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Les grandes guerres de religion avaient laissé le catholicisme français dans une déplorable situation morale. Le zèle fanatique, qui avait été à peu près la seule vertu religieuse de la Ligue, une fois assoupi par la paix, il n'était resté, au moins à la surface, de cette terrible période, que des habitudes de désordre et de licence à peu près universelles dans le bas clergé et chez les fidèles, une grossièreté et une ignorance qui ne faisaient qu'ôter le respect humain à la corruption; dans le clergé supérieur, surtout chez les jésuites, une politique toute mondaine, froidement et savamment positive, étrangère à tout idéal; pour tout dire en trois mots, d'après le témoignage des écrivains ecclésiastiques eux-mêmes, point de mœurs, peu de lumières, point de charité1!... Le catholicisme, après avoir surmonté les attaques extérieures, semblait destiné à déchoir et à dépérir par ses vices internes.

Au profit de qui eût-il péri? Le calvinisme avait assez prouvé son impuissance à le remplacer. Les nations prêtes à mourir, si les nations meurent encore, peuvent s'affaiser dans le vide; mais la France n'avait jamais été plus vivante au fond, sous une apparente décomposition morale. Les passions militantes avaient longtemps entraîné toutes les énergies de la masse catholique; mais, lorsque ce torrent qui ravageait la France eut été refoulé dans son lit par la paix de religion, il redevint bientôt un fleuve fécondateur. Sous le faux christianisme qui croupit à la surface, le vrai, l'impérissable sentiment chrétien s'est réveillé : il monte, il déborde, aussi jeune, aussi expansif qu'aux premiers jours, mais non point assez puissant toutefois pour

1 Voyez la vie de saint Vincent de Paul, par Abelli; t. I, p. 4re et suivantes; édit. de 1839, et la vie de M. Bourdoise, 1714.

engloutir les scories et l'écume impure qui continuent de flotter parmi ses eaux régénératrices.

Le mouvement commença par un élan de mysticisme. La Savoie, cette petite France des Alpes, séparée de la grande patrie par la politique, mais si française par l'esprit et le cœur, nous donne à la fois, au dix-septième siècle, ce qu'il y a de plus enthousiaste et ce qu'il y a de plus positif dans la littérature, la théologie mystique et la grammaire, saint François de Sales et Vaugelas. Saint François de Sales eut le mérite d'introduire la langue française dans la théologie catholique', peu d'années avant que Descartes l'intronisât dans la philosophie. Les livres du pieux prélat, accessibles à tous et surtout aux femmes, qu'il avait principalement en vue, obtinrent l'influence la plus étendue qui eût été donnée à aucun ouvrage de dévotion depuis l'Imitation, et fournirent, par leur caractère quasi romanesque, un aliment inépuisable aux natures tendres et aux imaginations rêveuses. On est pris peu  peu, en lisant le traité de l'Amour de Dieu, par cette irrésistible sympathie qu'inspire toujours un auteur qui verse toute son âme dans son livre, et, chez saint François de Sales, l'homme est aussi intéressant que l'écrivain.

Ce n'est pas qu'il n'y ait à faire quelques réserves, presque inévitables à une époque telle que celle où vécut saint François de Sales. Le zèle de l'évêque titulaire de Genève, pour ramener à la foi romaine ses ouailles séparées de l'Eglise, ne choisit pas toujours assez scrupuleusement les moyens d'action : l'on voit avec peine son nom respectable mêlé dans les intrigues du duc de Savoie, et dans des

1 Nous disons dans la théologie catholique, car il y avait plus de trois quarts de siècle que Calvin avait mis la langue française en possession de la théologie protestante, avec un éclat immense. Les versions françaises de l'Imitation avaient indiqué a voie à saint François de Sales.

conversions violentées, ou tout au moins achetées. Saint Charles Borromée, le réorganisateur vénéré du catholicisme en Lombardie, avait, au reste, compromis sa renommée dans des choses bien autrement terribles, lui qui approuva la Saint-Barthélemi! Combien en est-il, entre les plus saints, qui aient su éviter complétement les souillures de leur temps!... Saint François de Sales n'en fut pas moins une excellente et noble nature, profondément pénétrée de l'amour de Dieu et des hommes, une âme vraiment évangélique, un vrai disciple de celui qui a dit : Laissez venir à moi les petits enfants! Il aimait tant les simples, les humbles, les enfants surtout, qu'il est toujours resté un peu enfant luimême, comme l'a dit un célèbre historien, qui, tout en attaquant les tendances de sa théologie, a rendu justice à son caractère1, et comme on le voit bien sur sa naïve et spirituelle figure. C'est là ce qui explique et excuse cette disposition un peu excessive à la dévotion extérieure, aux images, au rosaire, aux pratiques, aux formes, qui le rapprochait des jésuites: chez eux, c'était politique; chez lui, simplicité.

Au premier abord, quand on ouvre ses livres, cette prodigalité de fleurs, de figures, de couleurs 2, ces comparaisons empruntées à la galanterie, à la passion mondaine, ces images vives jusqu'à l'imprudence, produisent l'impression la plus singulière; mais on reconnaît bientôt que ce défaut de goût et de convenance tient à une littérature qui n'est pas faite encore : ce mauvais goût naïf, racheté par un profond sentiment de la nature et de la vie universelle, par une grâce indéfinissable, diffère essentiellement

1 Michelet.

2 Au commencement de l'Introduction à la vie dévote, il compare le saint Esprit à la bouquetière Glycéra, qui compose ses bouquets de toutes sortes de fleurs et de couleurs.

du mauvais goût à la fois brutal et maniéré des littératures qui se défont; c'est la différence de l'enfant qui ne sait pas, au vieillard qui ne sait plus. Les mignardises dévotes du bon évêque peuvent faire sourire: mais elles procèdent d'une sincère tendresse de cœur, parfois un peu puérile dans l'expression, presque toujours touchante, quelquefois sublime. Il se peut aussi, comme on l'a dit éloquemment, que cet abandon à toutes les émotions suaves, cette effusion continuelle de toutes les sources du cœur, cet amollissement de l'âme fondant comme cire au feu de l'amour divin, soient de nature à exposer à de grands dangers le directeur, ses pénitents et surtout les pénitentes; mais il faut avouer que rester, parmi toutes ces tendresses, pur de toute infraction aux vœux impitoyables du sacerdoce, se tenir ferme sur cette pente qui tend à ramener se vite de l'amour spirituel à l'amour charnel, sourire avec résignation à la nature et à la vie tout en leur résistant, et se parer de guirlandes de fète pour s'immoler sur l'autel du devoir, est quelque chose de plus admirable et surtout de plus sympathique (quoi qu'on pense des vœux de célibat) que cette piété farouche qui ne s'arrache aux tentations de la faiblesse humaine qu'en anathématisant les plus innocentes jouissances, les affections les plus légitimes, qu'en extirpant tout ce qu'il y a d'aimable et presque tout ce qu'il y a d'humain dans l'homme.

L'histoire si touchante de saint François de Sales et de madame de Chantal, de cette espèce de mariage spirituel, où la tendresse réciproque (faut-il dire la passion?) est évidente, et le soupçon impossible, est un des exemples les plus frappants de la force de la volonté soutenue par la foi,

Ce n'est, il est vrai, que par l'anéantissement en Dieu

La perfec

que François et son énergique pénitente échappent à euxmêmes, en noyant l'amour particulier dans l'amour universel. Asyle redoutable! La volonté ne déploie toutes ses forces que pour arriver à son propre trépas. tion n'est pas de vouloir ce que Dieu veut, mais de ne plus vouloir du tout, et de laisser, dans une parfaite indifférence, Dieu vouloir en nous; de ne plus laisser à notre âme que la faculté absolument passive d'attendre la grâce. -Nous ne devons pas même désirer la vertu, qu'autant que le bon plaisir divin nous y porte1. Il ne s'agit pas de s'unir à Dieu, mais de s'absorber en Dieu. C'est le quiétisme qui commence! Ici la personnalité humaine disparaît. Ici se rejoignent le mysticisme et le panthéisme, saint François de Sales et Giordono Bruno, parvenus au même but, l'un par l'amour, l'autre par la raison. Il y a dans cette tendance un attrait presque invincible. Dès que l'on perd de vue l'indestructible dualité du fini et de l'infini, si l'on surmonte l'égoïsme, c'est-à-dire la force qui pousse le fini à se concentrer en lui-même, aussitôt la force contraire, la force latente et primitive de l'unité vous emporte l'être particulier retourne avec impétuosité vers sa source pour s'y confondre!

S'il y a là péril, il y a aussi grandeur! L'esprit de saint François de Sales, tout à l'heure presque enfantin, s'élève bien haut sur l'aile du sentiment! Il est difficile de n'être pas ébloui, enivré par cette hardie théorie de l'extase, de l'intuition de Dieu, de la contemplation amoureuse dont la méditation spirituelle n'est que le premier degré, qui saisit d'ensemble ce que la méditation ne perçoit qu'avec effort, pièce à pièce, et qui mène enfin au ravissement2.

1 Le traité de l'Amour de Dieu est plein de ces maximes; voyez surtout le livre IX, de l'Amour de soumission.

Il est à remarquer que Descartes admet que, dans une vie supérieure, l'intuition remplace l'effort successif du raisonnement.

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