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grâce, deux étudiants en théologie, l'un Flamand, l'autre Basque, concevaient la pensée de faire ce que Rome n'avait pas fait ils se nommaient Corneille Jansénius et Jean Duvergier de Hauranne. Ces deux jeunes gens à l'âme énergique, à l'humeur mélancolique et sévère, s'étaient d'abord rencontrés dans les doctes écoles de Louvain, où se perpétuaient les tendances augustiniennes de Baïus; puis ils se rejoignirent à Paris, où ils trouvèrent les études théologiques dans un état d'infériorité, la scolastique toujours dominante, les sources sacrées et les Pères fort négligés : on cherchait bien, dans l'Ecriture et dans les Pères, des arguments polémiques, mais non pas la nourriture de l'âme ni la règle de la vie. Les deux amis sortirent en silence de cette route. Après plusieurs années d'études opiniâtres et d'austères méditations, ils se séparèrent en 1617, Jansénius, pour être promu beaucoup plus tard à l'évêché d'Ypres, Duvergier, pour devenir abbé de l'obscur monastère de Saint-Cyran, qu'il ne voulut jamais échanger contre la crosse épiscopale. Duvergier était pourtant animé, comme son ami, d'une brute ambition, mais toute spirituelle c'étaient des âmes, non des honneurs et du : pouvoir matériel, qu'ils prétendaient conquérir. Séparés de corps, ils ne cessèrent jamais d'être unis d'esprit, et de vivre dans une même pensée et dans une même œuvre.Le christianisme s'en va, pensaient-ils : l'esprit de JésusChrist s'éteint; la tradition est ruinée par ceux-là mêmes qui en ont reçu le dépôt ; Rome a corrompu la discipline et laisse corrompre le dogme. Il n'y a plus d'Eglise depuis cinq ou six siècles! Saint Bernard a été le dernier des Pères saint Thomas a tué la théologie en la transformant en philosophie scolastique, en y intronisant la méthode d'Aristote, qui mène au pélagianisme. Le concile de

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Trente n'a rien restauré ; il n'a été qu'une assemblée politique. Point d'autre chose de salut que de retourner sans réserve à saint Augustin, qui a en lui toute vérité théologique, qui est le Père des Pères, le sixième évangéliste, si saint Paul est le cinquième '!

Comme Calvin, ils embrassent la double prédestination sous son aspect le plus sombre. Ils approuvent les décisions du farouche synode gomariste de Dordrecht; ils croient aux sorciers; ils attendent l'Antechrist; ils admettent, d'après saint Augustin, que les enfants morts sans baptême sont condamnés feu éternel'! C'est là ce qu'ils appellent restaurer l'esprit de l'Évangile!

De même qu'on ne saurait, sans injustice, appliquer aux mœurs personnelles des jésuites en général les maximes les plus immorales des casuistes, on serait bien injuste envers Jansénius et Saint-Cyran, si l'on ne les jugeait que d'après ces lugubres doctrines. La logique les emportait : leur croyance était inhumaine; leurs coeurs étaient humains. Saint-Cyran surtout, sous ses dehors rigides, avait toute la tendresse de son maître saint Augustin: il damne les enfants morts sans baptême, mais il élève, avec un amour de père, les enfants qu'il espère destinés au ciel : nulle part la charité envers les pauvres ne fut plus largement pratiquée que chez lui et ses disciples; ils donnaient non pas seulement leur superflu, mais leur nécessaire.

Les deux amis mûrirent longtemps leur pensée avant de la manifester au monde : Saint-Cyran essaya de se faire le centre du mouvement religieux qui s'opérait en France

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1 Sainte-Beuve, Port-Royal, t. I, p. 301-329; t. II, p. 421-427. · M. Sainte-Beuve a extrait les passages les plus caractéristiques des ouvrages et de la correspondance de Saint-Cyran et de Jansénius.

* Voyez notre t. XII, p. 389.

Port-Royal, t. I, p. 309-312.

sous des formes et dans des directions variées; mais sa hardiesse radicale effraya Bérulle et les autres chefs de l'Oratoire; et ni le large mysticisme de saint François de Sales, ni la charité universelle et toute pratique de saint Vincent de Paul, ne pouvaient se renfermer dans la voie étroite. Les avances de Saint-Cyran ne furent point d'abord accueillies par le monde religieux, et lui, de son côté, n'accueillit pas les avances qui lui vinrent du monde politique: il refusa les bienfaits de Richelieu, ne voulant pas être emporté dans l'orbite de cet astre impérieux. En 1626, il commença de s'engager contre les jésuites par sa réfutation anonyme de la Somme théologique du père Garasse, ouvrage scandaleux, sinon par le fond, du moins par la forme, qui rappelait trop souvent les prédicateurs bouffons des deux siècles précédents : le goût littéraire des jésuites était encore, à cette époque, aussi mauvais que la morale de leurs docteurs probabilistes, et Saint-Cyran débutait par essayer de rendre aux débats théologiques la gravité et la dignité qui leur conviennent. Sept ans après (1633), parut le Petrus Aurelius, également anonyme, lourd et robuste factum destiné à gagner les évêques, dont l'auteur préconisait les droits contre les moines et indirectement contre le pape. Saint-Cyran y établissait que I'Église doit être une aristocratie épiscopale, non une monarchie absolue; mais, en même temps, il tendait à diminuer la distance entre les évêques et les simples prêtres et même les laïques, entre l'aristocratie et la démocratie de l'Eglise : il tendait à la fois, dans le fond de sa pensée, à relever la discipline et à élever l'esprit intérieur au-dessus de la discipline. Suivant lui, l'évêque qui pèche mortellement perd son pouvoir spirituel. Tout vrai chrétien peut être juge de l'hérésie. On sent que l'importance qu'il attache

au caractère surnaturel du sacrement de l'ordre l'empêche seule d'arriver à dire, comme Luther: Tout vrai chrétien est prêtre. La croyance inébranlable aux trois sacrements de l'ordre, de la pénitence et de l'eucharistie, devait rester l'infranchissable barrière entre les jansénistes et les calvinistes, si rapprochés à d'autres égards'.

Les évêques gallicans ne virent d'abord, dans ce livre, que la revendication de leurs droits, et trois assemblées du clergé de France l'approuvèrent avec éclat, de 1635 à 1645 plus tard, il y eut réaction, et une quatrième assemblée condamna, en 1636, le Petrus Aurelius.

Des deux alliés, Jansénius était surtout le théoricien ; Saint-Cyran, l'homme d'action, le moraliste pratique. Une doctrine de réforme morale ne vaut que par l'application, et ne compte dans le monde que du jour où elle se réalise dans un groupe qui croit et pratique. Saint-Cyran trouva enfin un terrain propice. Il s'était rencontré avec une femme qui, en dehors des querelles dogmatiques, avait tenté de réaliser, depuis vingt-cinq ans, au fond de son cloître, cette transformation des âmes qu'il rêvait. C'était la réformatrice de Port-Royal, la mère Angélique, nature J'un héroïsme antique, espèce de Cornélie chrétienne, la plus forte peut-être de toute cette forte race des Arnaud, qui a marqué d'une empreinte si profonde la société française du dix-septième siècle : comme autrefois saint Bernard, Angélique Arnaud entraîna après elle, dans la vie d'ascétisme, mère, frères, sœurs, neveux, tous les siens,

1 Sainte-Beuve, Port-Royal, t. I, p. 333-334.

On sait que l'abbaye de Port-Royal était située à six lieues ouest de Paris, près de Chevreuse. En 1626, la communauté fut transférée à Paris, faubourg Saint-Jacques, rue de la Bourbe, où est aujourd'hui l'hospice de la Maternité; la communauté se partagea plus tard entre Port-Royal de Paris et Port-Royal des Champs.

Saint François de Sales, qui, malgré son silence dans la guerre des dominicains et des jésuites, était très-opposé d'instinct à la double prédestination et à la réprobation de la chair et de la vie, saint François, qui aimait tant à chercher Dieu à travers la nature et les arts, avait autrefois essayé de modérer cette fièvre de mortification et d'immolation de soi-même, qui consumait la grande Angélique et son troupeau1; mais l'austère Saint-Cyran rẻpondait mieux que le doux saint François aux sentiments de l'abbesse de Port-Royal. De 1655 à 1636, la mère Angélique passa, avec ses bénédictines, sous la direction spirituelle de Saint-Cyran. Dès lors celui-ci eut une base d'opérations.

Ce qui se fit dans ce couvent, destiné à tant de renommée, prend une importance véritablement typique. Ce prêtre devenant le directeur de quelques religieuses, ce n'est rien moins qu'une des grandes phases de l'histoire religieuse dans l'ère moderne. C'est, comme on l'a dit, une suprême tentative pour réformer l'Eglise romaine sans en rompre l'unité, pour accomplir à l'intérieur ce que le protestantisme avait essayé violemment au dehors, pour opposer, enfin, à l'imminente invasion de la philosophie et de la nature, la barrière du dogme étroit reconstitué dans toute son implacable rigueur.

Un entière sincérité dans l'action de l'homme sur l'homme, un mépris absolu de tout ménagement, de toute politique dans les choses de Dieu, caractérise ce qu'on peut nommer la méthode de Saint-Cyran. Ce qu'il veut, c'est régénérer individuellement les âmes; ce n'est pas

1 M. Sainte-Beuve cite des détails très-intéressants sur les relations de saint François de Sales et de la mère Angélique: saint François s'y exprime, sur les désordres de la cour de Rome et sur la suprématie des conciles au-dessus des papes, dans des termes tout à fait inattendus. — Port-Royal, t. I, p. 225.

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