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l'expérience du moyen âge est achevée; que le monde moderne, par les sciences autant que par la vie pratique, s'attache de plus en plus à la nature. Les jésuites, avec une sagacité et une précision de mouvement extraordinaires, exécutent une vaste évolution. Le monde ne vient pas; on ira au monde. On n'a pu enfermer le monde dans l'Eglise; on transportera l'Église dans le monde. On atté, nuera, le plus possible, l'antique et redoutable opposition de Jésus-Christ et du siècle, cette dualité du parfait et de l'imparfait, dont les premiers chrétiens avaient fait la dualité du ciel et de l'enfer; on gagnera le siècle en donnant la consécration religieuse à ses pompes et à ses œuvres, naguère maudites. Bref, on transformera le fond pour garder la forme!

Qu'a-t-il manqué à ce plan de génie? - La droiture, la franchise, l'esprit vraiment religieux, qui pouvait seul rendre à la nature ses droits sans attenter aux lois éternelles du bien et du vrai!-On veut changer sans avouer qu'on change. Certes, la difficulté était immense! Avouer qu'on changeait sur des points aussi importants, c'eût été renoncer à l'infaillibilité et entrer héroïquement dans l'inconnu! Mais aussi, ne pas faire cet aveu, c'était se condamner à une perpétuelle équivoque, et ôter toute mesure appréciable au changement. Quelles sont les concessions légitimes a faire à la nature, aux intérêts, aux instincts, aux sentiments de la terre, et quelles sont les barrières qu'on ne doit pas franchir? Où établir la distinction entre les vrais penchants naturels et les vices artificiels créés par la société? En quoi le christianisme se rapproche-t-il des autres religions? en quoi s'en sépare-t-il ?....

Dans aucune de ces graves questions, la règle ne fut trouvée, ni la limite, gardée. Si, par exemple, on jette les

yeux sur ces lointaines missions, où d'ailleurs furent déployés de grands lents, de grandes vertus, des dévouements dignes de respect, on y voit un spectacle nouveau et singulier. Pour la première fois, le christianisme, à l'exemple des Grecs et des Romains, qui voulaient retrouver partout leurs dieux, transige avec les rites des religions étrangères et recherche les analogies des dogmes, les traces des antiques parentés. Ce n'est pas sans doute la philosophie de l'histoire qui en fera un crime aux jésuites! Par malheur, ils vont plus loin: ils transigent avec l'esprit inviolable de l'Évangile; pour se rendre acceptables aux chefs des nations, ils laissent entrer la religion des castes dans les temples de la religion de fraternité; ils imposent au crucifié la couronne d'or au lieu de la couronne d'épines, et en font le frère des puissants et non plus le frère des petits et des pauvres. Ce n'était pas la peine de porter l'Evangile sur le Gange, pour cacher la croix et offrir à l'Inde moins que Bouddha ne lui avait offert vingtdeux siècles auparavant!

Les jésuites, renonçant à la morale ascétique, sans avoir trouvé la loi d'une morale plus humaine, arrivèrent à un vrai scepticisme. Leur fameuse doctrine du probabilisme, d'après laquelle on pouvait suivre, en sûreté de conscience, toute opinion probable dans la pratique de la vie, partait de cette idée raisonnable, mais d'application glissante et périlleuse, que les actions humaines, que tant d'éléments divers contribuent à déterminer, ne peuvent être toujours jugées sur des lois générales et absolues. Mais où furent-ils induits par là?... A permettre de suivre, comme probable, l'opinion du premier docteur venu contre la voix de la conscience et contre tous principes; c'est-à-dire, à

ruiner toute espèce de principes, à détruire l'autorité même, après avoir détruit l'individualité.

Et Dieu sait quelles étaient les opinions probables avancées par leurs docteurs! N'osant supprimer l'enfer, ils suppriment pour ainsi dire le péché, L'enfer n'est plus fait que pour les hérétiques; quant aux catholiques, pourvu qu'ils croient au dogme, la dévotion leur est rendue si aisée, qu'ils ne sauraient vraiment refuser de se laisser sauver; quelques pratiques extérieures et quasi-mécaniques, devenues aussi peu gênantes que possible, sont tout ce qu'on leur demande. Du reste, toute latitude. Les décisions des casuistes sont à donner le vertige. Il faut remonter jusqu'aux sophistes d'avant Socrate pour retrouver une pareille perturbation de la conscience humaine. Nécessités de la nature, faiblesses excusables, dépravation et crime, tout est confondu dans le tolérance, comme jadis dans la réprobation. On permet ce que défendent l'honneur mondain et même les lois civiles. La probité, la sincérité, la dignité de l'homme, le sentiment du devoir, disparaissent dans les réseaux subtils et inextricables d'une scolastique pervertie. L'amour de Dieu et les vertus morales s'abîment ensemble. L'esprit intérieur, l'esprit de vie, où doivent se retremper éternellement la raison et la foi, est étouffé sous une religion toute d'apparence et de politique, qui s'assure l'appui des grands de la terre en capitulant avec leurs vices. Etonnante logique d'une situation fausse et d'un point de départ équivoque! On s'abuserait si l'on voyait là le complot d'une association d'hommes pervers pour dépraver sciemment l'humanité : la plupart de ces étranges docteurs étaient des gens de mœurs assez régulières, dont l'esprit était peut-être plus gâté que le cœur, et qui

eroyaient agir pour le mieux, dans l'intérêt de la cause catholique, en s'accommodant à la faiblesse humaine.

Il était impossible qu'une pareille révolution s'opérât dans le catholicisme sans résistance et comme par surprise. La guerre civile éclata dans la théologie sur le problème de la grâce, avant que le casuisme eût reçu tous ses scandaleux développements. Le concile de Trente, en partie par l'influence des jésuites, avait accordé au libre arbitre plus que n'eussent souhaité les dominicains, fidèles disciples de leur saint Thomas d'Aquin, qui ne s'était pas fort éloigné, dans sa Somme théologique, de la doctrine augustinienne. La savante université de Louvain était dans les mêmes sentiments que l'ordre de Saint-Dominique, et Baïus, un de ses principaux docteurs, fut censuré par la Sorbonne, puis condamné à Rome (1560-1567), pour des maximes qu'on jugea trop rigides sur la grâce et la prédestination. Louvain, à son tour, censura les opinions des jésuites; mais la censure ne fut ratifiée ni par la Sorbonne ni par le Vatican (1587). La compagnie de Jésus s'enhardit: en 1588, le jésuite espagnol Molina lança son fameux traité de la Concorde du libre Arbitre avec la Grâce... Sa doctrine était celle de l'antique école de Lérins : c'était le semi-pélagianisme, condamné au sixième siècle par le second concile d'Orange. Molina rejetait entièrement la prédestination, pour n'admettre que la prescience divine; il accordait au libre arbitre de l'homme l'initiative dans la voie du bien, et, sans nier le concours général de Dieu dans l'ordre naturel où se déploie la liberté humaine, il ne réclamait la grâce surnaturelle que pour aider le libre arbitre à consommer son œuvre et pour la consacrer.

Les dominicains, zélés conservateurs de la tradition, poussèrent un cri de colère et d'effroi à l'aspect de la nou

velle hérésie: ils soulevèrent contre Molina l'inquisition d'Espagne; les jésuites appelèrent à Rome. Le saint-siége réunit autour de lui les plus renommés des théologiens catholiques: le débat consuma onze années et quatre-vingtdeux assemblées (1596-1607)! Jamais la papauté n'avait été mise à une plus difficile épreuve : absoudre Molina, c'était rompre avec la tradition et abandonner sans retour aux protestants le formidable nom de saint Augustin; condamner les jésuites, c'était licencier l'élite de son armée en présence de l'ennemi. Rome ne se prononça pas; la décision fut indéfiniment ajournée (29 août 1607): fait grave et nouveau, que cette abdication devant une question aussi fondamentale1!

Saint François de Sales, consulté, s'était abstenu : l'homme du sentiment ne voulut point descendre de sa région d'amour et de quiétude mystique pour se mêler aux querelles des docteurs.

C'était pour les jésuites une immense victoire que de n'avoir pas été battus dans une tentative aussi audaciense : ils ne connurent plus désormais ni frein ni bornes, et le casuisme et le probabilisme s'épanouirent toujours plus largement durant toute la première moitié du dix-septième siècle.

pas

Les dominicains, ordre vieilli et fatigué, ne rentrèrent dans l'arène, où ils étaient descendus moins par un vrai zèle religieux que par point d'honneur scolastique. D'autres reprirent la lutte qu'abandonnaient les enfants de Dominique, et y apportèrent un esprit bien plus radical et plus profond.

Au moment même où Rome renonçait à décider sur la

1 Voyez Ranke, Hist. de la Papauté, t. III, 1. VI, § 9.

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