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surprendre à la légère l'adhésion superficielle du grand nombre; bien moins encore demander à la bouche une adhésion que le cœur ne ratifie pas! Ce n'est pas lui qui voudrait contraindre des populations hérétiques à se faire catholiques en apparence. Que lui importe l'apparence? que lui importent les faits? Mieux vaut conquérir une âme au Christ intérieur, qu'un empire à l'Eglise extérieure. C'est par là que Saint-Cyran touche à Descartes, tout en lui tournant le dos, et communie, pour ainsi dire, avec lui dans la grande âme du dix-septième siècle : Descartes a régénéré l'esprit; Saint-Cyran s'efforce de régénérer le cœur; tous deux partant de l'homme pour arriver à l'humanité. C'est par là que le jansénisme mérite encore à présent, notre sérieuse étude, trop enclins que nous sommes aujourd'hui à placer nos espérances dans des réformes sociales et collectives, qui demeureront irréalisables tant que leur base ne sera pas fondée dans la réforme de l'âme humaine.

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Quel contraste avec les jésuites! Chez les casuistes, tout est pour le dehors les œuvres, et quelles œuvres! dispensent de l'amour de Dieu : un mécanisme universel remplace l'inspiration et la vie; le prêtre remplace Dieu; Jésus se voile; plus de communication directe avec le Sauveur; on exalte le libre arbitre, mais c'est pour l'immoler; l'homme n'est affranchi de Dieu que pour redevenir l'esclave de l'homme; on affranchit les sens; on met l'esprit aux fers. Dans le jansénisme, le Christ, toujours vivant, toujours présent, est et fait tout dans les âmes. Le prêtre prépare; mais Dieu seul agit. Le casuisme tue l'âme; le jansénisme tue le corps; la vie est pour lui un long suicide. Ce sont là deux erreurs qu'on ne peut juger à la même mesure: il faut être bien fort pour se tromper

comme les jansénistes. Si loin qu'on soit de leurs doctrines, on doit reconnaître qu'ils ont relevé la grandeur morale de l'homme : ce sont les stoïciens du christianisme moderne; les jésuites en ont été à la fois les épicuriens et les académiques. Les jansénistes, à l'exemple de Luther, relevaient aussi la liberté en fait en faisant l'homme esclave de Dieu, ils l'affranchissaient de l'homme. L'instinct du pouvoir absolu ne s'y est pas trompé : les rois, comme les papes, leur ont toujours été hostiles'.

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L'influence de Saint-Cyran se propageait : Richelieu en prit ombrage; ces puissants organisateurs n'aiment pas ce qui se produit à côté d'eux et sans eux. D'ailleurs les griefs s'accumulaient; la froide réserve de Saint-Cyran vis-à-vis du pouvoir, son refus réitéré d'accepter l'épiscopat, ses divergences, sur certains points de doctrine, avec les opinions professées par le ministre théologien, sa liaison avec un ennemi de l'État (Jansénius, après avoir, en 1633, encouragé les Belges à se soulever contre l'Espagne, s'était rallié au gouvernement espagnol, et avait publié, en 1635, un violent pamphlet contre la France, le Mars Gallicus), et surtout son opposition à la cassation du mariage de Monsieur, avaient fort aigri le cardinal. Richelieu avait raison sur ce dernier point, s'il avait tort sur d'autres ; car il n'y a plus d'ordre social, si, sous prétexte de défendre l'inviolabilité du sacrement, on maintient la validité de mariages contraires au droit civil et politique. Malheu reusement, le cardinal, cédant aux tentations du pouvoir absolu, fit intervenir la force matérielle là où la force n'a

1 Les fondateurs du jansénisme s'exprimaient fort rudement sur les puissants de ce monde. « Les rois, disait la mère Angélique, sont des néants devant Dieu : ils naissent doublement enfants de sa colère. Les grands et les puissants seront tourSaint-Cyran ne leur était pas plus doux. Port-Royal,

mentés puissamment. » t. II, p. 205-295.

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que faire. Saint-Cyran fut envoyé au donjon de Vincennes (14 mai 1638). Il refusa toute concession, non pas seulement d'opinion, mais de civilité, à Richelieu, qui paraissait disposé à transiger. « Cet homme, » disait le cardinal, «est plus dangereux que six armées. »

La persécution servit, comme toujours, la cause des idées persécutées. L'opinion publique s'intéressa à l'austère captif. Le groupe pieux que Saint-Cyran continuait à diriger du fond de sa prison attirait de plus en plus les regards, et exerçait, sur les gens du monde, une influence croissante. A côté des religieuses de Port-Royal commençaient à se réunir les fameux solitaires, ces hommes qui, au milieu de la société moderne, à la veille de Voltaire, renouvelèrent la Thébaïde aux portes de Paris et dans Paris même ! Un avocat célèbre, Antoine Lemaistre, neveu de la mère Angélique, fut le premier et le plus grand de ces nouveaux pénitents, le successeur des saint Antoine et des saint Paul Ermite. Bientôt après, le plus jeune des frères de l'illustre abbesse, Antoine Arnaud, met sous la conduite de Saint-Cyran, prisonnier, cette verve intrépide et cette prodigieuse activité que soixante ans de combats théologiques doivent à peine épuiser. C'est à lui que sa mère, la mère et l'aïeule de toute cette religieuse et militante tribu des Arnaud et des Lemaistre, enjoignait en mourant «qu'il ne se relachât jamais dans la défense de la vérité, quand il iroit de la perte de mille vies. >>

Pendant que Saint-Cyran appliquait la doctrine, Jansénius avait passé sa vie à en construire la théorie. Il expirait au moment où son ami entrait à Vincennes ; son œuvre parut deux ans après sa mort. L'Augustinus, ce du jansénisme, est la coordination et le commentaire de tous les textes de saint Augustin sur les matières alors dé

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battues, commentaire qui paraît dépasser en rigueur le texte même. On a déjà essayé d'indiquer les caractères de cette croyance, qui flétrissait, comme concupiscence et fruit du péché, non pas seulement tous les plaisirs sensuels, mais les plaisirs de l'intelligence, les curiosités de la science, la recherche du beau, le goût et l'art. Il est inté– ressant de la comparer, sur le libre arbitre, avec celle de Descartes. Jansénius et Descartes sont d'accord sur la condition des bienheureux, impeccables et toujours déterminés au bien, parce que, suivant Descartes, ils saisissent le vrai intuitivement et sans effort. Le théologien et le philosophe cessent de s'entendre en descendant du ciel sur la terre. L'homme de Descartes est déterminé au bien, quand il voit clairement le vrai; mais, pour arriver à voir le vrai, il faut un effort d'attention, et cet effort est volontaire; donc l'homme est libre. L'homme n'est pas libre, répond Jansénius. Quiconque a la grâce est déterminé au bien quiconque ne l'a pas est déterminé au mal! Avant la chute, Adam était dans une parfaite indifférence au bien et au mal, et entièrement libre. Avant la chute, entière liberté ; après la chute, plus aucune liberté.-L'indifférence, réplique-t-on en appliquant les principes de Descartes, est le plus bas degré de la liberté. La parfaite indifférence, c'est l'absence de toute connaissance, de toute conscience, de toute liberté. L'Adam de Jansénius, à la fois compréhensif, libre et indifférent, est un être impossible. L'édifice de Jansénius est ainsi ruiné par la base.

Ainsi, dans quelque direction que l'on parcoure le royaume des idées, toujours on revoit s'élever à l'horizon ce colosse cartésien qui domine toutes les routes de l'intelligence. Descartes effleure à peine la théologie et la mo

rale; il lui suffit d'y toucher pour abattre, en passant, d'illustres maîtres de la science.

Outre cette objection métaphysique, on pouvait opposer à Jansénius et à Saint-Cyran une autre objection pratique, non moins fondamentale. A quoi bon tant d'efforts et de si terribles pénitences, si la grâce est irrésistible, et si nous ne pouvons rien, soit pour la provoquer, soit pour l'aider en nous-mêmes?

La mort de Richelieu rendit enfin la liberté à SaintCyran (1643), et Port-Royal célébra dignement la déli– vrance de son chef par la publication d'un livre qui fit époque dans l'histoire religieuse (août 1643). Ce fut le traité de la Fréquente Communion, d'Antoine Arnaud, ouvrage clairement écrit, savamment ordonné, qui introduisit dans la théologie le sévère esprit de la méthode cartésienne, et qui, sans entrer dans les sombres profondeurs métaphysiques de l'Augustinus, peu accessible à la foule, exposa au public la réforme morale à laquelle on aspirait, en la concentrant autour d'une question essentielle, de la participation au sacrement de l'Eucharistie. Les casuistes accordaient la communion à toute espèce de gens, repentants ou non repentants, et réduisaient le sacrement à une espèce de formule magique et matérielle, efficace par ellemême à peu près indépendamment de la disposition du pénitent. C'est contre cette superstition et le sacrilége des communions indignes qu'Arnaud dirigea ses coups. Le rapide succès du livre consterna les jésuites: Arnaud avait si bien mesuré ses paroles, qu'on ne put le faire condamner à Rome. Saint-Cyran eut la consolation de mourir dans le premier feu d'une victoire il travailla et dicta jusqu'à sa dernière heure; ses dernières paroles furent: Il faut mourir debout (11 octobre 1643)!

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