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liberté tend, par son essence, à la plénitude de l'être, au vrai et au bien, au bien par le vrai. Nous sommes d'autant plus libres que nous sommes moins indifférents, c'est-à-dire que nous sommes plus complétement arrachés à la fatalité de l'ignorance par une vue plus claire de l'idéal. Qui connaît le vrai, fait nécessairement le bien'. Mais il dépend de nous de vouloir ou de ne pas vouloir connaître le vrai. Le libre arbitre est donc dans l'attention volontaire par laquelle nous cherchons le vrai. Le péché n'est qu'une erreur; mais l'erreur n'est pas entièrement involontaire.

Si l'être qui tend à l'idéal devient libre, l'idéal, c'està-dire Dieu, est la liberté même! Mais qu'est-ce que la liberté en Dieu? C'est la volonté absolument indéterminée, c'est l'indifférence. L'indifférence, qui est le plus bas degré de la liberté dans l'homme!-On s'est récrié les plus grands esprits ont vu une contradiction énorme dans cette pensée non développée, qui montre Dieu créant arbitrairement les idées du vrai et du bien. Quelques passages de Descartes sembleraient indiquer en effet qu'il n'avait point arrêté sa pensée dans les limites qu'elle comporte on pourrait s'imaginer qu'il applique au Dieu manifesté et créateur ce qui n'appartient qu'au Dieu abstrait et absolu. Son idée, pour n'être pas entièrement dégagée, n'en paraît pas moins d'une hauteur inouïe quand on la sait comprendre. Si l'on remonte jusqu'au Dieupuissance, jusqu'à l'être en soi, considéré en tant que force ou spontanéité absolue, avant qu'il se soit manifesté à lui-même, par conséquent avant que le vrai et le bien, latents en lui, se soient formulés en lui, n'apparaîtra-t-il point à l'état de liberté parfaite et de suprême indifférence,

1 C'est la doctrine de Socrate. La vertu, dit Socrate, est identique à la Science de la vertu qui connaît le vrai bien, accomplit le vrai bien.

et n'est-ce pas là le sens du nom de l'Absolu (Celui que rien ne lie)? Mais cette liberté parfaite est la liberté inconsciente dès qu'elle a la conscience, et, par la conscience, l'amour, elle est déterminée; plus d'indifférence. Or, comment a-t-elle conscience et amour, si ce n'est parce qu'elle veut se connaitre et s'aimer? Donc Dieu engendre, sinon crée en lui volontairement le vrai et le bien. Dieupuissance est une force ou une volonté que rien ne détermine Dieu-intelligence est déterminé par sa sagesse: Dieu-amour, par sa bonté; Dieu-créateur, par les archétypes qui sont en lui et qu'il réalise dans le monde.

On voit comment s'explique la contradiction. La liberté indifférente est positive dans l'être absolu, qui n'en peut tirer que le vrai et le bien, elle est negative dans l'être particulier, dans l'homme, qui n'existe que par la participation de Dieu, et pour qui l'indifférence n'est que la possibilité de s'éloigner de Dieu et de diminuer ainsi son être et sa force, identique à sa liberté : l'homme, au contraire de Dieu, est donc d'autant plus libre qu'il est moins indifférent1.

Après avoir proclamé le libre arbitre, Descartes met le souverain bien à la fois dans la liberté, la connaissance et la vertu « le contentement résulte de la volonté constante de faire ce qu'on juge être le mieux. » Cette définition, concordante avec celle de Bacon, mais bien plus haute et

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1 Nous devons à M. Renouvier cette profonde explication de la pensée de Descartes. Une telle interprétation suffirait à la renomée d'un philosophe. Voyez Encyclopédie Nouvelle, art. FATALITÉ et FORCE, deux des morceaux métaphysiques les plus remarquables de notre temps. L'interdiclion de la recherche des causes finales, chez Descartes, ne provient pas d'une application erronée de l'indifférence en Dieu, mais plutôt d'une réaction radicale contre la physique supertitieuse du moyen âge.

plus complète, fonde le bonheur sur le meilleur emploi des facultés essentielles de l'homme, et, par conséquent, sur la vie active. La sanctification de l'activité conduit logiquement à absoudre les passions, au moins dans leur essence, et à enseigner qu'on doit les discipliner, non les détruire: << les passions sont la source de tout bien comme de tout mal; » c'est Dieu qui les a mises en nous, et tout ce que Dieu a fait est bien.

Il résulte implicitement des principes de Descartes, et notamment de son explication des erreurs humaines, que, dans son opinion, notre nature est telle que l'a faite le Créateur, et que les facultés de l'homme n'ont point été altérées par la chute originelle, ce qui lui a valu l'accusation de pélagianisme.

Il n'est peut-être pas très-conséquent, après avoir consacré l'activité et légitimé les passions, d'enseigner à l'homme le détachement de tout ce qui est hors de lui, afin d'éviter les chagrins de la vie : l'homme doit accepter les liens des affections humaines, au risque des déchirements que cause leur rupture; l'homme doit aimer et souffrir; c'est là son inévitable destinée! Il faut observer toutefois que la notion du devoir social n'est point atteinte par ce conseil philosophique, dernière réminiscence des ascètes et des stoïques, et que Descartes professe énergiquement la solidarité humaine, le dévouement à la famille, à la patrie, au genre humain.

On ne saurait mieux terminer l'exposé des doctrines de ce sublime génie, qu'en rappelant qu'il invite l'homme à se considérer comme citoyen non pas seulement de la terre, mais de la création sans bornes, et à chercher, dans la considération de l'immensité de l'univers, la ferme es

pérance que cette terre n'est pas notre principale demeure, ni cette vie, notre meilleure vie 1.

Les révélations de la raison n'ont pas, d'ordinaire, l'éclat foudroyant de ces révélations du sentiment, par lesquelles l'enthousiasme de l'art ou l'enthousiasme de la foi ravissent les multitudes humaines; le monde, cependant, était si bien préparé, que l'impression fut iminense, quand on entendit retentir la parole nouvelle dans une langue non moins nouvelle et tout exprès créée, langue exacte comme les mathématiques, claire comme la lumière elle-même, plus métaphysique cent fois que le jargon technique des écoles, et, pourtant, si naturelle et si simple, qu'un enfant la pouvait entendre. Le voilà, ce français philosophique que Richelieu demandait à l'Académie! La pensée française, en se trouvant elle-même, a trouvé son verbe 2.

Comment dépeindre l'infinie variété de sentiments qui agitèrent le monde intellectuel à l'apparition de cet évangile de la raison! l'étonnement, l'incertitude de l'Église romaine et des Eglises protestantes, en présence de ce

1 Lettres, I, 7. Il importe de rappeler aussi que l'idée magnifique et téméraire de l'invention d'une langue philosophique universelle, reprise depuis par Leibnitz et par Volncy, et tant de fois débattue, appartient à Descartes, et résultait nécessairement d'une méthode qui prétendait ramener toutes les sciences à la connaissance adéquate. Voyez Lettres, 1, 3.

2 Le discours de la Méthode, l'œuvre par excellence, avec la Géométrie, les Météores et la Dioptrique, parut en français en 1637, à Leyde. Les Méditations sur la Philosophie Première parurent en latin en 1644, furent traduites en français par le duc de Luines et par Clerselier, et revues par Descartes. Les Principes de Philosophie parureat en latín, én 1644, et furent égalemetit traduits sous la direction de l'auteur. Les autres ouvrages de Descartes, en partic français, en partie latins, n'ont paru que longtemps après la mort prématurée qui le surprit dans toute la force de son génie, et qui l'empêcha d'achever l'admirable traité de logique ( Règlés pour la direction de l'Esprit dans la Recherche de la Vérité), écrit en latin, ainsi que le dialogue français de la Recherche de la Vérité par les Lumières naturelles, qui devaient ramener sous så plume toutes les hautes questions de la destinée de l'homme.

Messie inconnu; le désespoir des scolastiques devant cette attaque bien plus radicale et plus universelle que celle de Galilée; la joie et la reconnaissance des esprits vraiment élevés et religieux envers une philosophie qui posait le fondement de toute science dans la notion de l'âme immatérielle; enfin, la stupeur des sceptiques, qui voyaient sortir, d'un scepticisme plus absolu que le leur, le plus puissant dogmatisme qui eût jamais été!... L'Église romaine hés ta et tourna longtemps, avec une défiance inquiète, autour du géant nouveau-né; mais, tant que vécut Descartes, elle n'attaqua point son œuvre. Descartes avait usé de grands ménagements envers elle : il ne cessait de protester de son orthodoxie, ce qu'il pouvait faire en toute sincérité, ayant mis à l'écart les questions concernant la révélation et l'autorité de l'Église. A la nouvelle de la condamnation de Galilée, il avait supprimé son traité du Monde, déjà écrit en 1633', il n'en divulgua les idées que onze ans après, dans le livre des Principes: il eraignait la persécution comme il craignait la dispute, pour le temps qu'elle fait perdre; il sentait que la vie est courte, et qu'il avait bien des choses à trouver et à écrire.

La première tentative de persécution matérielle vint du fatalisme calviniste contre le défenseur du libre arbitre; l'intervention de l'ambassade de France auprès du gouvernement hollandais arrêta le fanatisme des ministres gomaristes. La première ou plutôt la seule tentative sérieuse de réfutation philosophique vint du sensualisme contre l'apôtre de l'esprit.

Un homme qui était, presque en toutes choses, l'op

1 Le traité du Monde ou de la Lumière, publié en 1667 par Clerselier, n'est qu'un extrait du grand traité supprimé et perdu.

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