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posé de Descartes, qui vivait de la pensée des anciens plus que de la sienne propre, et dont l'esprit, bien que vaste et puissant, ployait sous le poids d'une érudition plus vaste encore, le Provençal Pierre Gassendi, avait, avant Descartes et d'un point de vue tout à fait contraire, attaqué Aristote et la scolastique. Pendant que Descartes recréait l'idéalisme platonicien et l'érigeait d'intuition vague en science positive, Gassendi ressuscita le sensualisme épicurien, et prit l'offensive contre la philosophie de la raison pure. Les sens sont le principe de la certitude: les sens ne nous trompent jamais; c'est le jugement de l'esprit qui se trompe sur leur témoignage. Les sens nous enseignent l'existence des corps sous les : corps variables et corruptibles se cache la matière première, incorruptible et invariable; la matière première n'est ni une ni divisible à l'infini; elle est multiple et divisée en atomes primitifs.

II

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y a deux principes des choses, le corporel ou le plein, et le vide, sans lequel les corps ne pourraient se mouvoir. L'idée ou l'image est une seule et même chose 1. Il n'y a que des idées particulières : les idées générales ne sont que des distinctions ou des compositions artificielles de notre esprit.

La conséquence de ces axiomes semblait devoir être, sinon la négation de Dieu et de l'âme immatérielle, tout au moins le septicisme absolu; mais Gassendi ne poussa la logique si loin, ni dans sa parole ni dans ses livres, ni vraisemblablement dans sa pensée. Il introduisit Dieu dans son monde atomistique d'une façon peu justifiable, juxtaposa l'âme raisonnable et immatérielle qu'enseigne

1 Voyez, dans le Discours de la Méthode, 4 partie, à propos de l'existence de Dieu, la profonde distinction établie par Descartes entre ce qui est imaginable et ce qui est intelligible.

l'Eglise et l'âme matérielle et ignée d'Epicure, et alla jusqu'à donner une âme au monde et une âme à chaque chose, mêlant, sans pouvoir les fondre, l'animisme et l'atoinisme.

Quant à la morale de Gassendi, c'est celle d'Épicure rendue à sa modération première et à son caractère philosophique, mais non pas séparée de son principe, et ce principe est nécessairement celui de toute théorie qui rejette les idées générales, l'égoïsme '.

Ce système mal assis, mal lié, n'osant s'accorder à luimême ses propres conséquences, ne pouvait soutenir le choc de la terrible logique cartésienne. Cependant il resta de cette discussion une grave objection non résolue par Descartes. Comment l'étendue une et infinie peut-elle avoir des parties, qui ne sont pas distinctes d'elle et se déplacent en elle? Descartes n'avait pas de réponse à donner; mais l'atomisme, de son côté, n'avait aucunement répondu aux irréfutables arguments de Descartes sur la divisibilité indéfinie de la matière, et, par conséquent, sur l'impossibilité de concevoir l'existence des atomes matériels.

Si Gassendi eût remonté d'Epicure jusqu'au grand philosophe dont Epicure n'a fait que mutiler la doctrine, il eût trouvé, chez les atomes-idées ou idées-images de Démocrite, non pas la solution de la question, mais la voie qui pouvait y conduire. Si la matière une et infinie est divisible et ne peut se diviser par elle-même, puisqu'elle est passive, ne faut-il pas qu'elle soit divisée par un autre principe immatériel et multiple, qui s'approprie ses parties et arrête en fait sa divisibilité infinie en essence? Ce principe

1 Le grand onvrage de Gassendi est son Syntagmà Philosophicum, dans lequel on dégage à grand'peine sa doctrine propre, noyée dans un océan de citations et de commentaires des philosophes anciens; Lyon, 1658, 2 vol. in-fo.

est celui des forces, éléments primitifs des existences individuelles. L'idée de monades qui soient à la fois étendue et force, esprit et matière, semble la seule hypothèse dans laquelle se puisse reposer la raison.

Gassendi ne put détourner l'attention de la France, absorbée dans la contemplation de l'immense lumière qui venait de se lever sur sa tête et de la révéler à elle-même : ce ne fut que beaucoup plus tard, à la faveur d'une funeste désorganisation nationale et de grands désordres intellectuels, que , que le sensualisme put reparaître sur notre sol et y remporter une victoire momentanée. Il avait fait auparavant un long séjour à l'étranger, et s'était acclimaté en Angleterre, comme dans sa vraie patrie : dans ce pays, où se mêlent si singulièrement la dévotion extérieure et le matérialisme pratique, où l'esprit humain, si robuste d'ailleurs, concentre sa force dans le réel et fuit l'idéalité1, où l'essor de la pensée se trouvait comprimé, depuis Henri VIII, entre une religion officielle, hypocritement formaliste et toute politique, et un fanatisme sectaire non moins antipathique aux idées, la philosophie de l'intelligence pure ne pouvait naître; mais la philosophie de la matière put éclore; ce fut là que parut le véritable rival de Descartes.

Bacon, déjà, non par ses sentiments, mais par ses formules, avait déterminé la tendance anglaise au sensualisme. Un esprit plus rigoureux et sans scrupule systématisa ce qu'avait involontairement préparé Bacon, et tira les conclusions devant lesquelles reculait Gassendi.

Comme, dans l'antique Genèse de Zoroastre, Ahriman se lève contre Ormouzd, comme Celui qui dit non se lève contre le Dieu lumière dont l'affirmation produit le

↑ On sent bien que de telles généralités souffrent des exceptions nécessaires : il y à eu en Angleterre des esprits très-idéalistes,

monde, Hobbes, l'apôtre du mal et du néant, l'antechrist philosophique, se lève contre Descartes.

Bacon avait fermé à la philosophie la sphère des esprits; mais, bien qu'il se fût interdit l'examen des questions théologiques, la pensée religieuse n'en animait pas moins toute sa physique, et transpirait à travers ses procédés sensualistes pour lui, il y avait deux mondes, dont l'un dominait et vivifiait l'autre; pour Hobbes, il n'y en a plus qu'un, celui de dessous. Hobbes prend le corps du système baconien, et en rejette l'âme, envoyant les aspirations généreuses et les idées progressives rejoindre la foi. - Toutes nos idées proviennent des sensations et se rapportent aux choses corporelles. Corps, substance ou être, chose identique : il n'y a point de substance incorporelle. On ne peut séparer la pensée d'une matière qui pense; c'est-à-dire que la pensée n'est qu'un mode de la matière. Le corps, c'est-à-dire le divisible, est l'objet de la philosophie, qui a pour fin la modification des corps par l'industrie humaine. La logique n'est qu'une computation procédant par composition et division: la vérité est dans les mots, non dans les choses, c'est-à-dire que le vrai et le faux sont sans réalité; car nous ne connaissons pas les choses, mais seulement leurs apparences, leurs fantômes. L'infini est un mot vide de sens. Les universaux, c'est-àdire les accidens communs à tous les corps, se réduisent à un seul, qui est le mouvement.

C'est le nominalisme du moyen âge poussé jusqu'au dernier abîme.

Avec le mouvement, Hobbes essaie de recomposer le monde et la science. La matière première est un pur nom, qui désigne les corps pris généralement : or, Dieu, on l'aperçoit bien au fond de la pensée de Hobbes, n'est que la

matière première à l'état vague. Le monde est un ensemble fatal de mouvements et d'images ayant leur raison d'être dans la matière nécessaire et nécessairement mue. Du mouvement, Hobbes prétend déduire la géométrie, la physique et la moale; mais il va se briser contre les mathématiques, ces notions de la raison pure qui ne pactisent guère avec le sensualisme. Sa géométrie a été rejetée hors de la science, et sa physique a passé sans laisser de traces. Il n'en est malheureusement pas de même de sa morale. La liberté n'est que l'absence d'obstacles exté– rieurs au mouvement, déterminé par la sensation. Le bien, c'est l'objet de l'appétit le bien et le mal n'ont point de règle dans la nature, mais seulement dans la cité; c'est la loi qui fait le droit; c'est le juge qui fait la justice. Il n'existe dans l'homme de la nature ni sentiment du devoir, ni affection pour ses semblables, ni sociabilité : tout homme est le rival et l'ennemi naturel de tout autre homme; L'HOMME EST UN LOUP POUR L'HOMME!...

L'état de nature est donc la guerre; mais, les hommes étant égaux en force, dans ce sens que le plus faible peut parvenir à tuer le plus fort, il y a a plus de sûreté pour tous à renoncer à l'état de nature par un contrat social. Comment faire respecter ce contrat, quand il contrariera les appétits de quelqu'un des contractants? Ce n'est que par la force qu'on peut empêcher chacun de retourner à chaque instant au droit naturel de la force il faut donc armer un des contractants de la plus grande force possible contre les autres; le gouvernement le plus parfait est le despotisme pur. La volonté du plus fort fait le droit.

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Hobbes s'arrête après avoir constitué l'état sur cette base; mais les conséquences de sa morale, relativement au droit des gens, aux rapports des états entre eux, n'ont rien

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