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versel. Si l'on suit jusqu'au bout la voie étroite, voici où l'on arrive. La chute d'Adam a radicalement corrompu la nature primitive de l'homme, et lui a ôté toute vertu d'en haut, toute aptitude au salut: la rédemption par le Christ a été absolument nécessaire pour rendre à l'homme cette aptitude; mais elle ne la lui a rendue que d'une façon passive, c'est-à-dire que l'esprit est redevenu susceptible de recevoir la grâce divine, mais non de la seconder librement et d'aider à son propre salut; quant à la chair, à l'élément physique et fatal de l'humanité, elle est restée corrompue et livrée à la concupiscence, suite du péché originel. L'homme étant incapable de mériter, la grâce est purement gratuite: Dieu la donne à quelques-uns, la refuse aux autres, selon sa volonté impénétrable; on n'a pas même le mérite de consentir à la grâce, car elle est efficace par elle-même et s'impose à l'élu prédestiné au ciel. Les vertus naturelles sont inutiles : les vertus des païers sont des péchés comme leurs vices; tous les païens, sans exception, et tous ceux des chrétiens qui n'ont pas la grâce, sont prédestinés à la damnation, puisque Dieu les a créés, sachant qu'ils seraient damnés.

Scit que l'on considère plus particulièrement le dogme de la corruption de la nature et de la condamnation de la chair; soit que l'on s'attache davantage à l'idée de la prédestination et du salut gratuit, cette doctrine conduit, dans la pratique de la vie, ou à une guerre implacable et continuelle contre tous les sentiments et les instincts naturels, afin de tuer en soi le vieil homme, l'Adam déchu, ou à l'indifférence des œuvres, dénuées de mérite, et à l'attente inerte de la grâce, qui vous rend assuré du salut dès que vous la sentez en votre âme.

La maxime suprême qui ouvre la voie opposée, c'est que Jésus-Christ, comme le dit l'Écriture, est mort pour tous les hommes. La grâce est universelle : Dieu l'offre à tous, chacun l'accepte ou la repousse librement. La nature humaine n'a pas perdu l'aptitude au bien, et ne diffère pas fondamentalement de son type primitif. Dieu a toujours continué de se laisser entrevoir dans l'homme et dans la nature: la promesse de rédemption n'a pas été confiée exclusivement au peuple juif; les sages païens ont participé à la lumière divine; il est permis d'espérer leur salut. La tendance extrême de la voie large mène à réduire de plus en plus les conséquences du péché originel et la réversibilité du crime d'Adam sur sa postérité, à changer même la chute générale de l'humanité dans Adam, soit en un symbole psychologique individuel, soit en une palingénésie où l'idée de chute et celle de progrès se combinent au lieu de se nier, à transformer la rédemption nécessaire du mal absolu en initiation d'une vie inférieure à une vie supérieure, et à remplacer l'enfer par le purgatoire. Dieu ne prédestine qu'au bien : tous sont prédestinés finalement; le libre arbitre, cause des peines et des récompenses, s'exerce dans l'espace indéfini qui s'étend entre la création et le but final, ou, du moins, entre le premier épanouissement de la conscience et l'arrivée de l'âme à un état de lumière supérieure qui la détermine invinciblement au bien.

On sait la tentative d'Origène, cet illustre héritier de Zoroastre et de Platon, qui voulut associer les idées les plus hardies de la voie large à un des principes de la doctrine contraire, à la condamnation de la chair. Il échoua, et par ses erreurs et par les vérités prématurées qu'il proclamait la voie étroite dut avoir longtemps la préférence

dans l'Église, sans qu'on allât tout à fait néanmoins jusqu'à sa dernière rigueur logique. La réaction contre le sensualisme païen, la nécessité de se distinguer du néoplatonisme et du mysticisme oriental, portèrent le christianisme à se resserrer en lui-même.

Un nouvel effort avait cependant été tenté contre le dogme rigide et fataliste par un génie moins métaphysique et moins profond qu'Origène, mais habile et hardi logicien. Origène universalisait la prédestination: Pélage la nie, aussi bien que le péché originel. Pour lui, point de solidarité, de transmission héréditaire : l'âme humaine est une table rase à l'heure de la naissance; le libre arbitre est absolu; ni Dieu ni les choses naturelles ne déterminent la volonté de l'homme. Dieu donne à l'homme l'aptitude au bien en le créant, puis l'abandonne à sa force et à sa liberté. Ainsi, Pélage ne nie pas seulement la grâce surnaturelle, nécessaire pour réparer le péché originel, qu'elle soit universelle ou particulière; il nie même la grâce primitive et naturelle, indépendante du dogme de la chute, et qui n'est autre chose que l'influx continu par lequel le Créateur entretient l'être de la créature. Saint Augustin se leva contre Pélage, le vainquit, au jugement de l'Eglise, et systématisa la théologie catholique dans le sens rigoureux, emporté aux plus dures conclusions non point par la négation du libre arbitre, car il ne l'a pas fondamentalement nié', mais par l'association du dogme des peines éternelles à celui de la prédestination.

Le parti de la grâce surnaturelle, de la condamnation de la chair et de la nature, triompha donc dans la théo

1 « Le désir même de croire est opéré dans l'homme par Dieu; car, en toutes choses, sa miséricorde nous prévient: consentir à cette invitation de Dieu ou la repousser, voilà le propre du libre arbitre. » Saint Augustin, Traité de l'Esprit et de la Lettre.

rię. Cette victoire eut dans la pratique un résultat inévițable lorsque l'espèce de fièvre sublime qui entraînait les populations entières au désert ou au martyre se fut calmée, que l'humanité fut rentrée dans des conditions d'existence ordinaires, on vit, durant tout le moyen âge, une profonde démarcation morale creusée entre les diverses classes de chrétiens : quelques âmes fortes poursuivant l'idéal ascétique et faisant de leur vie un long martyre; la multitude confessant de bouche la même doctrine que les forts, et agissant, de fait, selon la nature déréglée, si ce n'est dans quelques moments de fugitive exaltation; enfin, quelques autres âmes fortes luttant contre leurs pareilles, essayant, comme fit notre Abailard, de relever la doctrine de la voie large, ou s'abimant soit dans l'incrédulité, soit dans les sciences occultes.

Cependant la doctrine rigoureuse fléchit insensiblement dans l'Église, quant à la grâce, tout en se maintenant quant aux mœurs. L'Eglise, tout en proclamant la grâce, n'avait jamais proscrit le libre arbitre; le saint-siége de Rome tendit peu à peu à rétablir l'équilibre à cet égard dans la pratique. Rome, habile aux ménagements politiques, avait de l'éloignement pour les doctrines extrêmes et passionnées, et sentait que la prédestination absolue pouvait mener au moins aussi logiquement les âmes à 'indépendance qu'à la soumission. La doctrine du mérite des œuvres, qui avait fait le fond de la philosophie morale des anciens, et que les premiers chrétiens avaient refoulée et comprimée, reparut sous les auspices et au profit de Rome, qui s'attribua la dispensation souveraine de ce mérite et de ses effets.

Les adversaires du saint-siége ne s'y trompèrent pas : lorsque, au seizième siècle, le nord de l'Europe secoua la

domination religieuse de Rome, la Réforme arbora la bannière de saint Augustin, attaqua le mérite des œuvres au nom de la prédestination, et, par une combinaison toute nouvelle qui est son véritable cachet, reprit la voie étroite quant à la grâce, la voie large quant à la chair, en établissant la supériorité du mariage sur le célibat.

Alors parurent les jésuites.

Ce grand ordre, en naissant, jeta un long et profond regard sur le monde et sur lui-même. Suscité pour combattre le protestantisme, devait-il se poser en toute chose comme l'antithèse de son ennemi? - C'était là l'idée la plus simple et la plus spécieuse, l'idée première des fondateurs, peut-être. — Ce fut sur une donnée plus complexe et plus savante que se dirigea la société de Jésus. - Les protestants détruisent le pape : on se prosternera devant son infaillibilité.-Les protestants donnent tout à la grâce, par laquelle le chrétien communique directement avec Dieu : on dépouillera la grâce, autant qu'on le pourra, au profit du libre arbitre et des œuvres méritoires et satisfactoires, qui relèvent du prêtre et du pape, le prêtre des prêtres. Les protestants exaltent l'essor de la pensée individuelle on la rabattra contre terre par une doctrine de soumission absolue. Les protestants, du moins les calvinistes, resserrent la voie du salut dans une foi étroite et inflexible: on élargira le christianisme, on cherchera, avant lui, autour de lui, les ressemblances, non les différences. Jusqu'ici l'antithèse est complète. Elle s'arrête sur une dernière question. Les protestants ont réhabilité la nature et la vie : s'enchaînera-t-on à l'ascétisme? Non! - Les jésuites reconnaissent que la grande tentative du christianisme primitif pour changer la nature humaine et en détruire un des éléments, a échoué sans retour; que

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