Images de page
PDF
ePub

d'équivoque. Il n'y a point analogie entre les nations et les individus, dans ce sens que l'espèce d'égalité de force admise entre les individus n'existe point entre les machines, les corps factices, appelés nations ; donc point de raison pour que l'état naturel de guerre cesse par contrat entre les sociétés comme entre les individus. Cependant, il serait dans l'intérêt de l'humanité d'être organisée par le même principe que l'état, et qu'une nation devint assez forte pour imposer aux autres par conquête la domination qu'elles n'accepteraient point par contrat. L'idéal est donc la monarchie universelle, un empereur du monde, un destin vivant. Il va sans dire que tout est permis à un prince pour rendre son pays le plus fort et approcher le plus possible de la monarchie universelle.

Cette sinistre théorie, le monde n'en a que trop vu la pratique, avant et après Hobbes, depuis le bûcher de Jeanne d'Arc jusqu'au rocher de Sainte-Hélène. Ce n'est point là le cauchemar isolé d'un sombre sophiste : Hobbes n'a que systématisé un des deux principes qui se disputent depuis longtemps l'Angleterre, et qui se combinent parfois en amalgames étranges l'un est le christianisme protestant; l'autre, l'égoïsme matérialiste 1, fruit de l'isolement insulaire qui fait la puissance et les vices de ce peuple, et qui l'habitue à jouer avec les calamités des autres peuples auxquelles sa position l'a jusqu'ici rendu inaccessible. L'aristocratie anglaise a dû repousser le système de gouvernement intérieur préconisé par Hobbes, mais s'est approprié sa morale et son droit des gens. Avouée ou non, la

1 Il y a bien un élément intermédiaire, le déisme, qui a pris à certaines époques un développement assez considérable; mais ce n'est pas le lieu d'en tenir compte: il se rattache d'ailleurs encore jusqu'à un certain point au protestantisme par les sectes socinienne, unitaire, ele.

politique du Leviathan est restée le principe presque constant de la politique anglaise vis-à-vis de l'étranger, de même que la métaphysique, qui assignait l'industrie pour but final à la philosophie', a été le principe du gigantesque développement de l'industrialisme anglais. Pilt et Castlereagh sont les fils légitimes de Hobbes.

Cette doctrine du pur fait, ce matérialisme inouï, n'est point encore le dernier mot de Hobbes : la négation des faits arrive après la négation des idées. Hobbes était trop métaphysicien pour voir dans les sens, comme Gassendi, le principe de la certitude. Au fond de son système apparaît, non pas l'illusion indienne, qui nie le relatif au profit de l'absolu, non pas l'atomisme épicurien, qui nie l'absolu au profit du relatif, mais le fantasmatisme, qui nie tout à la fois le relatif et l'absolu au profit du néant. Les sens sont l'unique principe de nos idées; or, les sens ne prouvent aucunement l'existence des objets de la sensation; donc, nous ne pouvons rien connaître hors de nous. Je pense, donc je suis, est la seule vérité qui ne se puisse nier. Mais cette vérité ne nous assure que de l'instant présent; car la mémoire peut être une illusion comme le reste : nous savons que nous sommes; mais nous ne sasi nous avons été et si nous serons *.

vons pas

Il n'y a peut-être pas, dans l'histoire des croyances humaines, un spectacle comparable à cette colossale antithèse de la lumière et des ténèbres incarnées, de Descartes et de Hobbes, combattant, non plus pour tel ou tel dugme,

1 Le but final, suivant Descartes, est la morale. Le double génie de la France et de l'Angleterre se révèle dans cette double définition.

? Les principaux ouvrages de Hobbes sont le traité de Cive, 1642-1647; le Leviathan, 1651; de Corpore, 1653; de Libertate, Necessitate, 1656; de Homine, 1658.

pour telle ou telle religion particulière, mais pour l'être et le non-être, pour la vie ou la mort universelle.

La mort ne saurait vaincre : le monde se souleva contre le sinistre Leviathan; l'Angleterre même s'effraya, et les écoles d'Oxford et de Cambridge reculèrent un moment Jusqu'au mysticisme alexandrin. Il fallut que le sensualisme revêtit des formes moins sauvages pour ressaisir le génie anglais. En attendant, Descartes envahissait la France et l'Europe. Lorsque mourut, en 1650, à cinquante-quatre ans, l'homme qui avait rendu tout ensemble au monde moderne Pythagore, Socrate et Platon 1, la victoire était décidée. La philosophie était fondée. Ses imperfections, ses lacunes surtout pourront l'exposer à une éclipse momentanée; mais elle ne périra plus!

Ce n'est point un accident heureux qui a fait naître du sein de la France l'héritier des sages de la Grèce, l'homme destiné par la Providence à tirer des ombres du doute l'immortelle pensée égarée, à la fin des temps. antiques, entre le scepticisme académique et le mysticisme alexandrin! Notre terre était seule préparée à recevoir la bonne semence. Au seizième siècle, la France avait paru déchoir elle avait cessé d'être la métropole des idées pour en devenir le champ de bataille. Autour d'elle, la Réforme donnait aux peuples du Nord un essor vigoureux, mais retenu, par son point de départ même, dans des limites difficiles à franchir la contre-réforme, la réaction ultra-catholique étouffait l'Espagne et l'Italie. La France, envahie, pénétrée, mais non conquise par le protestantisme, disputée au protestantisme, avec de gigantes

1 Pythagore, pour les nombres; Socrate, pour le doute philosophique et la morale; Platon, pour les idées ; mais tous trois transformés par l'épreuve de la méthode nouvelle.

ques efforts, par l'ultramontanisme, accepte de la Réforme l'esprit d'examen, garde du catholicisme romain l'esprit d'unité; puis, sortant tout à coup de sa longue incertitude et de sa méditation séculaire, elle se lève et entame enfin sa réforme, à elle, non plus l'incomplète réforme d'une secte particulière, mais la réforme fondamentale de l'esprit humain. Le Nord a produit Luther; le Midi, Loyola; la France enfante Descartes, et reprend, par la philosophie, l'initiative et la direction spirituelle du monde qu'elle avait eue au moyen âge par l'enthousiasme religieux'.

1 Il convient d'exprimer ici notre reconnaissance envers les écrivains comtemporains qui nous ont plus particulièrement aidé dans l'étude du cartésianisme. Nous devons beaucoup à l'art. ENCYCLOPÉDIE de M. J. Reynaud, hardi et puissant essaí de systématisation des connaissances humaines, précédé d'un jugement porté, du point de vue le plus élevé, sur les tentatives antérieures, et au Manuel de Philosophie moderne, par M. Renouvier, ferme début d'un jeune penseur appelé à de belles destinées philosophiques. Le Cartesianisme, par M. Bordas-Demoulin, nous a révélé, comme au public, uu esprit exercé aux fortes et solitaires méditations, et dont les vues sur la théorie des idées sont pleines de grandeur.

T. XIII.

28

CHAPITRE DEUXIÈME.

Mouvement religieux et moral, — Saint François de Sales. — Institutions de charité.

Saint Vincent de Paul. Institutions religieuses et scientifiques.

tes et les jansénistes; Saint-Cyran; Port-Royal.

Pascal.

Les jésui

Il avait fallu que la philosophie se séparât pour un temps de la religion, et en écartât, autant que possible, les problèmes, pour pouvoir se recueillir et fonder, à l'abri des tempêtes, les bases de son édifice. Mais, tandis que l'esprit philosophiques travaillait à élever la synthèse cartésienne, le sentiment religieux continuait à vivre d'une vie à part, et agitait puissamment cette France du dix-septième siècle, qui répandait sa sève surabondante dans toutes les directions. Dans cette autre sphère se produisent des phénomènes qui ne donnent pas de moindres enseignements, des créations qui ne méritent pas moins le respect de la postérité. Ce n'est plus là ce calme empyrée de la raison où règne Descartes dans une lumière sereine : c'est le ciel ardent et troublé de l'amour, où retentissent les orages du cœur, où luttent les passions, que le sage proclamait, tout à l'heure, principes de tout bien et de tout mal. Tous les contrastes s'y choquent et s'y combinent; des dévouements qui rappellent les temps où l'inspiration toute nouvelle du Christ coulait à flots intarissables sur la terre y traversent, sans entacher leur pureté, une atmosphère chargée d'intrigue et de mensonge: région étrange, où, dans les mêmes rangs, se heurtent les apôtres et les pharisiens, les disciples de Jésus et ceux de Machiavel. Dans les mêmes rangs! c'est trop peu dire! parfois dans le même homme incompréhensibles abîmes de la nature humaine!

« PrécédentContinuer »