les universaux logiques des scolastiques, qui n'existent pas substantiellement comme le prétendaient les réalistes, qui ne sont pas seulement des mots,

1 Il est impossible, en effet, de concevoir des parties dans l'esprit; ses facultés ne sont pas des parties, mais des modes, comme le dit Descartes. L'indivisibilité entraîne logiquement l'immortalité, la mort ne peuvant être conçue que comme la séparation des parties.

1 L'idée de l'infini n'est pas séparable de l'idée de l'absolu, c'est-à-dire de ce qui n'est lié par aucune contingence, par aucune nécessité extérieure à soi, de ce qui est souverainement libre.

des définitions arbitraires, comme le voulaient les nominaux, mais qui existent subjectivement et idéalement dans notre esprit, comme l'avaient établi Abailard et les conceptualistes.

1

Parmi les idées de modes ou de qualité, telles que la durée et le temps, l'espace et le lieu, le nombre, l'ordre, etc., il en est une supérieure et collective, qui embrasse en quelque sorte toutes les autres, et qui se relie étroitement à l'idée de l'infini : c'est l'idée de la perfection, qui n'est point distincte de l'idée de l'être parfait; car, chez Descartes, les attributs et les modes ne sont point abstractivement séparés de la substance, comme chez les scolastiques, et l'identification des lois de l'être et des lois de la pensée, que doit systématiser un jour la philosophie allemande, est déjà tout entière dans le : Je pense, donc je suis.

Le Moi, jusqu'ici, n'est pas sorti de lui-même : c'est en lui qu'il a produit toute cette création idéale. Il ignore jusqu'à présent si quelque chose existe hors de lui, et s'il dépend de quelque chose. L'idée de perfection va le lui apprendre, et l'aider à franchir l'abîme qui le sépare de ce qui est hors de lui.

J'ai l'idée de la perfection; mais je ne suis point parfait, car je doute, et connaître est chose plus parfaite que douter; je désire, et posséder est plus parfait que désirer. D'où me vient cette idée? - Du néant? - C'est impossible; qu'est-ce que le néant, sinon le faux, l'erreur, le défaut, ce qui manque, ce qui n'est pas ? L'idée de perfection, impliquant l'idée de ce qui est par excellence, du positif absolu, ne peut venir du négatif.-Me vient-elle de moi?

1 Nout n'avons point à discuter ici si l'espace n'est réellement qu'un simple mode

« PrécédentContinuer »